Réponse d’un enseignant à la tribune de Natacha Polony dans Marianne, « Professeurs, pour nous tous, retrouvez votre fierté ! ».
Chère Natacha Polony,
si je me permets de vous écrire, c’est que vous m’avez interpellé, moi et tous ceux qui exercent le noble métier de professeur, à travers une tribune où vous nous appeliez à retrouver notre fierté. Cette fierté - dois-je vous le dire ? - je ne l’ai jamais perdue. Et ce n’est pas dans la reconnaissance, inexistante, de l’institution, ce n’est pas dans le discours ambiant véhiculé par les médias, ce n’est pas dans les conversations de comptoirs empilant les lieux communs sur ces profs tire-au-flanc toujours en vacances ou en grève que je la trouve. Ma fierté, je l’éprouve lorsque les élèves que j’ai devant moi s’approprient des connaissances, des capacités de réflexion qui les rendent plus forts, plus conscients d’eux-mêmes et du monde qui les entoure, lorsque, s’affranchissant peu à peu de ma tutelle, ils deviennent des êtres libres de penser par eux-mêmes. En cela, nous partageons le même but et ce n’est pas là-dessus que je prends la peine de vous répondre.
Si nous avons en commun un même idéal et que je vous considère non comme un adversaire idéologique à combattre mais plutôt comme une alliée potentielle à convaincre, il n’en reste pas moins que nous divergeons quant aux moyens pour parvenir à cet idéal. Sans doute votre histoire personnelle a-t-elle quelque chose à voir avec les positions que vous défendez, mais il ne m’appartient pas de faire de la psychologie de comptoir et je vous laisse à cette nécessaire introspection. J’essaierai de vous convaincre par la raison et par l’évocation de mon expérience personnelle en tant qu’enseignant. Cette expérience est sans doute partielle, elle ne recouvre pas l’ensemble des situations auxquelles peuvent se trouver confrontés la totalité des enseignants de ce pays, néanmoins, ayant exercé la profession de professeur de français de la sixième au BTS pendant plus de dix-huit ans dans des établissements aux recrutements les plus divers, des milieux bourgeois jusqu’aux quartiers déshérités en passant par les territoires ruraux délaissés, je crois pouvoir affirmer sans fausse humilité que les conclusions que je tire de mon expérience ne relèvent pas seulement de l’opinion.
Vous évoquez dans votre tribune les actes de violence qui ont émaillé l’actualité de ces derniers temps ainsi que la prolifération des discours complotistes et vous y voyez un lien avec une supposée démission du système éducatif. Ceux qui se livreraient à ces violences ne seraient finalement que des gosses mal élevés à qui on n’a pas suffisamment posé de limites et les thèses complotistes résulteraient d’un refus de la hiérarchie de valeur des différents discours. Tout cela n’aurait rien à voir avec le discours incohérent et finalement inaudible des autorités qui sont censées nous guider et qui ne savent visiblement pas où elles vont, tout cela n’aurait rien à voir avec des médias dominants qui se sont peu à peu mués en organes de propagande, tout cela n’aurait rien à voir avec la violence sociale et économique mise en place par les politiques néolibérales de ces dernières années. Je grossis volontairement le trait, il m’arrive de vous lire ou de vous écouter et je sais que vous ne niez pas l’existence de ces causes, mais croire que les solutions que vous proposez vont permettre de résoudre les problèmes auxquels se trouve confrontée l’Education Nationale et qui la dépassent largement, relève ni plus ni moins que de la pensée magique.
Ces solutions quelles sont-elles ? Vous appelez de vos vœux, si je vous ai bien lue et bien comprise, au retour d’une école républicaine à l’ancienne avec une hiérarchie stricte entre les professeurs et les élèves, entre les savoirs des uns et des autres. Vous y voyez la promesse d’une nécessaire émancipation des élèves leur permettant d’accéder au statut de citoyens libres et éclairés. Dois-je vous rappeler que c’est cet idéal très Troisième République qui a conduit à la colonisation de larges territoires au prétexte qu’ils n’étaient peuplés que de grands enfants dont la République dans sa grande générosité assurait l’éducation à coups de brimades et de négation de leur identité propre, dois-je vous rappeler que c’est cet idéal qui a conduit des générations de jeunes gens à se faire massacrer en 1914 ? Je n’ai pour ma part aucune nostalgie de cette école-là.
