Les contradictions internes du peuple.
Les transformations de la population active et du marché du travail imprégnées de l’idéologie néolibérale ont fortement impacté les liens et l’esprit de solidarité existante entre les individus et les groupes sociaux. En outre, la dégradation des services publics fait perdre de leur sens l’impôt et les cotisations sociales assurant leur fonctionnement.
*
Quelle coalition face au bloc bourgeois ?
Source : Le Monde diplomatique. Février 2022
https://www.monde-diplomatique.fr/2...
par Pierre Rimbert
À l’approche de l’élection présidentielle française, le sort des classes populaires ne semble pas passionner les candidats de droite et du centre. Même la gauche se laisse parfois gagner à l’idée que le destin électoral des ouvriers et des employés oscillerait entre abstention et vote pour l’extrême droite. Ce cliché repose sur une représentation profondément erronée des forces sociales.
*
Il est fils de médecins, passé par un établissement catholique d’Amiens, diplômé de Sciences Po, énarque, inspecteur des finances, banquier d’affaires. Elle est fille d’un chef d’entreprise, ancienne élève d’un lycée catholique de Versailles, diplômée de l’École des hautes études commerciales (HEC), énarque, conseillère d’État. Il courtise les européistes diplômés ; elle séduit les notables. Leurs noces auraient uni le bloc bourgeois (1). Mais voilà que M. Emmanuel Macron et Mme Valérie Pécresse s’en disputent les suffrages. Impression de déjà-vu : les deux principales formations politiques françaises rivalisent pour satisfaire les aspirations d’une couche sociale puissante, influente, mais minoritaire. Celle des cadres et professions intellectuelles supérieures ainsi que des chefs d’entreprise, qui, ensemble, constituent environ 20 % de la population active. Un poids analogue à celui des ouvriers, qui, eux, n’éveillent pas la sollicitude des élus.
Face à la coalition des cossus qui rassemblera spontanément la droite et le centre au second tour de l’élection présidentielle si ses deux candidats ne s’y affrontent pas, les classes populaires (2) demeurent numériquement majoritaires mais politiquement pulvérisées. En France, près d’un actif sur deux occupe un métier d’ouvrier (huit sur dix sont des hommes) ou d’employé (trois sur quatre sont des femmes), peu diplômé et mal payé. Et la distance sociale se réduit entre ce prolétariat et les petites classes moyennes du privé (techniciens, commerciaux) ou du public (fonctionnaires de catégorie B, infirmières, instituteurs) écrasées par l’austérité et la dégradation de leurs conditions de travail.
À l’unisson des grands médias et des experts, les partis fondent leurs stratégies électorales sur l’image d’une société fracturée le long de lignes toujours identiques. D’un côté, le monde populaire en déclin, masculin, périurbain, « archipellisé », réfractaire aux valeurs sociétales et écologiques que portent en sautoir, de l’autre côté, les populations urbaines diplômées. Passé contre avenir, périphérie contre centre, repli contre ouverture, ignorance contre savoir, enracinés contre nomades, identité contre diversité, peuple contre élite, populistes contre libéraux : que ces clivages génériques aient si facilement imposé leur apparente évidence au cours des quinze dernières années (3) ne tient pas seulement à ce qu’ils brossent du pays un portrait plus fidèle que la grande fable de la « moyennisation » en vogue depuis les années 1970.
C’est aussi qu’ils impliquent une redistribution du jeu électoral bien faite pour que tout bouge sans que rien ne change. Aux enchères des suffrages, l’extrême droite s’adjuge la constellation des refuzniks : perdants de la mondialisation issus des classes populaires, des artisans-commerçants, petit patronat à base familiale et droite traditionaliste « testostéronée » que le Rassemblement national et M. Éric Zemmour tentent d’organiser en cartel nationaliste. Voilà qui tombe bien, M. Macron et Mme Pécresse n’en veulent pas. Pour alterner au pouvoir sans s’appuyer sur une coalition majoritaire, il leur suffira d’agiter comme repoussoir la « menace fasciste » ou le « danger populiste » — tout en multipliant clins d’œil racistes et coups de menton sécuritaires pour faire canaille.
