La Birmanie, propriété privée de la junte militaire (article du Monde diplo en 1989 après la répression terrible des manifestations et 3000 morts)

jeudi 4 octobre 2007.
 

Plus de trois mille morts... La terrible répression de la population birmane insurgée en septembre 1988 contre la dictature de Ne Win n’avait guère ému des gouvernements et des intellectuels aux indignations décidément très sélectives. Ils n’ont apparemment pas pris connaissance non plus de l’arrestation, fin juillet dernier, des dirigeants de l’opposition démocratique. La dictature actuelle du général Saw Maung n’a pourtant rien à envier à l’ancienne. L’ordre militaire règne à Rangoon. Par Renaldo GassiAprès plus d’un an de normalisation, les autorités birmanes issues du coup de force du 19 septembre 1988 n’ont pas encore réussi à établir totalement leur emprise sur ce pays de 40 millions d’habitants qui n’a guère connu que vingt-six jours de liberté (24 août-18 septembre 1988) depuis le putsch militaire de 1962. Les patrouilles armées continuent leurs rondes dans les rues de Rangoon et des camions hérissés de fusils gardent les carrefours. Le gouvernement de M. Saw Maung, entièrement composé de généraux - le poste de la santé mis à part, - n’a cure des principes humanitaires ni des droits de l’homme.

Les mesures « révolutionnaires » du pouvoir, qui se déclare « libéral », mais s’appuie comme l’ancien sur la seule force des armes, ne sont guère convaincantes. Les façades des immeubles de la capitale ont été repeintes, mais les rues sont toujours aussi sales et défoncées. L’approvisionnement en eau de Rangoon n’est assuré que pendant quelques heures par jour ; les pannes d’électricité sont aussi nombreuses qu’autrefois. Les médicaments manquent, tout comme les lits d’hôpital et la population continue de se procurer au marché noir la majeure partie de ses biens de consommation.

Les généraux font tout leur possible pour masquer la réalité. Leur première réalisation a consisté à faire repeindre les murs des pagodes et à défricher parcs et pelouses envahis par les herbes. Les propriétaires du centre ville furent contraints de ravaler les façades décaties de leurs immeubles et de participer au nettoyage des ordures ménagères abandonnées dans tous les recoins. Ensuite, les généraux se lancèrent dans la création de parcs et de jardins destinés à « assurer la paix du corps et de l’esprit des citadins durement secoués par les troubles épouvantables résultant des désordres suscités l’an dernier » par - au choix ou ensemble - « les communistes » ou « les laquais de l’impérialisme ». La phraséologie du régime précédent est toujours en vigueur. Les organes d’information gouvernementaux insistent chaque jour sur les réalisations des militaires en faveur de la population : passerelles pour piétons au-dessus des grandes artères, construction accélérée de villes nouvelles à l’ouest (Hlaing), au nord (Okpo) et à l’est (Dagon et Myothit), etc.

Pour apaiser la grogne des fonctionnaires, dont la grève générale avait paralysé l’ancien régime « socialiste », et qui n’avaient repris le travail en octobre 1988 que sous la menace, les militaires ont décidé de frapper un grand coup : les salaires ont été augmentés de 300 % le 1er avril. Une générosité qui ne coûte guère aux autorités, grâce au fonctionnement intensif de la planche à billets. Mais les assurances des généraux sur la solidité de la monnaie ne suffirent pas à redonner confiance à une population choquée par les massacres de mars, juin, août et septembre 1988 et exaspérée par les exactions répétées des soldats : meurtres, arrestations, tortures.

Le régime a décidé le 25 mai de changer le nom du pays. L’Union de Birmanie, qui avait abandonné en octobre 1988 la désignation de République socialiste, est devenue officiellement l’union de Myanma. Selon les généraux, le nom de Birmanie se référait à « la race birmane », tandis que je mot Myanma englobe « toutes les races » du pays. En réalité, les militaires ne se sont jamais souciés des sentiments des quelque soixante minorités qui se partagent les deux tiers du territoire. Depuis quarante ans, les innombrables exactions et massacres qu’ils ont commis dans les régions périphériques sont restés impunis, Un rapport diffusé l’an dernier par Amnesty International est particulièrement édifiant sur ce point (1). Quant au mot Myanma, c’est le nom ancien par lequel se désignaient les Birmans.

