Le 27 juin 1973, le président uruguayen annonce la dissolution du Parlement. Une dictature militaro-civile s’établit pour treize ans. Un épisode qui clôt une longue période de lutte sociale et de recul démocratique, sur fond de crise économique profonde.
Uruguay 1973, la mort d’une démocratie sociale
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Le 8 février 1973, les cinémas français commencent à proposer le dernier film de Costa-Gavras, État de siège. Après Z et l’Aveu, le réalisateur franco-grec s’intéresse à l’Amérique du Sud, un continent alors dans la tourmente. Le film, qui a reçu fin 1972 le prix Louis Delluc, est très attendu. L’épisode qu’il raconte en détail est très récent, il remonte à l’été 1970.
En août de cette année-là, un fonctionnaire états-unien en poste en Uruguay, Dan Mitrione, est enlevé et finalement exécuté par la guérilla urbaine active dans ce pays, les Tupamaros. Officiellement chargé de l’aide au développement, Dan Mitrione était en réalité un conseiller de la police uruguayenne, spécialisé dans la torture. Le film, tourné dans le Chili du président Allende, met l’accent sur la spirale de la violence qui détruit une société en apparence démocratique et moderne.
Le réalisme d’État de siège est indéniable et l’histoire va venir le renforcer. Car le lendemain de la sortie française du film, le 9 février, les chars de l’armée uruguayenne entrent dans la capitale, Montevideo. Protestant contre la nomination par le président Juan María Bordaberry d’un ministre de la défense qui ne leur convient pas, les militaires de l’armée de l’air et de l’armée de terre refusent désormais d’obéir aux ordres du gouvernement.
Le président ayant appelé la population à le défendre, l’armée prend position dans le centre de la capitale et s’empare de la radio et de la télévision. Alors que le soutien de la marine commence à flancher, le président accepte de négocier avec l’armée sur la base militaire Boiso Lanza. Le 12 février, il signe un accord avec l’état-major qui prévoit l’institutionnalisation du rôle de l’armée dans les choix politiques. Le 23 février, un Conseil de sécurité nationale, constitué de militaires, est institué pour « soutenir » le pouvoir exécutif.
Dans les mois qui suivent, la situation devient intenable entre ce Conseil et le parlement. Pour sauver sa place, Juan María Bordaberry prend les devants. Le 27 juin 1973, il annonce la fermeture du Parlement et son remplacement par un Conseil d’État dont il nommera les membres. Il est désormais interdit de critiquer publiquement le pouvoir exécutif. Une grève est immédiatement déclenchée et durera deux semaines. Mais elle se termine par une répression impitoyable contre le monde du travail, les syndicats et les partis de gauche.
Ce coup d’État plonge l’Uruguay dans une dictature officiellement civile, mais supervisée concrètement par les militaires, qui durera jusqu’en 1985. Comme les autres régimes militaires de la région à cette époque, il sera d’une rare violence. Une centaine d’opposants seront exécutés, deux cents autres disparaîtront. Les opposants en exil seront parfois poursuivis à l’étranger.
Le coup d’État de juin 1973 en Uruguay est moins connu que celui du Chili, le 11 septembre de la même année. Non sans raison : le putsch chilien est une réaction contre une expérience socialiste concrète, alors qu’en Uruguay il s’agissait davantage de conserver l’ordre social existant. Pour autant, les événements uruguayens méritent qu’on s’y arrête pour plusieurs raisons. Car ce petit pays coincé entre l’Argentine et le Brésil avait pu, pendant soixante-dix ans, développer l’idée qu’il était une exception alliant démocratie et prospérité. Son glissement dans l’enfer de la dictature est donc l’histoire de l’échec de ce projet, et une leçon très moderne sur la dégradation démocratique en période de crise du capitalisme.
