Rappel des faits. Le mouvement de lutte, de revendication pour les droits des femmes et d’émancipation humaine interroge l’ordre, les choix et les pouvoirs établis.
par Nicole-Édith Thevenin, philosophe et psychanalyste
Le mouvement féministe a fondé sa « revendication sociale » d’égalité entre les hommes et les femmes sur un projet politique s’opposant au capitalisme. Mais une « opposition » a plusieurs tendances : soit elle accepte les limites de la démocratie bourgeoise, auquel cas elle cherche à aménager la distribution des places, la fonction des pouvoirs, la « répartition » des richesses en réclamant « plus » d’égalité, « plus » de justice. Dès lors elle met l’accent sur les revendications juridiques, économiques et sociales en privilégiant la résistance dans le cadre donné. Soit cette opposition se construit dans un processus révolutionnaire qui appelle au « dépassement » du capitalisme par la destruction de son mode de production, de son appareil d’État dans la visée d’un mouvement vers le communisme. Elle tente de lier féminisme et marxisme.
Les revendications sociales ne suffisent pas à préserver la liberté et les espaces d’égalité que nous avons imposés. En effet, ce ne sont que des « espaces » intégrés dans un système d’ensemble, le système patriarcal, que le capitalisme a incorporé. Si bien que toute revendication pour laquelle on obtient satisfaction se verra contournée par les dispositifs de pouvoir, et le système patriarcal, en cédant sur des « demandes », renouvelle en même temps sa manière de maintenir son hégémonie.
Voyons la parité. Beaucoup ont cru trouver là une nouvelle manière de faire de la politique. Si elle a permis du point de vue local de changer les regards et de transformer l’« identité féminine » en « ressource politique », cette valorisation s’est retournée en instrumentalisation pour accroître la représentativité d’une liste. Les femmes se sont trouvées cantonnées au champ « social » pendant que les hommes se maintenaient dans la prise de décision (1). Ainsi une « revendication » se trouve digérée par le « système » démocratique bourgeois, qui verrouille la lutte des classes au profit de la classe dominante et du patriarcat.
Les mots d’ordre féministes peuvent aussi sans le savoir soutenir le développement du capitalisme. Prenons celui-ci : « Notre corps nous appartient. » Revendication légitime d’une libre disposition de soi. Mais il s’inscrit dans un corpus juridique qui fonde la liberté de soi sur la propriété privée.
Pour le capitalisme, tout sujet est propriétaire de lui-même et peut ainsi « librement » vendre sa force de travail mettant en route sa propre exploitation. Le libéralisme capitaliste en a fait son mode de jouissance, revendiquant pour tout individu la « liberté » de décider en toute « autonomie » et de transformer son corps en une marchandise.
Ce discours subjectiviste sur la liberté a emporté aussi bien les femmes que les hommes dans la même jouissance de soi. Elle défait les liens du mouvement féministe avec les luttes sociales, économiques et politiques, et met l’accent sur la seule sphère culturelle et juridique.
Or la lutte pour une égalité et une liberté concrètes, inscrites dans la vie quotidienne et le renouvellement des subjectivités, ne se soutient pas seulement devant la loi. Elle est tenue, je dirai, de mettre en question la structure politico-économique et idéologique qui régule le régime de la parole et du discours, le symbolique et l’imaginaire d’une société.
Pour s’inscrire dans un champ réellement différentiel, elle doit en appeler à un « projet de société » qui ne peut s’instituer que du nom de communisme. Sans ce signifiant (à qui il faut rendre ses lettres de noblesse), nous resterons colonisées.
Ne faut-il pas que la « libre disposition de soi » et l’égalité puissent se déployer sous un autre paradigme que celui de la propriété privée et de la hiérarchisation structurelle des régimes de domination ?
par Laurence Cohen, coresponsable de la commission droits des femmes et féminisme du PCF, sénatrice du Val-de-Marne
En 2017, l’égalité entre les femmes et les hommes n’existe dans aucun pays. Les luttes des féministes ont permis de faire bouger les choses et les conquêtes sont loin d’être négligeables. Mais naître femme entraîne une propension à ce que nos devoirs soient plus nombreux que nos droits ! Dès lors, ne convient-il pas de s’interroger sur cette injustice qui perdure au fil des siècles ? Pourquoi un tel acharnement ? Si l’égalité bouscule tant nos schémas de société, c’est que, précisément, nous ne souhaitons pas la faire entrer dans ces schémas. Revendiquer l’égalité c’est, non pas nous « hisser » au même statut que les hommes, mais modifier les statuts tels qu’ils existent aujourd’hui. L’égalité, par essence, n’accepte aucune domination, aucune soumission, aucune exploitation. L’émancipation des femmes est avant tout une émancipation humaine. En ce sens, chacune de nos revendications sociales est à même de déstabiliser l’ordre établi pour ouvrir vers la transformation profonde de la société. Les communistes défendent un féminisme-lutte de classes, qui repose sur le fait que l’oppression de classe est sexuée et que les personnes plus exploitées sont des femmes. Le patriarcat traverse les structures de classes. L’analyse de l’organisation du travail démontre que les femmes subissent la reproduction du partage traditionnel des rôles comme dans la sphère privée. Vouloir s’attaquer, pour ne prendre qu’un exemple, aux temps partiels imposés, vécus majoritairement par les femmes, permettrait non seulement d’améliorer les conditions de travail des femmes mais révolutionnerait le travail de tous. Et les conséquences ne s’arrêteraient pas aux portes des entreprises mais remettraient en cause l’organisation même de l’État social. Je pense notamment au développement et à l’amélioration des services publics, notamment ceux concernant l’accueil de la petite enfance ou l’accompagnement à la personne.