L’utilisation du bouddhisme Pour emporter l’adhésion des indécis, les généraux jouent sur les cordes qui ont fait leurs preuves ailleurs : nationalisme (« seuls les Birmans peuvent lutter pour développer le pays »), xénophobie (« dénoncez les machinations des impérialistes visant à désintégrer la Birmanie »), racisme (« nous avons peur que notre race s’éteigne » ; quinze articles signés le Patriote sont parus sous ce titre), anti parlementarisme et traditionalisme (2). L’utilisation du bouddhisme est systématique : les militaires visitent les pagodes, organisent des cérémonies pour les moines, collectent de l’argent pour la construction d’un temple à Rangoon, sollicitent les conseils des religieux.

Les écoles maternelles et primaires, closes pendant un an, ont été rouvertes le 19 juin. Mais les collèges et universités restent fermés, car le régime n’a pas vraiment rallié à sa cause les étudiants et les enseignants, notamment ceux qui font partie de l’Union des enseignants de Birmanie. Tous ont payé un lourd tribut en 1988 et conservent le souvenir des massacres de septembre (plus de 3 000 mille personnes ont été tuées ). Les 3 157 étudiants qui sont rentrés peu à peu de Thaïlande - où ils avaient fui l’an passé - ne l’ont certes pas fait de gaieté de coeur. Des milliers d’autres sont demeurés dans les maquis.

Les travaux divers - parcs, passerelles, dégagement de la route entre la capitale et l’aéroport - répondent à des considérations stratégiques plus qu’ils ne reflètent une volonté d’améliorer l’environnement.

La création des villes nouvelles n’est pas non plus exempte de pareilles considérations. Hlaing, prévue pour 100 000 habitants, est située sur la rive ouest de la rivière Hlaing, qui la sépare de Rangoon. On y installe de force tous les squatters du centre, les habitants des quartiers incendiés et les nouveaux arrivants. Fait partie de ce dispositif, la création de la ville d’Ohpo, réservée aux hauts fonctionnaires, aux anciens du parti, de l’armée et de la police. A Mingaladon, où se trouve une grande base militaire, d’autres lotissements sont aménagés. Cette ceinture de sécurité, destinée à l’évidence à couper la capitale du reste du pays en cas de besoin, est complétée à l’est par le développement de la ville de Myothit, réservée aux gens sûrs et aux vétérans de l’armée.

Le ministère de la défense a été transformé en camp retranché. Autrefois protégé par de simples grillages, il est désormais entouré d’un mur percé de meurtrières avec des blockhaus pour les nids de mitrailleuses à chaque angle. Tous les grands arbres qui bordaient les principaux axes routiers de la capitale ayant été coupés, la population ne risque plus de les utiliser pour en faire des barricades de fortune...

Celle-là a de bonne raisons d’être méfiante. Les élections générales promises par la junte ont été reportées a plusieurs reprises. Fixées pour le 1er mai 1990 - sous la pression des Occidentaux et, surtout, des Japonais - auront-elles vraiment lieu ? Les généraux ne font pas mystère de leur volonté de rester au pouvoir. La publication, le 31 mai 1989, de la loi électorale n’a nullement rassuré les démocrates. Elle a été rédigée par une commission de cinq vieillards contrôlés par les généraux, et sans aucune consultation des chefs des partis.

Le porte-parole du comité de presse du Conseil pour la restauration de l’ordre et de la loi (nom officiel de la junte) déclarait récemment : « Nous souhaitons conserver le pouvoir entre nos mains pendant longtemps. Le pouvoir ne pourra pas être transmis immédiatement après les élections, car le gouvernement devra être formé selon la Constitution (3). Et de souligner que les députés de l’Assemblée constituante devront choisir entre deux Lois fondamentales, celles de 1947 (républicaine) et de 1974 (socialiste), ou en rédiger une troisième qu’il faudra faire adopter par référendum avant d’organiser de nouvelles élections d’où sortira un gouvernement auquel sera remis le pouvoir...