L’Uruguay est né en 1830 de la volonté britannique de créer un état tampon entre l’Argentine et le Brésil. Jusqu’en 1904, le pays est déchiré par des guerres civiles quasi permanentes entre deux partis, les Blancos du Parti national, représentant les intérêts des propriétaires terriens, et les Colorados du Parti colorado, représentant la bourgeoisie urbaine de Montevideo. Mais en 1904, lorsque s’achève la dernière guerre civile, le président colorado José Batlle y Ordóñez décide de mettre fin à cette situation en réformant en profondeur le pays. Son ambition est de créer une unité nationale entre la grande ville capitale et la campagne, mais aussi en intégrant au mieux les masses de migrants qui arrivent alors dans le pays, principalement d’Espagne et d’Italie.
Depuis les années 1870, l’Uruguay connaît une vigoureuse prospérité grâce aux exportations de viande et de laine. Les plaines y sont très favorables à l’élevage, et la demande européenne ne cesse de croître. Entre 1875 et 1913, le PIB a été multiplié par cinq et il a doublé entre 1900 et 1912. Mais cette richesse reste très largement captée par les oligarques ruraux. L’idée de Batlle est donc de la redistribuer, notamment en direction des classes rurales et de la naissante classe ouvrière.
Les réformes de Batlle, entre 1904 et 1919, sont très vastes. Ce qui se met alors en place, c’est la construction d’un État social très avancé pour l’époque. Dès 1915, la journée de 8 heures, principale revendication syndicale, est imposée. En 1919, un système de retraite à 60 ans après trente ans de service, déjà en vigueur en 1904 pour les fonctionnaires, est instauré pour l’ensemble des salariés du privé (sauf les travailleurs agricoles). Dans certains secteurs, comme dans les services collectifs, la retraite peut même être prise à 50 ans. Globalement, le système est très généreux, permettant même de verser des rentes, faibles, à des travailleurs licenciés après dix ans de service ou aux femmes quittant leur emploi après dix ans pour élever des enfants.
Martin Henry John Finch, auteur d’un ouvrage d’économie historique En parallèle, Batlle place l’État, jusqu’ici faible et souvent inexistant, au centre du jeu économique. Des secteurs entiers lui sont confiés, souvent en expropriant les capitaux britanniques : assurances, banques, compagnies des eaux, des transports ou de l’électricité. L’État investit aussi beaucoup dans la santé, l’éducation et les infrastructures et favorise la distribution de crédits vers les petites entreprises urbaines. Tout cela est très largement financé par une plus forte taxation des profits à l’exportation et par des droits de douane élevés.
Le « premier batllisme » est alors perçu comme une forme de « social-démocratie » sud-américaine et fait la fierté des Uruguayens. Mais cette vision n’est pas tout à fait juste. José Batlle est certes entré en conflit avec les oligarques ruraux uruguayens, mais il a surtout cherché à trouver un compromis pour réduire les inégalités et favoriser les populations rurales. Ainsi, les grandes propriétés sont préservées et les mesures prises soutiennent en grande partie le développement du capital national. En réalité, le batllisme est fondé sur la prospérité du secteur agroexportateur qui finance l’ensemble du programme de redistribution.
L’idée fondamentale de Batlle est de construire une économie assez prospère pour laisser espérer aux citoyens une mobilité sociale et, ainsi, construire un attachement à l’État. La fonction de cette politique est bien de mettre fin aux luttes entre caudillos et de renforcer un système démocratique qui s’appuie aussi sur des réformes institutionnelles. « L’idéologie du batllisme est fondamentalement celle de la classe moyenne », précise ainsi le Britannique Martin Henry John Finch, auteur d’un ouvrage d’économie historique sur l’Uruguay (A Political economy of Uruguay since 1870, MacMillan, 1981). Ce trait restera central dans l’histoire de ce mouvement : il s’agit de sauvegarder le capitalisme de lui-même pour construire la démocratie.
Dans les années 1930, la crise des prix mondiaux de matières premières frappe de plein fouet le système, ramenant les conservateurs au pouvoir. En 1933, ils imposent même une dictature civile menée par le président Gabriel Terra, un ancien batlliste. La période marque alors une pause dans la politique de réformes qui s’accompagne, avant tout, d’une répression des revendications salariales. Mais en 1942, le Parti colorado revient au pouvoir sous la houlette du neveu de José Batlle, Luis Batlle.