La fin des illusions méritocratiques Ne reste plus à la gauche qu’à ramasser les miettes en espérant ranimer le spectre d’un nouveau front populaire regroupant ouvriers, employés et couches moyennes intellectuelles. Mais cette stratégie revient à coller deux aimants par le même pôle. Avec la fin des illusions méritocratiques chez les moins diplômés et l’autoagrégation culturelle des plus instruits, la perspective de regrouper les uns et les autres du même côté de la barricade apparaît lointaine, voire hasardeuse (4). « L’attitude à l’égard du mouvement des “gilets jaunes” a été très clairement structurée selon le niveau de diplôme des individus, soulignait le sondeur Jérôme Fourquet, en 2019. Les plus diplômés se sont montrés particulièrement réfractaires, voire hostiles, quand les moins diplômés se reconnaissaient bien davantage dans ce mouvement (5). » Ainsi, près d’un tiers des titulaires d’un certificat d’aptitude ou d’un brevet d’études professionnels « se sentaient “gilet jaune” », contre 9 % des diplômés de l’enseignement supérieur. Une équipe de sociologues, qui enquêtait sur les goûts et les inclinations morales des classes sociales, a quant à elle constaté « l’effet repoussoir produit par la figure de l’instituteur lorsqu’on interroge les moins diplômés — en leur présentant des photographies — sur les individus dont le style de vie leur paraît être le plus éloigné du leur (6) ». Il risque de couler un peu d’eau sous les ponts avant qu’ils envisagent l’avenir en commun.
Le succès électoral du bloc bourgeois de M. Macron en 2017 et le maintien de l’extrême droite à des niveaux exceptionnellement élevés a paru conforter la représentation, dominante dans le champ politique et les médias, de classes populaires obsédées par l’immigration et hostiles au progrès. Deux grandes secousses du quinquennat qui s’achève l’ont brutalement démenti : le mouvement des « gilets jaunes », principalement centré sur la précarité socio-économique, et le grand confinement du printemps 2020. La société à marée basse révélée par l’état d’urgence sanitaire a en effet projeté en positif tout ce que le bloc bourgeois ignore ou pourfend ordinairement. Soudain, aux yeux des dirigeants, le pays ne reposait plus sur le jeune créateur d’entreprise, l’auditeur-conseil, le manageur, l’ingénieur spécialisé en intelligence artificielle, mais sur la caissière, l’aide-soignante, le chauffeur de poids lourd, l’auxiliaire de vie, la nettoyeuse (7). Ce choc a dévoilé le glissement tectonique intervenu à bas bruit au sein des classes populaires depuis plusieurs décennies.
Si le remplacement des ouvriers d’industrie par les forçats des plates-formes logistiques se devine dans le chamboulement d’un paysage où les entrepôts s’élèvent là où fumaient les usines, l’une des plus formidables transformations de la société française reste assez largement ignorée : depuis un quart de siècle déjà, les classes populaires sont majoritairement féminines.
En 1970, les femmes ne représentaient que 38 % de la population active, et 38 % également des ouvriers et employés. Cinquante ans plus tard, elles représentent 48,5 % de la population active, mais plus de 52 % des classes populaires. Entre-temps, en 1995, elles sont déjà majoritaires chez les employés-ouvriers, alors qu’elles restent minoritaires (46 %) au sein de la population active. Si les grandes grèves contre la réforme de la Sécurité sociale impulsée cette année-là par M. Alain Juppé restent associées dans l’imaginaire collectif aux cortèges de cheminots, qualifiés d’« arrière-garde » par les médias, cette évolution marque le renouvellement de la classe ouvrière, appuyée cette fois sur les services essentiels à la vie commune.
Il traduit le vaste mouvement de mise au travail des femmes : en 1970, seule la moitié des 25-59 ans étaient actives (contre 95 % des hommes). Elles sont aujourd’hui 82,5 % (contre 91,9 % des hommes). Cette montée en puissance, qui s’observe quel que soit le niveau d’éducation, s’accompagne chez les salariées d’une précarité très supérieure à celle des hommes, sous la forme de chômage, de temps partiel non choisi, d’horaires découpés, de petits salaires, etc. Durant cette période, le salariat populaire féminin a lui-même changé de physionomie.