Les généraux renforcent leur mainmise sur le pays. L’autorisation d’enregistrement des partis a l’apparence d’une mesure libérale. Deux cent vingt-sept sont enregistrés, mais beaucoup ne sont que des associations professionnelles ou syndicales, ou des regroupements d’habitants d’une même rue. D’autres n’existent que sur le papier. Leur nombre va d’ailleurs décroissant du fait des pressions de l’armée. La surveillance policière et les encouragements à la délation, qui faisaient la force de l’ancien régime, n’ont pas cessé.

Dans ces conditions, il a fallu beaucoup de courage, pour se lancer dans la bataille, aux deux chefs du principal mouvement d’opposition - la Ligue nationale pour la démocratie (LND), le général en retraite Tin Ou, (soixante-cinq ans) et l’extraordinaire pasionaria birmane, Mme Sou Kyi, fille du fondateur de l’Union, le général Aung San. Le général Tin Ou, homme austère et sincère qui fut moine pendant six ans après avoir été emprisonné par l’ancien dictateur Ne Win, et Mme Sou Kyi (quarante-trois ans) sont respectivement président et secrétaire général de la Ligue, qui aurait environ 2 millions d’adhérents. Non violents et légalistes, ils représentent désormais le seul espoir de la population. Privée de la possibilité de se faire connaître à l’échelle nationale, la LND, sous l’impulsion de Mme Sou Kyi, a organisé une longue campagne de visites aux branches locales du parti dans toutes les provinces.

La Ligue nationale a diffusé des bulletins d’information pour encourager ses adhérents. Mme Sou Kyi a tenu chez elle des conférences de presse ; elle a dénoncé les exactions et pressions des militaires. Chacun de ses voyages a donné lieu à des enregistrements vidéo diffusés sous le manteau dans tout le pays. Les autorités ont été gênées par le dynamisme et les idées de Mme Sou Kyi, qui n’a cessé de réclamer le respect de la justice et des droits de l’homme. De nombreuses rumeurs d’assassinat ont circulé. Elles étaient peut-être à mettre sur le compte de la guerre psychologique, mais ne pouvaient être prises à la légère, car les militaires ont provoqués Mme Sou Kyi à plusieurs reprises. Le 21 juin, Mme Sou Kyi, qui participait à une commémoration du massacre d’étudiants de juin 1988 et venait de déposer une couronne de fleurs, a été arrêtée pour la première fois. Pendant organisée. Les soldats ont tiré. M. Thein Moe, l’un des responsables du Parti unifié dés travailleurs, a été tué. Un autre manifestant a été grièvement blessé et plusieurs étudiants arrêtés. Le libéralisme du régime montrait déjà ses limites.

Le 19 juillet, l’armée dispersait brutalement une manifestation d’un millier de personnes réunies à l’occasion de l’anniversaire de la mort d’Aung San. Quelques jours plus tôt, vingt mille soldats étaient venus renforcer le quadrillage déjà serré de la capitale. Le 20 juillet, sous prétexte qu’ils « semaient la dissension chez les militaires et entretenaient la haine de l’armée dans la population. », Mme Sou Kyi et M. Tin Ou étaient assignés à résidence pour un an. Tout contact avec l’extérieur leur était interdit.

Les généraux ont renforcé une loi de 1962 sur l’enregistrement des éditeurs et imprimeurs ; une directive indique que « tous les manuscrits doivent être soumis à l’approbation préalable avant impression et publication » . Depuis le 6 juin 1989, « les imprimeurs, éditeurs, organisations et personnes qui impriment et publient des textes non approuvés » sont poursuivis. Le 9 juin, le porte-parole militaire déclarait : « Les partis politiques feraient mieux de faire, connaître au peuple leurs promesses politiques, économiques, sociales et les travaux de solidarité nationale qu’ils envisagent (...). Ils feraient mieux de s’organiser et d’établir leurs plates-formes électorales plutôt que de s’opposer au gouvernement et demander le pouvoir. » Privés de moyens d’expression par un régime qui feint de les encourager, il est peu probable que les partis puissent faire connaître leurs programmes aux électeurs par la voie légale.