Ce dernier met en place ce que l’on appelle le « deuxième batllisme », qui approfondit encore la législation sociale. Les retraites sont accordées aux travailleurs ruraux en 1943 et des allocations familiales sont distribuées en 1950, puis une assurance santé est mise en place. Des « conseils salariaux » pour fixer le niveau des salaires sont établis en 1943. Les nationalisations des compagnies britanniques sont achevées en 1948. En parallèle, le pays développe une stratégie qui sera celle de beaucoup d’États de la région à cette époque : l’industrialisation par substitution des importations. Pour favoriser l’industrialisation, les droits de douane à l’importation sont relevés et l’investissement public est soutenu.
Mais là encore, comme le souligne MHJ Finch, « la prospérité du secteur exportateur a été une condition de la réussite du nouveau batllisme comme elle l’avait été pour l’ancien ». Or, la Seconde Guerre mondiale et la guerre de Corée soutiennent le secteur exportateur : les États-Unis et l’Europe ont besoin de ce qu’ils ne peuvent plus produire eux-mêmes. Entre 1942 et 1955, l’Uruguay connaît alors une prospérité insolente où les profits de ces exportations viennent alimenter le développement d’une industrie locale et d’une consommation soutenue. Cette prospérité attire même l’épargne argentine et brésilienne qui vient se loger dans un secteur financier en pleine expansion.
Au milieu des années 1950, le pays affiche un PIB par habitant supérieur à celui de l’Argentine pour la première fois de son histoire. S’il est encore loin du niveau occidental, tout laisse à penser que le rattrapage est en cours. L’industrie a doublé de taille en dix ans, les réserves de change du pays sont immenses. L’Uruguay gagne alors le titre de « Suisse de l’Amérique latine » et pousse même le mimétisme jusqu’à réintroduire en 1951 un système de pouvoir exécutif collégial de neuf membres à la place du poste présidentiel.
Cette période va devenir une référence pour la plupart des Uruguayens. L’État social et la croissance deviennent alors des caractéristiques de l’identité de ce petit pays, ce qui n’est pas sans faire quelques jaloux dans une région qui connaît alors une forte instabilité et des faiblesses économiques récurrentes.
Mais l’Uruguay ne connaîtra pas de « Trente Glorieuses ». Les années qui vont de 1955 à 1973 seront les plus dures de l’histoire économique du pays. La violence du choc est sans commune mesure avec ce que connaîtra le reste de l’Amérique latine, notamment l’Argentine où la croissance reste soutenue, quoique inférieure à celle du reste du monde. En Uruguay, le PIB par habitant en dollars est en 1973 inférieur de 3,5 % à son niveau de 1955, alors qu’il est supérieur de 39 % en Argentine, de 112 % au Brésil et de 72 % dans les quatre grandes économies du monde occidental (États-Unis, Allemagne, France et Royaume-Uni).
Ce chiffre suffit à résumer la force de cette crise qui dénote un épuisement du capitalisme uruguayen et en conséquence celui du modèle batlliste. Si ce modèle était fondé sur le partage de la prospérité comme garantie du fonctionnement de la démocratie, qu’allait-il se passer lorsque cette prospérité disparaîtrait ? Cette question à laquelle va devoir faire face l’Uruguay est, en réalité, celle que se pose le monde depuis 1973. L’Uruguay a dû l’affronter avant les autres.
Que s’est-il passé à partir de 1955 ? L’affaiblissement massif du secteur exportateur va déstabiliser l’ensemble de l’économie politique de l’Uruguay. La prospérité de la décennie précédente était fondée sur des éléments exceptionnels, en grande partie liés aux perturbations de l’après-guerre et de la guerre de Corée. Les prix de la laine, de la viande et des produits agricoles avaient alors atteint des sommets. Progressivement, l’agriculture des pays touchés par le conflit mondial, notamment en Europe, retrouve des niveaux « normaux » de production et, rapidement, les dépasse grâce à une augmentation de la productivité. Les prix commencent alors à baisser.