Chaque droit gagné pour les femmes permet donc non seulement de faire évoluer les conditions de travail de tous mais également de mieux articuler les temps sociaux.
Ce n’est pas un hasard si partout dans le monde les droits des femmes sont attaqués. Cette montée des forces réactionnaires, rétrogrades, des fondamentalistes de toutes religions, vise la liberté des femmes pour empêcher toute émancipation humaine. C’est révélateur de la peur qu’éprouvent les dirigeants face à une révolution féministe qui germe et qui essaime.
Les femmes veulent être actrices de leur vie. Elles revendiquent de s’investir dans leur carrière, d’avoir des enfants ou pas, de se marier ou pas, avec un homme, ou avec une femme. Elles revendiquent d’en finir avec une société qui les empêche de devenir ingénieures, sportives ou artisanes, ou qui les relègue au second plan lorsqu’elles y parviennent. Elles revendiquent de vivre à l’abri des violences, des insultes, des viols auxquels elles sont trop souvent confrontées dans la famille, dans l’entreprise ou dans l’espace public. Elles revendiquent d’être rémunérées pour leur travail, représentées dans les institutions démocratiques, respectées dans leur quotidien à égalité avec les hommes.
Et au travers de chacune de ces revendications sociales, c’est le projet d’une société nouvelle qu’elles esquissent, une société faite de justice, de liberté et d’égalité.
C’est ce que nous avons affirmé samedi lors de notre convention féministe. C’est ce que nous porterons le 8 mars, aux côtés des associations féministes et des forces syndicales en manifestant et en soutenant le mot d’ordre de grève pour dénoncer le travail gratuit des femmes.
par Marie Allibert porte-parole d’Osez le féminisme !
8mars15h40 : c’est sous ce mot d’ordre que féministes et syndicats se rassemblent cette année pour la Journée internationale de lutte pour les droits des femmes. Une date et une heure pour protester partout en France contre les violences économiques qui s’exercent encore aujourd’hui contre les femmes. Protester contre ces 26 % d’écart qui font que tous les jours, à partir de 15 h 40, les femmes travaillent gratuitement. En déclarant la grève, en centrant leur action du 8 mars sur la question des inégalités économiques et du monde du travail, en travaillant main dans la main avec les organisations syndicales, les associations féministes s’inscrivent en plein dans la dynamique du mouvement social. Les syndicats sont des appareils puissants de transformation sociale et des relais essentiels auprès des pouvoirs politiques : il est essentiel d’intégrer la question de l’égalité à leurs luttes. Depuis sa création, Osez le féminisme ! porte des analyses féministes des problématiques sociales et économiques : dès 2010, nous nous étions mobilisées contre la réforme des retraites envisagée par le gouvernement Fillon. Plus récemment, la convergence de nos analyses sur les lois Rebsamen, Macron et El Khomri a renforcé nos liens avec les syndicats.
Les violences économiques, dont les chiffres montrent l’ampleur, sont un sujet récurrent du combat féministe : 80 % des emplois à temps partiel occupés par des femmes, 20 % de jeunes femmes vivant sous le seuil de pauvreté, 37 % d’écart entre les retraites… Les raisons de se mobiliser pour l’égalité économique entre les femmes et les hommes sont nombreuses, et nous continuerons de mener cette lutte. Mais notre conviction, c’est que même si nous parvenions à éradiquer les violences économiques, même si nous obtenions l’égalité professionnelle, il y aurait toujours 100 % des femmes harcelées dans les transports à Paris, 84 000 viols ou tentatives de viol sur des femmes majeures tous les ans en France, 59 % des femmes lesbiennes victimes de discriminations. Il y aurait toujours des stéréotypes sexistes, des attaques contre le droit à l’IVG, des publicités sexistes. Car le patriarcat ne s’arrête pas aux portes de l’entreprise.