Vous utilisez le terme d’émancipation, ce mot est fortement connoté d’un point de vue idéologique et nécessite une mise au point car l’utilisation que vous en faites relève à mon humble avis d’un contresens. La pensée des auteurs ayant théorisé cette notion d’école émancipatrice - John Dewey et Jacques Rancière pour ne citer que les plus connus - repose sur un présupposé que vous évacuez sans même le prendre en compte, celui d’une société d’égaux. Lorsque je considère mes élèves, je vois en eux non pas des êtres ontologiquement inférieurs, mais des égaux sinon de fait, au moins en potentialité, et mon but ultime en tant qu’enseignant c’est de transformer en réalité cette potentialité qu’ils ont en eux. Ce but nécessite que je les considère en tant que personnes et non en tant que matière brute à former selon le modèle d’un moule déterminé à l’avance. Cela implique de les prendre pour ce qu’ils sont et non pour ce que je voudrais qu’ils soient. C’est le point de départ nécessaire d’une conception véritablement émancipatrice de l’éducation.
Pour sortir de la stérile alternative entre laisser les élèves où ils sont en les confortant dans une identité réductrice et vouloir les transporter autoritairement et sans transition dans un domaine dont ils ne maîtrisent pas les codes et qui leur est étranger, il faut revenir au sens du mot pédagogie. Il y a étymologiquement dans la pédagogie, l’idée d’un chemin à parcourir. Le pédagogue est celui qui trace les contours de ce chemin et guide l’élève dont il a la charge pour l’amener à l’accomplir par lui-même. Mais pour ce faire, il doit prendre en considération le point de départ.
Lorsque j’étudie un texte de rappeur en lien avec une séquence sur Baudelaire pour établir une filiation entre les deux œuvres, je n’ai pas le sentiment de trahir ma mission, bien au contraire. Et lorsqu’une élève me dit que ce rapprochement lui a permis de s’intéresser à un auteur qu’elle considérait a priori comme ne lui parlant pas, je sais que j’ai gagné. Il ne s’agit pas d’établir un rapport d’égalité entre ces deux œuvres, mais de construire des passerelles entre la culture des élèves et celle que je cherche à leur transmettre. Cela nécessite de prendre en considération leur culture, de leur montrer qu’elle peut avoir sa légitimité et de ne pas la balayer d’un revers de main comme si elle était marquée du sceau de l’insignifiance ou de l’infamie. Car en procédant ainsi, nous leur montrons que ce qui nous rassemble est plus fort que ce qui nous divise et que nous avons en commun une même humanité qui se traduit par une culture que nous sommes à même de partager.
Vous fustigez les différentes réformes de l’éducation dans lesquelles vous voyez un affaiblissement de la position hiérarchique de l’enseignant. On peut reprocher bien des choses à ces réformes, le manque de moyens alloués à leur réalisation, l’absence de concertation ou de formation, une conception hiérarchique de l’institution à coups d’injonctions venues d’en-haut, des arrières-pensées purement budgétaires visant à réduire le nombre d’heures et par là de postes d’enseignants. Pourtant, je pense, même si je dois m’attirer les foudres de certains de mes collègues qui ne partagent pas mon point de vue, qu’un certain nombre d’entre elles représentaient un progrès en termes de pédagogie.
Pour ne prendre qu’un exemple parmi d’autres, j’ai commencé ma carrière en tant que jeune professeur au moment où se mettaient en place dans les collèges les Itinéraires de découvertes, connus sous l’acronyme d’IDD. Avec une collègue de SVT, nous avions entrepris de faire travailler les élèves sur le discours publicitaire de grandes marques de l’industrie agro-alimentaire. Pour cela, ils devaient réaliser une fausse émission de télévision avec enquête d’investigation, témoignages (fictifs mais informés) d’experts, débat contradictoire sur un plateau.