Pour l’Uruguay, c’est un désastre, alors même que la production locale disponible pour l’exportation a tendance à ralentir sous le double effet d’une tentative de diversification de l’usage des terres et de l’augmentation de la consommation intérieure de viande. Sous le coup d’un double effet prix et volume, les exportations uruguayennes reculent entre 1952 et 1959 de 43 %.
Certes, le pays s’est fortement industrialisé au cours des années 1940 et 1950, mais ce mouvement est fragile. D’abord, parce qu’un tiers de l’industrie locale est fortement lié à la production agricole locale. Ensuite, parce que la stratégie de substitution des importations s’est concentrée sur les biens de consommation. Or, pour produire ces biens, l’Uruguay dépend fortement de la technologie et de l’énergie de l’étranger. Les importations de biens d’équipement et biens intermédiaires augmentent donc plus fortement durant la période 1945-55 que ne baissent les importations de biens de consommation.
Ce double effet conduit à une forte dégradation du déficit extérieur et à une pression à la baisse sur le peso, renchérissant les importations. La production industrielle commence à baisser et les prix montent. L’inflation, qui était autour de 11 % entre 1950 et 1955, passe à 24 % en moyenne entre 1955 et 1960. Mais il y a un effet d’entraînement : la hausse des prix et du chômage conduit à une baisse de la demande interne. Or, le développement industriel uruguayen est fondé sur le seul marché intérieur. Déjà réduit, ce marché devient insuffisant, provoquant une vague de faillites dans l’industrie et le commerce.
Et plus la crise se développe, plus la « Suisse de l’Amérique latine » perd son statut de refuge financier, tandis que les réserves en dollars, jadis abondantes, se vident. Le dollar états-unien, qui valait moins de 1 peso uruguayen à la fin des années 1930, s’échange contre 11,06 pesos en 1960, 16,5 pesos en 1963 et 200 pesos en 1968. Le secteur bancaire s’effondre et l’investissement avec lui, tandis que l’inflation dépasse, en 1968, 100 % par an.
L’économie uruguayenne est alors dans l’impasse. Le niveau de vie chute violemment et le système batlliste, fondé sur la prospérité et le dynamisme du système exportateur, est en crise profonde. La stratégie de substitution des importations s’est montrée incapable de construire une source de croissance alternative : le marché uruguayen est trop étroit et trop dépendant.
Politiquement, les conséquences de la crise sont considérables. Comme on l’a vu, le batllisme a fondé l’adhésion à la démocratie uruguayenne sur la prospérité et la redistribution. Lorsque la croissance disparaît, c’est donc le cœur du fonctionnement politique du pays qui est atteint.
Dans un premier temps, la réponse est celle de l’ajustement. La classe politique tente de renouer avec la croissance pour soutenir le maintien du régime batlliste. En 1958, le Parti colorado perd ses premières élections depuis 1903. Les Blancos du Parti national se rapprochent du FMI pour tenter de renouer avec la croissance. Une politique de libéralisation des échanges est mise en place, avec une dévaluation du peso. Après un léger rebond de la croissance en 1960-61, la crise revient : le déficit commercial se creuse encore puisque les importations, jusqu’ici contingentées, explosent et que les exportations restent faibles. L’inflation qui suit réduit à nouveau les revenus et, en 1963, le pays retombe dans la crise. Les Blancos, majoritaires, reviennent alors à un régime plus administré.
La situation est alors claire. Le capitalisme uruguayen a besoin d’une purge sociale violente pour rétablir sa profitabilité et sa compétitivité, ce qui suppose une liquidation du régime batlliste – un suicide pour la classe politique. Pendant les années qui suivent, les gouvernements sont donc pris en étau entre une population attachée au batllisme et des oligarques qui ont besoin d’en finir avec lui. Les gouvernants vont donc tenter de maintenir un équilibre impossible entre plans de rigueur et mesures compensatoires par le développement de l’emploi public (souvent dans un contexte de corruption).