Les emplois administratifs d’entreprise (dactylo, standardiste, comptable…), qui représentaient à eux seuls 36 % des employés en 1982, ont fondu sous l’effet de la numérisation. Simultanément, le vieillissement de la population et la transformation des activités domestiques en emplois à domicile ont fait gonfler les rangs des assistantes maternelles, gardes d’enfants, femmes de ménage, aides aux personnes âgées et handicapées, mais également les effectifs de la « main gauche de l’État » qu’animent les aides-soignantes, les auxiliaires de puériculture, les agents de services hospitaliers, les aides médico-psychologiques. En somme, la montée en puissance du prolétariat féminin « a été portée par les personnels des services directs aux particuliers et par les employés civils et agents de service de la fonction publique (8) », deux groupes qui composent à eux seuls près de 60 % de l’ensemble des employés.
On croise désormais plus de travailleuses que de travailleurs, soit. Mais que faire de ce constat ? D’abord admettre qu’à rebours de l’imaginaire véhiculé par la petite bourgeoisie des médias et de la culture, les femmes représentent l’aile marchante des classes laborieuses. Dans leur vie quotidienne ou professionnelle, elles voisinent avec un autre ensemble de professions très majoritairement féminines, mais plus diplômées et mieux payées, dont l’essor a lui aussi changé le visage du pays : celui des professions intermédiaires de la santé et du travail social (infirmières, assistantes sociales…), qui, avec les instituteurs, comptent pour près de 10 % de l’emploi total en France.
Certes, un écart de revenus, de condition et de style de vie sépare l’assistante maternelle et l’infirmière diplômée. Mais toutes deux subissent la pression d’un management qui les empêche de « bien faire leur travail », et la fragilisation des classes moyennes rapproche la seconde de la première. Fin 2018, l’une et l’autre enfilaient le même gilet jaune. « Concernant les femmes sur les ronds-points, il faut noter une surreprésentation des “personnels des services directs aux particuliers” », relève la vénérable Revue française de science politique, ainsi qu’une « forte présence des infirmières » faisant « écho à des mobilisations sectorielles en cours face à des conditions de travail dégradées » (9).
Préfiguration d’un modèle de société Quand les partis de gauche se lancent à la « reconquête » des classes populaires, ils ne s’adressent pas majoritairement à des ouvriers licenciés, tentés par le repli identitaire, mais à des travailleuses des services essentiels, qui forment la colonne vertébrale de la société (10). Loin d’incarner un passé dépassé, ce secteur de la reproduction sociale a montré au cours du grand confinement sa nécessité et sa « modernité ». Si nul ne s’est jamais précipité à sa fenêtre pour applaudir les singes savants de la Silicon Valley et leurs amitiés à cliquer, celles et ceux qui produisent l’infrastructure commune à l’école, à l’hôpital, dans les maisons de retraite ou à domicile sous la forme d’interactions de face-à-face uniques, humaines, non délocalisables, difficilement automatisables, jouissent d’une popularité considérable.
Depuis la fin de la guerre froide, les grands partis de gauche français ne conçoivent plus de front social qui ne ferait la part belle aux professions intellectuelles supérieures — et pour cause, leurs stratèges en sont issus. Pourtant, la coalition de l’auxiliaire de vie, de l’infirmière et de leurs conjoints, ouvriers de la logistique ou techniciens, apparaît sociologiquement plus viable que l’alliance du journaliste et du chaudronnier. Et politiquement plus porteuse : les services vitaux à dominante féminine mis en exergue par la crise sanitaire échappent en partie aux clivages identitaires, tant les personnes d’origine immigrée y contribuent massivement. Ils préfigurent un modèle de société où l’épanouissement de l’individu intégral passe par la prise en charge collective des besoins de base. Et donc par un grand service public regroupant les métiers essentiels sous la protection d’un statut unique. Un point d’appui pour les conquêtes à venir.
Pierre Rimbert
* Notes
(1) Lire Bruno Amable, « Majorité sociale, minorité politique », Le Monde diplomatique, mars 2017. (2) https://www.monde-diplomatique.fr/2...
(2) Définies comme l’ensemble des employés et des ouvriers, selon les catégories socioprofessionnelles de l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee). Sauf mention contraire, les chiffres donnés ci-après proviennent de l’exploitation des enquêtes « emploi » de 1970, 1995 et 2019 réalisée avec François Denord et Sylvain Thine.
