La chanson engagée résonne de nouveau dans les rues du Chili

mercredi 29 décembre 2021.
 

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Le premier président de gauche au Chili, Salvador Allende – qui s’est suicidé le 11 septembre 1973 en plein coup d’État militaire mené par Augusto Pinochet –, avait l’habitude de dire : « Il n’y a pas de révolution sans chansons. » À l’occasion de la révolte sociale de ces derniers jours, les Chiliens l’ont, une nouvelle fois, démontré.

Lors de la manifestation monstre dans le centre de Santiago du vendredi 25 octobre, qui a rassemblé plus d’un million de personnes pour protester contre la politique sociale du gouvernement du président conservateur Sebastián Piñera et son recours à l’armée, a retenti une des chansons les plus célèbres de Víctor Jara, un des tout premiers martyrs de la dictature de Pinochet, assassiné à l’âge de 41 ans dans les jours qui ont suivi le putsch. El derecho de vivir en paz (« Le Droit de vivre en paix »), un chant pacifiste, avait été composée en 1969 pour dénoncer l’intervention américaine au Vietnam.

Réunis sur les marches de la Bibliothèque nationale, à l’appel du collectif Mille guitares pour la paix, des musiciens ont participé à ce moment particulièrement émouvant. En septembre 2013, mille musiciens avaient rendu hommage à Víctor Jara dans son village natal de Quiriquina, en présence de sa veuve, Joan Jara. Depuis, chaque année, à la même période, le rituel se poursuit, mais il y a quelques jours, il avait forcément un air particulier. « Le Chili se lève contre les injustices et la chanson ne peut pas être absente. Nous voulons chanter en nous souvenant de Victor, en soutien à la lutte juste du peuple et contre la violence », a souligné le collectif dans un communiqué.

Alors que le Chili a connu la semaine dernière des scènes que le pays n’avait pas vécues depuis la dictature militaire (1973-1990), la figure de Víctor Jara s’est naturellement imposée. « Face à la répression menée par le président chilien, rappelant celle des années de la dictature de Pinochet, la population a répondu en mobilisant cette chanson, laquelle est ainsi réactualisée et “resignifiée” dans le contexte actuel », souligne Mauricio Gómez Gálvez, docteur en musicologie et spécialiste de la musique chilienne. Durant le couvre-feu, finalement levé le week-end dernier, une vidéo de l’artiste chantant Le Droit de vivre en paix a été projetée sur un immeuble dans un quartier du centre, celui des tours de San Borja.

L’air a également été repris par le groupe Kuervos del Sur ou par le pianiste Valentin Trujillo, 86 ans. Sur son compte Instagram, le musicien a accompagné sa vidéo d’un commentaire : « Je suis avec vous et pour le droit à vivre en paix. » Dimanche, après avoir obtenu l’accord de la Fondation Víctor-Jara et de sa veuve, une trentaine de chanteurs et musiciens en ont dévoilé une version actualisée pour, ont-ils expliqué, « décrire la lutte actuelle pour la dignité ». « En tant qu’artistes, nous répudions les actions du gouvernement de militariser les rues, de tuer et de torturer notre peuple, nous entonnons cette chanson avec le simple espoir de générer des changements profonds et structurels dans notre société », ont-ils ajouté.

Durant le couvre-feu à Santiago, une femme a entonné un autre thème de Víctor Jara, Te recuerdo Amanda, a cappella avant d’être acclamée par ses voisins.

Dans l’histoire de la chanson engagée, le Chili occupe une place particulière en raison de l’expérience noyée dans le sang du gouvernement de gauche de l’Unité populaire (Unidad popular) de Salvador Allende entre 1970 et 1973. Víctor Jara, membre du Parti communiste, parcourait le monde dans le rôle d’ambassadeur culturel du gouvernement d’alliance entre socialistes, communistes et sociaux-démocrates. Sa disparition tragique a marqué les esprits. « Dès que la nouvelle de l’assassinat de Víctor Jara par les militaires chiliens en septembre 1973 se diffuse, sa figure devient l’incarnation de la culture chilienne écrasée par le “fascisme”, selon la terminologie de l’époque, rappelle Mauricio Gómez Gálvez. La justice chilienne a beaucoup tardé à condamner ce crime [huit anciens militaires ont été condamnés à dix-huit ans de prison en juillet 2018 – ndlr] et un sentiment d’injustice à son égard persiste forcément aujourd’hui. La poésie et la musique de Jara, ainsi que son rôle d’artiste polyvalent lié au monde du théâtre et aussi de la danse, font de lui une figure incontournable de la culture chilienne. »

Dans une Lettre ouverte au peuple du Chili, publiée le 24 octobre, la fondation Víctor-Jara, tout en déclarant s’associer naturellement au mouvement de révolte « contre les abus d’un modèle économique et politique qui a produit les plus hauts niveaux d’inégalités dans le monde », a tenu à remercier « avec émotion les nombreuses manifestations dans lesquelles les chansons et la mémoire de Víctor Jara ont été présentes dans ces heures difficiles et à la fois tant remplies d’espoir ». « Víctor a toujours accompagné le peuple dans ses célébrations et aussi bien sûr dans ses luttes, et il continuera à le faire car le peuple le chérit. En tant que fondation, cela nous montre que son héritage va au-delà de la création artistique et que sa pensée et ses valeurs deviennent aujourd’hui un patrimoine toujours d’actualité, qui nous appartient à tous et toutes au Chili et dans le monde », peut-on lire dans le texte.