La grande force de la classe politique uruguayenne, c’est un système institutionnel verrouillé. Blancos et Colorados représentent des réseaux complexes d’intérêts qui dominent l’opinion. Les deux partis sont traversés par des tendances (appelées « sub-lemas ») officialisées, toutes représentantes de clientèles bien ancrées dans l’opinion. La confusion politique sur les positions de chaque courant est d’ailleurs complète.
Les électeurs votent donc d’abord pour des « sub-lemas ». Après la réforme constitutionnelle de 1966, qui rétablit le poste de président, l’élection se joue donc dans ce système complexe : chaque « sub-lema » a un candidat, on additionne ensuite les voix de chaque tendance de chaque parti pour déterminer le parti vainqueur, et c’est le candidat du premier « sub-lema » de ce parti qui l’emporte. Un tel système rend, en réalité, les choix politiques et économiques très peu clairs.
D’autant que la gauche uruguayenne est inexistante. En 1962, les deux partis de gauche, les communistes et les socialistes (qui se situent alors à gauche du PCU), ne totalisent que 6,5 % des voix. Là encore, c’est l’héritage batlliste qui joue pleinement. José Batlle y Ordóñez avait aussi pour ambition de couper l’herbe sous le pied des traditions de gauche des migrants espagnols et italiens. Sa politique a réussi à attacher une grande partie de la classe ouvrière et des employés du pays au Parti colorado et, plus généralement, au système politique uruguayen.
Dans un tel cadre, le mouvement social se renforce, mais peine à se traduire politiquement. À partir de la fin des années 1950, les grèves, principalement pour la défense des salaires, constituent le quotidien de l’Uruguay. Le mouvement syndical parvient en 1964 à s’unifier dans la Confédération nationale du travail (CNT, rien à voir avec le syndicat anarchiste d’origine espagnole). Mais, pour les mêmes raisons que celles décrites plus haut concernant la gauche, la CNT refuse d’entrer en conflit avec le gouvernement sur sa politique économique.
La situation est donc critique en 1967 : les gouvernements semblent incapables de régler la crise économique, la démocratie est incapable d’offrir une porte de sortie et le mouvement social refuse de devenir politique. L’année 1968 va cependant conduire à une escalade de la crise sociale et politique.
Fin 1966, l’élection présidentielle a ramené au pouvoir le Parti colorado, avec l’élection d’Óscar Gestido à la présidence. L’année 1967 marque le retour d’une très forte inflation, qui dépasse 130 % sur l’année, et de son corollaire, un état de grève quasi permanent pour réclamer des hausses de salaire. En décembre, le décès soudain de Gestido porte à la présidence le vice-président Jorge Pacheco Areco. Ce dernier représente une ligne très conservatrice. Pour contrer les demandes salariales auxquelles se joignent les protestations d’étudiants (nous sommes en 1968), il décide dès lors d’avoir recours à l’état de siège, qui donne à l’exécutif des pouvoirs exceptionnels.
Il utilise ces pouvoirs pour exercer une répression féroce sur le mouvement social et, dans le même temps, conduire des mesures économiques sévères, notamment le gel des salaires. Cette décision est une rupture claire avec la logique batlliste : désormais, l’intérêt capitaliste doit prévaloir sur la logique redistributive. À la répression des syndicats et des étudiants répondent des grèves dures et des émeutes. On compte plusieurs morts, dont l’étudiant Líber Arce, tué par la police le 8 août 1968 et devenu un martyr du mouvement social uruguayen.
I L’épisode marque une rupture. Puisque Jorge Pacheco Areco brise le consensus batlliste, il brise également le fondement de la démocratie uruguayenne. D’où l’établissement de l’état de siège et la répression. Mais, en retour, une partie de l’opinion prend acte de cette rupture : la solution se trouve en dehors du cadre institutionnel et du capitalisme.
