Beyrouth : état de chaos, chaos d’État

lundi 10 août 2020.
 

Les images terribles que le monde entier a vues sont celles d’une explosion, au sens propre comme au figuré. Car voici sous nos yeux l’implosion d’un État dont le délitement atteint son apogée.

D’abord le choc de l’explosion et un bilan provisoire terrible : plus de 100 morts, 1600 disparus, des milliers de blessés. Près de 300 000 habitants sont sans-abri. La moitié de la ville est détruite ou endommagée selon le gouverneur de la ville. La capitale a été littéralement soufflée dans un Liban dont le peuple clame depuis de longs mois son ras-le-bol de toute la classe politique et économique et de l’état de chaos dans lequel elle a plongé le pays.

Des comptes à rendre

Tout d’abord, de quoi s’agit-il ? De l’attaque d’une armée ennemie comme certains l’indiquaient ? Il n’en n’est rien. Aux dires du gouvernement libanais, 2 700 tonnes de nitrates d’ammonium stockées dans un entrepôt sur le port de Beyrouth seraient à l’origine de l’explosion.

Cet événement n’est pas sans rappeler celui de l’usine AZF le 21 septembre 2011. Lors de la catastrophe d’AZF, l’explosion de 300 tonnes de nitrate d’ammonium, soit l’équivalent de 100 tonnes de TNT, avait tué 31 personnes. Celle survenue à Beyrouth a été 10 fois plus puissante. De quoi générer des dégâts considérables dans une ville de 20km carrés et deux millions d’habitants.

Après l’état de choc et l’urgence des premiers secours et de l’assistance, viendra le temps des explications et des comptes à rendre. Si comme le rapporte le grand quotidien libanais en langue française « L’Orient-le jour » les services des douanes alertaient depuis plusieurs années la justice libanaise au sujet de la dangerosité du stock, pourquoi rien n’a-t-il été fait ? Surtout, comment des produits dangereux ont-ils pu être conservés en pleine capitale, au cœur d’une infrastructure stratégique comme le port de Beyrouth, depuis plusieurs années et sans surveillance ?

État d’urgence, urgence d’État

L’état d’urgence est déclaré pour faire face à la catastrophe. Bien sûr, et heureusement, l’aide internationale va affluer. Mais la sonnette d’alarme est tirée depuis plus d’un an par le peuple libanais et sa jeunesse qui manifeste. Un processus de révolution citoyenne s’est enclenché suite à la hausse des prix de l’essence, du tabac et du tarif des communications via l’application WhatsApp. La dépréciation de la monnaie a achevé de plonger la moitié de la population dans une pauvreté profonde. Jusqu’à un quart du pays était descendu dans la rue, protestant contre la faim, les coupures d’eau et d’électricité, la vie chère, le chômage, la corruption.

Cette révolution citoyenne libanaise a confirmé les thèses de l’ « Ère du peuple ». La destruction, par les gouvernants, de l’État et des services publics, prive le peuple de l’accès aux réseaux collectifs pourtant indispensables à la vie quotidienne. Une fois le peuple confronté à l’impasse des choses concrètes, incapable de subvenir à ses besoins fondamentaux, l’insurrection jaillit.

Le drame de Beyrouth va-t-il étouffer la révolution libanaise ?

Bien au contraire. Il doit être un engrenage supplémentaire qui la rende plus nécessaire encore. Car la responsabilité d’un tel drame est sans aucun doute à chercher du côté d’un État en lambeaux et de ses fossoyeurs.

L’explosion de Beyrouth, à la fois dans ses causes et dans ses conséquences, est tout un symbole. Alors que la corruption gangrène les institutions libanaises, moins de services publics et moins de serviteurs de l’État ont des conséquences concrètes. Celles-ci peuvent l’être au détriment de la sécurité collective. Moins d’argent pour entretenir les infrastructures, et aussi moins d’agents pour faire respecter les lois, éliminer les matières dangereuses, surveiller les stocks comme celui de Beyrouth. Et lorsque l’incident survient, ce sont des services de secours débordés par l’ampleur des dégâts, et des services de santé déjà éprouvés par le Covid19 qui peinent à faire face à l’afflux de blessés. Et que dire de l’approvisionnement en marchandises à court et moyen-terme, et donc de la survie, quand les infrastructures portuaires sont à terre ? De la genèse de l’incident aux difficultés à y faire face, les failles du libéralisme sont mises à nu.

Un autre AZF est possible

Loin de vouloir surplomber les événements, il s’agit de mesurer la menace avec gravité. Ce drame confirme que la destruction systématique de la puissance publique, entreprise par les libéraux, est mortelle. Et que l’obsession de l’argent-roi et du profit conduit à des situations gravissimes.

En France aussi, nous ne sommes pas à l’abri d’un autre AZF ou Lubrizol. Pratiquer l’austérité budgétaire, supprimer les postes d’agents publics tels les postes d’inspecteurs des installations classées est contraire à l’intérêt général. Entre 2009 et 2018, 12 % des effectifs du ministère de la transition écologique ont été supprimés. Par manque de moyens, seulement un tiers des 44 000 sites industriels français les plus dangereux sont contrôlés tous les ans, et le nombre des visites d’inspection a diminué de 36 % en dix ans. Comment ne pas s’inquiéter, aux côtés des Amis de la Terre, des 20 000 tonnes de nitrates d’ammonium stockées par Yara, leader des engrais chimiques, dans la région de Bordeaux ?

Ainsi, le drame de Beyrouth doit être une leçon mondiale. Partout où la puissance publique est démantelée, un accident industriel est possible. A continuer d’affaiblir L’État, le risque augmente. Tout notre soutien et notre amitié va au peuple libanais dans l’épreuve. A l’aune d’un tel drame et de ses enseignements, la phase destituante, et le « qu’ils s’en aillent tous » doit continuer.

Au Liban comme ailleurs, que vienne la phase constituante pour que le peuple reprenne enfin en main son avenir.

MANON DERVIN ET MATHILDE PANOT


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