(3) Cf. par exemple Christophe Guilluy, La France périphérique, Flammarion, Paris, 2014 ; David Goodhart, The Road to Somewhere, Penguin Books, Londres, 2017 ; Jérôme Fourquet, L’Archipel français, Seuil, Paris, 2019 ; Jérôme Sainte-Marie, Bloc populaire, Éditions du Cerf, Paris, 2021.
(3) Lire Benoît Bréville et Serge Halimi, « On aimerait bien, mais on ne peut plus… », Le Monde diplomatique, janvier 2022. (4) https://www.monde-diplomatique.fr/2...
(5) « “Gilets jaunes” — Note n° 2 : Les “gilets jaunes” : sociologie d’un mouvement hors norme », IFOP Focus, n° 191, Paris, février 2019.
(6) Rémy Caveng, Fanny Darbus, François Denord, Delphine Serre et Sylvain Thine, « Croiser les sources pour étudier les morales », dans Emmanuelle Duwez et Pierre Mercklé (sous la dir. de), Un panel français. L’Étude longitudinale par Internet pour les sciences sociales (Elipss), INED Éditions, Paris, 2021.
(7) Cf. le film de Gilles Perret et François Ruffin « Debout les femmes ! », Jour2fête et Fakir, 2020.
(8) Virginie Forment et Joëlle Vidalenc, « Les employés : des professions largement féminisées », Insee Focus, n° 190, Paris, 5 mai 2020.
(9) Collectif d’enquête sur les gilets jaunes, « Enquêter in situ par questionnaire sur une mobilisation : une étude sur les gilets jaunes », Revue française de science politique, vol. 69, n° 5-6, Paris, octobre-décembre 2019.
(10) Lire « La puissance insoupçonnée des travailleuses », Le Monde diplomatique, janvier 2019. https://www.monde-diplomatique.fr/2...
**
Annexe
L’article précédent du Monde diplomatique constitue une bonne introduction à l’ouvrage suivant :
Sociologie des classes populaires contemporaines.
https://www.dunod.com/sciences-huma...
RÉSENTATION DU LIVRE :Sociologie des classes populaires contemporaines. Édition Dunod
Yasmine Siblot, Marie Simon Cartier, Isabelle Coutant, Olivier Masclet, Nicolas Renahy
« Les auteurs réunis dans ce volume tentent de dégager les spécificités de ces classes populaires contemporaines. » Sciences Humaine
Classes populaires, milieux populaires, quartiers populaires, électorat populaire… Autant d’expressions récurrentes dans les discours médiatiques et les débats politiques. Pourtant, la notion demeure floue, le « populaire » étant perçu tantôt comme une figure sociale inquiétante, tantôt comme une figure à revaloriser. Revenant sur plusieurs décennies de recherches et s’appuyant sur des travaux récents, cet ouvrage propose une analyse sociologique inédite. Après un retour sur la constitution d’une sociologie des classes populaires en France et ses enjeux, chaque chapitre comporte un cadrage empirique et une mise en perspective théorique : qui sont les ouvriers et les employés aujourd’hui ? Quels conditions et modes de vie caractérisent ces hommes et ces femmes ? Quelles sont les dynamiques qui animent ces groupes et en modifient sans cesse les contours ? Fondé sur des données historiques, statistiques et des enquêtes de terrain, enrichi de nombreux encadrés, ce manuel propose une lecture d’ensemble de la société française contemporaine, vue à partir des groupes populaires, qui en composent la majeure partie.
*
Livre : L’illusion n du bloc bourgeois. Alliances sociales et avenir du modèle français
Cet ouvrage de Bruno Amable et Stefano Palombarini (Raisons d’agir, 2018) analyse la crise politique actuelle à la lumière des recompositions sociales et politiques survenues à partir des années 1980 en France. Voir présentation du livre par Constantin Lopez sur le site de Causes communes https://www.causecommune-larevue.fr...
*
La trahison des élites françaises par Emmanuel Todd. Vidéo. Émission Thinker view du 07/11/2018
https://www.youtube.com/watch?v=6ad...
**
Portrait statistique des classes populaires contemporaines.
Dans Savoir/Agir 2015/4 (N° 34), pages 13 à 20. Cairn info
2015/4
par Thomas Amossé
https://www.cairn.info/revue-savoir...
HD
Date | Nom | Message |