C’est ici qu’entre réellement en piste le mouvement de guérilla urbaine Tupamaros, d’après le nom d’un rebelle inca contre la couronne espagnole, Túpac Amaru. Fondé au début des années 1960, il est aussi appelé Mouvement de libération nationale (MLN). Son idée est d’intensifier la crise économique et politique par une déstabilisation de l’État. À la différence des guérillas sud-américaines de l’époque, comme celle menée par Che Guevara en Bolivie, les Tupamaros basent leur stratégie sur la ville géante qu’est Montevideo, métropole qui regroupe alors un million des 2,6 millions d’habitants du pays.
Leurs premières actions consistent surtout à braquer des banques, parfois pour redistribuer leur butin dans les quartiers pauvres de la capitale, ce qui leur a valu le titre de guérilla « Robin des bois » et la sympathie d’une partie de la population. D’autant que leurs actions ne font pratiquement pas de victimes.
À partir de 1968, le mouvement intensifie ses actions : outre les fréquents enlèvements ou les attentats à la bombe, il se fait connaître par quelques coups d’éclat comme la prise de contrôle de la bourgade de Pando en octobre 1969 ou, un peu plus tôt, l’incendie des usines General Motors à l’occasion de la venue dans le pays de Nelson Rockfeller. Parfois, il soutient les mouvements de grève, comme lorsqu’il enlève en septembre 1969 le banquier et propriétaire de journaux Gaetano Pellegrini pour soutenir la revendication des employés de banque.
En réponse, le gouvernement panique et pratique la répression à tout va. Il est, en cela, soutenu par les États-Unis qui sont inquiets de la popularité des Tupamaros et de leur capacité à déstabiliser le pays et à amener un gouvernement de gauche dans le pays. Washington envoie donc des conseillers, comme Dan Mitrione, pour organiser la répression. Laquelle passe par le recours systématique à la torture, comme le prouvera une enquête parlementaire de 1970. L’autre facette de la répression, c’est l’organisation autour de mouvements d’extrême droite, notamment la Jeunesse uruguayenne debout (Juventud Uruguayana de Pie, JUI) de véritables « escadrons de la mort » chargés de liquider sans jugement les suspects et les militants de gauche.
En face, malgré la répression et les arrestations, les Tupamaros poursuivent leur action, parvenant à organiser quelques retentissantes évasions de leurs camarades. Le mouvement est non seulement très bien organisé (le film de Costa-Gavras décrit d’ailleurs avec précision les précautions prises et l’organisation minutieuse des guérilleros), mais il semble aussi détenir des informateurs très bien placés dans les rouages de l’État. C’est en réalité, un mouvement de classes moyennes urbaines, précisément celles que voulait convaincre le batllisme.
La répression fait cependant monter le cran de la violence. La stratégie du gouvernement consiste aussi à faire monter la tension pour justifier le recours aux méthodes les plus autoritaires, comme le prouve l’épisode de l’exécution de Dan Mitrione. Mais la manœuvre ne semble pas prendre. Le mouvement reste assez populaire et parvient à réaliser une partie de ses objectifs : faire naître une opposition politique au régime économique mis en place par Pacheco Areco.
En 1971, les partis de gauche et le parti chrétien-démocrate s’unissent dans le Frente Amplio (FA, « Front large ») qui n’est pas sans rappeler l’alliance qui a soutenu Allende au Chili. Les Tupamaros proclament une trêve pendant l’élection, alors que beaucoup craignent un succès de la gauche. Pour contrer cette offensive, Pacheco Areco, qui cherche à obtenir une révision de la Constitution permettant sa réélection, sort le carnet de chèques. Après trois ans de répression, de censure et de suspension des libertés publiques, la démocratie uruguayenne est, de toute façon, en lambeaux.