Le patriarcat est un système de domination qui imprègne l’ensemble de la société, c’est son caractère diffus et massif qui le rend si difficile à éliminer. Les discriminations qui s’exercent dans le monde du travail contre les femmes sont liées aux autres formes de sexisme, et c’est justement pour montrer ce continuum des violences patriarcales que nous, féministes, choisissons de parler de « violences économiques ».
Ainsi, c’est souvent en raison de leur situation de précarité que les femmes victimes de violences de la part de leur conjoint ne peuvent le quitter. C’est à cause de violences sexistes et sexuelles, dans la famille, dans le couple, au travail, que tant de femmes sont poussées dans des pièges à précarité. C’est en partie à cause des stéréotypes misogynes que les femmes se heurtent au plafond de verre et ne parviennent pas à accéder aux postes à responsabilité.
À Osez le féminisme !, nous sommes convaincues que penser la lutte sociale en silo n’a pas de sens. Lutte des classes, lutte féministe, lutte antiraciste sont les briques d’un même combat, car les systèmes de domination sont imbriqués. Le mouvement social ne peut plus être pensé uniquement en termes économiques, il doit permettre de changer profondément la société, en la libérant de toute forme d’emprise patriarcale.
par Geneviève Fraisse, philosophe
Cher journal L’Humanité,
Vous m’écrivez pour connaître mon avis sur le féminisme, revendication ou utopie, réforme ou révolution. On connaît la chanson, et j’aurais tendance à répondre : les deux, bien sûr ! Facile ; mais vrai en ce qui me concerne. « Faire feu de tout bois », en matière de féminisme, me semble depuis longtemps une évidence. Une sorte de pragmatisme à l’intérieur du rêve le plus radical. Chaque miette ramassée est un concentré possible d’utopie. Mais je vais vous répondre, autrement, et ailleurs. Deux fois le même mot, « social » et « société » dans votre question. Or, « social », « société », sont des mots que j’emploie le moins possible. Pourquoi ? Parce qu’ils édulcorent deux notions autrement plus subversives, le politique et l’historique.
La revendication sociale, qu’est-ce donc ? Depuis la Révolution française et le début du féminisme comme mouvement collectif, il s’est agi, pour les femmes, de mettre la démocratie en conformité avec elle-même. La réclamation fut celle du droit, des droits des femmes. Furent alors désignées l’incohérence des articles du Code civil (se devoir mutuelle assistance ou devoir suivre sans discuter son mari), l’illégitimité des absences de droits civils (autonomie économique, personne juridique), la nécessité d’inclure la citoyenne, et aujourd’hui, après la légitimation de l’avortement, l’invention de nouveaux possibles, pour les sexualités, pour la procréation.
Tout cela n’a pu se déployer que grâce aux deux concepts clés de la démocratie, l’égalité et la liberté. C’est du politique. Le féminisme est une lutte politique, et non syndicale. Pas de « revendications sociales », par conséquent, qui risquent de réduire le féminisme à une affaire d’inégalités multiples, ou de mœurs au quotidien. Je sais, je caricature.
Le féminisme, un projet de société ? Entendez une utopie. On pense, à raison, que la matrice de la domination masculine est économique. C’est comme un mur auquel on se cogne toujours. En oblique, l’imaginaire doit changer ses repères. L’histoire doit cesser de s’écrire au neutre masculin. Deux pistes, deux exigences pour un « changement », l’anthropologie politique et l’histoire qui se nomme aussi tradition. On sait que le monde est sexué, et genré. On discute des identités, du un, du deux et du multiple des sexualités. Or, c’est en considérant l’action des sexes, de leurs liens, de leurs conflits qu’on saisira l’histoire en train de se faire, et de s’écrire. « Les sexes font l’histoire » (voir la classique formule « les hommes font l’histoire ») signifie qu’il est trop simple de ranger ces affaires dans des rapports sociaux de sexe au mieux, dans l’espace privé d’une « condition féminine » au pire. Car ainsi on perpétue l’idée que c’est une chose hors du temps, que la grande Histoire ne se fait pas avec les femmes et les hommes, qui pourtant ne cessent de fabriquer entre eux des événements, d’être pris dans les événements. Cet universel masculin de l’Histoire qui relègue cela à la marge masque la simple réalité, ce que je nomme la « sexuation du monde ». Cette vision des choses, qui rendrait à la question des sexes (genre) son historicité, permettrait alors d’affronter la tradition philosophique, littéraire, esthétique, tout ce qui construit un peuple et des peuples ; non pas de l’extérieur en croyant pouvoir la détruire, pour la reconstruire autrement, mais de l’intérieur, dans ses mécanismes mêmes, là où peut s’introduire du dérèglement, du dysfonctionnement. On retrouverait ainsi d’autres traditions que la nôtre, l’occidentale, prêtes, elles aussi, à fabriquer du désordre dans la tradition patriarcale.
Dossier publié par L’Humanité
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