Les généraux se glorifient de leurs succès contre les diverses rébellions, Celle du parti communiste birman, rongé par les dissensions ethniques, s’est désintégrée. Les Kachins sont repoussés sur la frontière chinoise et les trafiquants d’opium shans ont perdu leurs sanctuaires en Thaïlande. Quant aux Karens de l’Union des nationaux karens (KNU), chassés peu à peu de leurs bases, ils font les frais des accords de coopération entre les états-majors thaïlandais et birman. Les Karens ont contrôlé pendant près de quarante ans toute le zone frontalière entre la Birmanie et la Thaïlande (1 500 kilomètres). Installés dans des sanctuaires appuyés sur la frontière, ils bénéficiaient du soutien discret de la Thaïlande et des trafiquants avec lesquels ils commerçaient (vente de bois, bétail, minerai, antiquités, pierres précieuses, etc.). En échange de la fin de leur soutien aux Karens, les Thaïlandais ont obtenu, à des conditions inespérées, des concessions d’exploitation de zones de pêche, de forêts et de mines situées en territoire birman. Cet accord a été conclu au moment où la Thaïlande a annulé les concessions forestières sur l’ensemble de son territoire. Les revenus que les rebelles tiraient de la contrebande vont désormais dans les caisses de l’armée, qu’elle est la seule à contrôler (4).

Exploitant leur succès sur les rebelles, les généraux ont créé un Comité pour le, développement des régions frontalières et des races nationales (5). Dirigé par le véritable homme fort du régime, le général Khin Nyunt (bras droit du chef de l’Etat, ancien chef des services secrets et, dit-on, très lié à Mme Sanda Win, fille de M. Ne Win), ce comité aménage les zones frontalières. son profit. Il coordonne la construction de routes, de ponts, de camps militaires et de villages de regroupement dans les zones conquises, Les grands chantiers civils ont été abandonnés et les puissants moyens mécaniques ont été récupérés pour les besoins militaires. Quant aux minorités ethniques qui résident encore dans ces zones...

Vives attaques contre les médias étrangers Les généraux souffrent pourtant d’un grave handicap. La dissolution du parti socialiste a entraîné la disparition des organisations satellites qui contrôlaient tous les secteurs de la population et se chargeaient de transmettre les ordres du mouvement. Les militaires n’ont pas encore réussi à reprendre les rênes de toutes les associations (étudiants, artistes, écrivains) qui se trouvaient à la pointe de la protestation, Soldats et police secrète utilisent menaces et délation : la terreur succède à la peur, sans entraîner pour autant l’adhésion des foules.

Police et armée réussissent à limiter la diffusion des idées de l’opposition, mais ne peuvent faire taire les critiques extérieures. La Voix de l’Amérique, la BBC et la radio indienne diffusent chaque jour des informations en birman. Très écoutées, elles sont devenues les seules sources auxquelles la population fait confiance. Les généraux sont obligés de multiplier les conférences de presse au cours desquelles ils accusent les médias étrangers de faire croire aux Birmans que, comme le dit un proverbe, « les punaises du lit sont des tortues » . Un sénateur américain, M. Patrick Moynihan, qui a dit soutenir les Karens et les étudiants, et a blâmé l’armée pour sa brutalité, a été vivement critiqué : ses prises de position ont provoqué la publication de vingt-six articles anonymes (6).

Ainsi, plus d’un an après le départ de M. Ne Win, la Birmanie continue de subir une dictature sans autre projet que d’assurer sa pérennité et de gérer le pays comme sa propriété privée. Son impopularité ne pourra que la pousser à se montrer de plus en plus répressive.

Renaldo Gassi


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