Quel profit auront-ils retiré de cette activité pour laquelle ils firent preuve d’un véritable enthousiasme ? Ils auront appris à interroger et déconstruire les présupposés d’un discours argumentatif, ils auront appris le fonctionnement de l’appareil digestif, ils auront appris la démarche d’une expérimentation scientifique avec hypothèse, mise en oeuvre, analyse des résultats, ils auront appris à distinguer la différence de statut entre la parole d’un communiquant, celle d’un consommateur non informé et celle d’un véritable expert, traçant ainsi cette ligne de démarcation entre opinion et savoir que vous évoquez dans votre tribune. En accomplissant avec ma collègue la réalisation d’une activité de ce type, j’ai le sentiment d’avoir exercé non la fonction d’un simple animateur mais bien celle d’un pédagogue dans le sens plein du terme. Je crois pouvoir affirmer que cette activité aura constitué pour eux une étape dans le chemin de leur émancipation, probablement de manière plus efficace que s’ils avaient dû se contenter d’un cours magistral venu d’en-haut sur le sujet abordé. Et contrairement à vous, je ne vois aucune contradiction entre le rôle émancipateur de l’école et le fait de transformer les élèves en acteurs de leurs apprentissages, bien au contraire.
Je me méfie viscéralement d’une école dont le fonctionnement reposerait sur la coercition et l’humiliation. Je ne nie pas qu’il y a dans toute action pédagogique une part d’efforts et de contrainte, ne serait-ce que celle qu’on s’impose à soi-même, cependant cette contrainte et ces efforts ne doivent pas être arrachés au prix de la crainte du châtiment, mais suscités par le désir de s’élever par le savoir, sinon nous nous condamnons à ne former qu’une majorité de moutons disciplinés et quelques loups refusant de rentrer dans le cadre imposé.
Je discutais récemment avec une amie et collègue qui enseigne dans un établissement classé REP +. Elle me faisait part des difficultés rencontrées par l’ensemble de l’équipe éducative, confrontée à des élèves mettant en œuvre toutes les stratégies imaginables pour rendre impossible l’acquisition d’un quelconque savoir. Dans cet établissement, les conseils de discipline se sont multipliés cette année, débouchant sur des exclusions temporaires ou définitives, sans grand effet sur l’ambiance générale. Lors de la reprise après la période de confinement, dans les conditions que l’on sait avec des classes en demi-groupes, les tensions se sont apaisés et les professeurs ont pu faire cours dans un climat enfin propice aux apprentissages. Cela n’était évidemment que temporaire, on peut supposer que les tensions reprendront à la rentrée prochaine avec des classes aux effectifs complets. L’intuition que j’ai, qui peut être discutée mais qui mérite qu’on la prenne en compte, c’est que, plus qu’un refus de toute autorité et qu’un bouleversement de la hiérarchie des valeurs, ce qui est en cause dans la réaction de ces élèves, c’est la conscience diffuse qu’on ne les prend pas en considération, qu’on les a laissés sur le bord de la route et que l’école n’est là que pour garantir un semblant de paix sociale en les empêchant d’exprimer leur colère sur la place publique.
J’estime leur colère légitime même si je préférerais qu’elle s’exprime autrement. On peut tomber d’accord sur le fait qu’il est sans doute idiot de s’en prendre à des professionnels bien intentionnés qui sont là pour eux et cherchent tant bien que mal à pallier les insuffisances du système. Mais on aurait tort de croire que cette violence peut être contenue par de simples rappels à l’ordre, par une volonté de ne rien laisser passer et par une surenchère de punitions et de sanctions qui n’ont pour effet que d’accroître le ressentiment et la rancœur à l’égard d’un système dont le moins qu’on puisse dire est qu’il dysfonctionne.
Vous avez raison de dire que le manque de considération de la classe politique et de la société (encore que concernant cette dernière, il s’agit de nuancer, les enseignants bénéficient d’une aura bien plus positive dans certaines enquêtes d’opinion que - mettons - les journalistes) à l’égard de notre profession constitue un problème sérieux. Ce n’est pas tant pour moi que cela m’inquiète - je travaille avant tout pour mes élèves et je n’ai pas besoin d’autre considération que la leur - que pour ce que cela dit de la façon dont la jeunesse de notre pays est prise en compte. Un pays qui maltraite ainsi sa propre jeunesse, notamment en déconsidérant ceux qui sont censés l’amener à l’âge adulte, mais pas seulement, se condamne à plus ou moins brève échéance à n’être plus que l’ombre de lui-même. En cela, nous sommes d’accord.
J’ignore si vous répondrez à cette lettre, ni même si vous la lirez, mais il me semblait important de partager avec vous, si vous prenez la peine de me lire, et avec d’autres que la question intéresse, les réflexions suscitées par votre intervention dans le débat public. Je le fais à l’échelle qui est la mienne, celle, humble et modeste, d’un praticien de terrain et qui à ce titre, plus que tout autre, mérite d’avoir voix au chapitre.
Cordialement.
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