Sur fond de soupçons de fraudes massives, les élections de novembre 1971 ne donnent que 18 % des voix au Frente Amplio contre 22 % au sub-lema de Pacheco Areco et 25 % au principal candidat blanco, William Fereira (qui deviendra un opposant féroce au régime militaire). Comme les Colorados ont légèrement plus de voix que les Blancos, mais que le président sortant n’est pas parvenu à obtenir la modification constitutionnelle permettant sa réélection, c’est son dauphin, Juan María Bordaberry, qui devient président. Avec une légitimité contestable.
Alors que la situation économique se dégrade à nouveau, le nouveau chef de l’État confirme un mouvement entamé par son prédécesseur et impensable jusque-là : le transfert de la lutte contre la guérilla de la police aux militaires. L’armée uruguayenne n’a pas de tradition putschiste au XXe siècle. En 1933, Gabriel Terra s’était appuyé sur la police pour son coup d’État. Mais cette neutralité était liée au consensus batlliste. Une fois ce dernier contesté, les forces armées sont désormais disponibles pour défendre l’ordre existant.
Pour Bordaberry, la priorité est bien de rétablir l’ordre social pour réduire le coût du travail et les salaires. Pour cela, il faut en finir avec les Tupamaros, qui ont permis l’émergence d’une gauche politique dans le pays pour la première fois de son histoire. Il déclare donc le 15 avril 1972 l’état de « guerre intérieure » et laisse l’armée réprimer la guérilla. Avec une grande brutalité, l’armée détruit le mouvement en quelques mois.
Mais désormais, le régime « démocratique » ne tient plus que grâce à l’appui de l’armée qui a obtenu des documents détenus par les Tupamaros prouvant la corruption à haute échelle du système politique. Lorsque Jorge Batlle, le fils de Luis, dénonce les manœuvres des militaires en octobre 1972, il est arrêté et emprisonné par l’armée. Le pouvoir a donc déjà largement changé de mains.
Les événements de 1973 traduisent l’agonie de la démocratie uruguayenne fondée sur le consensus batlliste. Lorsque la crise économique est devenue une crise de régime, autrement dit une remise en cause du mode de production, la démocratie est devenue une simple fiction servant avant tout à justifier la répression.
Ce n’est pas là une simple figure de style. Dans sa déclaration du 27 juin 1973, Juan María Bordaberry justifie la suppression du Parlement et des libertés publiques par la défense de la démocratie : « J’affirme ici, une fois de plus et dans un moment crucial de l’histoire du pays, notre profonde vocation démocratique […] qui va donc de pair avec le rejet de toute idéologie d’origine marxiste qui entend profiter de la générosité de notre démocratie pour se présenter comme doctrine salvatrice et finir comme un instrument d’oppression totalitaire. Le pas que nous avons à faire ne conduira pas à limiter les libertés ni les droits de la personne humaine. » La dictature devient alors un moyen de sauver la liberté.
En réalité, la dictature militaire uruguayenne, comme celle du Chili ou de l’Argentine, sera d’abord un moyen de rétablir la profitabilité de l’économie. Privé de syndicats, de relais politiques et de toute forme de pression, les salariés uruguayens vont voir leurs salaires réels s’effondrer de près de 30 % entre 1973 et 1977. Le système batlliste sera très largement détricoté, permettant une « stabilisation » de l’économie. Il faudra attendre le retour de la démocratie en 1985, puis, après la crise financière de 2002, l’arrivée au pouvoir du Frente Amplio de 2005 à 2020 (avec l’ancien Tupamaro Pepe Mujica comme président entre 2010 et 2015) pour que le pays renoue en partie avec son histoire, mais dans un cadre marqué par l’ère néolibérale.
Cependant, la morale de cet épisode de l’histoire de ce petit pays est plus large. Elle prouve que la démocratie formelle est loin d’être la panacée lorsque le régime d’accumulation du capital est en danger. Pour « sauver » l’illusion d’une démocratie formelle soumise à une crise économique structurelle, les méthodes les plus autoritaires peuvent être utilisées. Alors que la crise ouverte en 1973 semble ne pas s’achever, nos démocraties devraient plus souvent songer à ce qui s’est produit en Uruguay voici cinquante ans.
Romaric Godin
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