Víctor Jara, d’origine modeste, avait d’abord parlé d’amour dans ses chansons avant de s’intéresser à la condition des exploités, qu’ils soient mineurs (Cancion del minero, « Chanson du mineur ») ou paysans (El arrado, « La charrue » ou Plegaria a un labrador, « Prière à un paysan »). Il avait popularisé ce courant connu sous le nom de « Nouvelle chanson chilienne », qui émerge à partir de la fin des années 1960. « Le cas d’une chanson comme El pueblo unido, jamás será vencido de Sergio Ortega, reprise dans différentes langues un peu partout dans le monde, que ce soit en Amérique centrale, par les opposants de Salazar au Portugal, ou au moment de la révolution iranienne en 1979, constitue un cas paradigmatique de la circulation internationale de la chanson politique chilienne, souligne Mauricio Gómez Gálvez. Sa spécificité réside sans doute dans le fait d’avoir su incarner, tant sur le plan musical que textuel, une certaine universalité. En tant que symbole de résistance, il n’est donc pas étonnant de la voir brandie comme un étendard de lutte, aussi bien dans les manifestations actuellement en cours au Chili qu’ailleurs. »

Les héritiers de Víctor Jara

Les chanteurs les plus jeunes ne manquent pas d’ailleurs de se revendiquer de l’héritage de Víctor Jara, à l’instar du rappeur Portavoz. Originaire d’un quartier du nord de la capitale et de l’ethnie autochtone mapuche, il dénonce dans ses chansons les inégalités produites par un régime démocratique qui n’a pas remis en cause l’héritage économique et social de la dictature. Ses chansons de l’album J’écris du rap avec le R de révolution sorti en 2012 peuvent être mises sans problèmes dans une playlist accompagnant le mouvement actuel. Notamment L’Autre Chili – où dans le clip, l’on voit un enfant portant des pochettes de disque vinyle, dont celle de Chansons inédites de Violeta Parra, considérée comme la pionnière de la Nouvelle chanson chilienne. Les paroles font penser immédiatement à la situation actuelle et au discours d’« union nationale » qu’essaie d’entonner le président Piñera dans un pays profondément divisé entre pauvres et riches :

« Je viens du Chili… le Chili du bas et anonyme

Figurants dans un film hostile

Ce Chili que l’on dit de “classes moyennes”

Mais elles ont des dettes moyennes qui les affligent et les assiègent

Le Chili de mes semblables et des tiens

Qui n’apparaissent pas dans les pages people d’El Mercurio [Le principal quotidien conservateur – ndlr]

Qui n’ont ni statues ni noms de rues importantes

Et qui ne sont pas de grandes figures dans les putains d’histoires officielles

Celui d’un paquet de populations qui sont nées

Dans les mêmes communes après des occupations de terrain

Celui des maisons basses, côte à côte et des tours

Des “maisons chubi” [maisons individuelles construites avec des matériaux de basse qualité – ndlr] et des appartements simples pour les pauvres

[…]

Je viens du Chili de Víctor Jara et de Violeta Parra

[…]

Je viens du Chili de la majorité

Qui porte sur son dos le trône de quelques-uns toute la putain de journée

Celui qui se trouve dans les peines de ma poésie

Le Chili de mes séquelles, de mes peines et de mes joies

[…]

Ses discours d’“unité nationale”

C’est juste cela, des discours, car la réalité est différente

Nous vivons dans une société de ségrégation

Et ce n’est pas un hasard : c’est ce qu’a toujours voulu la classe riche

C’est à cela que je pense quand je pense au Chili

Je ne te parle pas des drapeaux et des emblèmes, je te parle du Chili d’où je viens

Je suis désolé, mais si un jour je hurle “Vive le Chili”

Ce sera quand le Chili sera vraiment du peuple et libre »

De Víctor Jara à Portavoz, ce qui frappe à l’écoute de ces chansons, c’est la persistance du thème des inégalités et de la misère. « C’est triste de voir à quel point le système économique et social n’a pas changé, que les demandes restent les mêmes », témoigne la rappeuse franco-chilienne Ana Tijoux. Depuis Paris où elle se trouve, cette dernière a d’ailleurs composé un rap en réaction à la situation au Chili, Cacerolazo, une référence au concert de casseroles utilisé en Amérique latine pour protester. « Je me trouvais au Chili il n’y a pas très longtemps, j’ai eu avant tout une réaction de citoyenne face à un événement politique et social majeur, c’est une rage qui vient de loin », témoigne-t-elle.

Outre les classiques de Víctor Jara, une autre chanson s’est fait entendre dans les manifestations, El baile de los que sobran (« La danse de ceux qui sont de trop »). Un classique des dernières années de la dictature composé par le groupe « Les prisonniers » et devenu un chant de ralliement pour tous les opposants au régime de Pinochet. Au Chili, « ceux qui sont de trop » n’ont pas fini de danser.

François Bougon


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