Le carburant médiatique du RN : du niveau local au niveau national.

vendredi 29 juillet 2022.
 

L’article qui suit se propose de poursuivre notre analyse sur les raisons de la poussée électorale du Rassemblement National.

Cet article est en quelque sorte un complément du très bon article de Roger Martelli dans le magazine Regards reproduit sur ce site : https://www.gauchemip.org/spip.php?...

Il nous faut étudier d’une manière approfondie pourquoi le FN puis le RN obtient des scores de plus en plus élevés dans les milieux populaires et en milieu rural. L’article de Roger est plus descriptif qu’explicatif.

On avance souvent des raisons économiques : désindustrialisation, délocalisation, précarité croissante de l’emploi, perte de pouvoir d’achat ; des raisons socio-économiques : destruction des liens de solidarité entre travailleurs (affaiblissement des syndicats notamment), fragmentation de la classe ouvrière par diversification des métiers ; et des raisons politiques : la gauche plurielle et encore moins le règne de Hollande n’ont pas résorbé le chômage, la précarité, la stagnation des salaires. Les acteurs de « La gauche de gouvernement » sont donc considérés comme des traîtres par une partie croissante des classes populaires qui se réfugie alors dans l’abstention ou dans le vote RN.

Cette attitude d’une partie de la classe ouvrière est difficilement acceptable par une partie de la gauche qui refuse de se regarder dans une glace et préfère alors invoquer comme explication la xénophobie, le racisme, l’indigence intellectuelle de ses ouvriers égarés. Il ne s’agit alors rien d’autre que d’une forme de mépris de classe déguisé. Ce facteur explicatif n’est évidemment pas le seul, mais ce serait une erreur politique grave de ne pas en tenir compte.

Depuis 1980, on constate trois phénomènes concomitants : une hausse de l’abstention, une hausse du nombre de suffrages exprimés pour le FN puis le RN et une diminution de la part relative de la classe ouvrière dans la population active.

Remarquons aussi que cette date correspond approximativement à la mise en œuvre des politiques ultralibérales en France et en Europe. Mais se pose alors une question que personne ne pose : pourquoi tous ces électeurs ouvrières et ouvriers et employés n’ont-ils pas voté pour le NPA ou lutte ouvrière qui n’ont jamais gouverné et dont on ne peut reprocher aucune trahison et qui n’ont pas cessé de critiquer le réformisme « social-traîtres » des socialistes ?

Pourquoi des gens comme Arlette Laguiller, Olivier Besancenot, Philippe poutou eux-mêmes issus des classes populaires n’ont-ils pu rallier la masse des employés et des ouvriers qui se sont réfugiés dans l’abstention et à l’extrême droite ?

On pourra évidemment invoquer comme explication le boulet de l’étiquette « communiste » mais cet argument perd de sa force si l’on se réfère au NPA qui s’est débarrassé du sigle communiste (ex LCR).

Faut-il trouver une explication dans un militantisme effréné du FN – RN auprès du monde ouvrier et dans les campagnes rurales ? Évidemment non, à quelques exceptions près.

Remarquons que cette critique de l’extrême gauche de « sociale traîtrise » est reprise par l’extrême droite notamment sur ses chaînes YouTube et actuellement à l’Assemblée nationale.

Ce n’est évidemment pas par hasard : le RN sait parfaitement que de nombreux employés et ouvriers se sont dirigés vers leur parti en raison de ce sentiment que nous avons vu plus haut.

Alors on touche ici un point aveugle dont sont victimes un bon nombre d’intellectuels de formation marxiste : ce que j’ai appelé il y a plusieurs années « l’inconscient médiatique ».

Ce qui manque dans la description de Roger Martelli, c’est l’influence considérable des médias locaux, régionaux et nationaux dans l’élaboration de l’imaginaire politique dont notamment celui des classes populaires.

Nous avons expliqué à plusieurs reprises sur ce site, en utilisant notamment les travaux de l’association Acrimed, comment les grands médias et certains réseaux sociaux propagent les idées d’extrême droite comme par exemple la chaîne TVL qui réunit plusieurs centaines de milliers d’abonnés.

Non seulement il nous faut analyser en détail, comme nous l’avons déjà partiellement fait, le contenu idéologique, voire philosophique ou religieux des mouvements d’extrême droite, mais il nous faut aussi connaître et analyser les thèmes de propagande de ces chaînes dont l’efficacité est loin d’être nulle.

J’ouvre ici une parenthèse :

J’avais demandé à LFI l’existence d’un plan médias dont l’une des fonctions serait d’analyser le contenu des éditoriaux des militants masqués appelés journalistes.

Je constate enfin que cette action est commencée comme en témoigne l’article qui vient de paraître sur l’Insoumission et relayé sur ce site : Pascal Praud, l’anti journaliste.

https://www.gauchemip.org/spip.php?...

Je ferme ici la parenthèse.

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Il est donc nécessaire d’analyser comment des médias incitent à l’abstention et au vote RN d’une manière systémique ou volontaire. Nous abordons ici en détail l’une des causes qui peut expliquer le vote RN en milieu rural : le rôle de la presse locale et notamment le fait divers.

Nous sommes arrivés à trouver une étude intéressante sur Internet traitant de cette question en 35 pages et dont nous livrons ici le début. Le lecteur pourra accéder à la totalité de l’article en cliquant sur le lien indiqué.

*

Les faits-divers stigmatisent-ils ? L’hypothèse de la discrimination indirecte

Jérôme Berthaut, Éric Darras, Sylvain Laurens

Dans Réseaux 2009/5-6 (n° 157-158), pages 89 à 124

Source : cairn info

https://www.cairn.info/revue-reseau...

Dans le contexte politique français mais aussi européen marqué par l’essor électoral des mouvements d’extrême droite, nombreux sont ceux qui ont dénoncé « l’ethnicisation » des faits-divers afin de souligner leur éventuelle contribution à la circulation de représentations susceptibles de conforter une offre politique xénophobe.

2Quelques travaux historiques ou sociologiques se sont ainsi attachés à faire le récit de l’émergence du fait-divers (Ambroise-Rendu 1997) et de son rôle dans l’essor de la presse populaire à la fin du XIXe siècle (Perrot 1983 ; Khalifa 1993 ; M’Sili 2000), ou encore à analyser les contenus publiés sous cette rubrique (Chassaigne 2004 ; Picards 1999). À compter des années 1980, des analyses de contenus ont notamment cherché à mettre au jour la propension des faits-divers à stigmatiser certaines catégories de population et notamment les « étrangers » ou les habitants des quartiers populaires en rappelant leur « origine immigrée » (Bategay et al. 1993).

3Dans la mesure où les faits-divers constituent bel et bien, selon la formule de Michelle Perrot, des « événements sans événement » (Perrot 1983 : 917), la marge de manœuvre du journaliste, autrement dit sa « fonction d’agenda », semble a priori considérable : il peut sélectionner, chaque jour, tel ou tel sujet parmi des dizaines voire des centaines d’autres disponibles. Pourquoi dès lors, les journalistes publient-ils si souvent des sujets mettant en scène des (délinquants) « étrangers », « enfants d’étrangers » ou « d’origine immigrée » ? Une conclusion s’impose trop souvent d’évidence : il s’agirait de diverses formes d’insuffisances intellectuelles dont la survivance d’un « racisme professionnel » parfois qualifié d’ « ordinaire », de « latent » ou de « structurel » chez les journalistes (comme chez les policiers qui les renseignent). Dans un raccourci saisissant, ce « racisme » expliquerait et/ou s’expliquerait « naturellement » (par) le racisme du lecteur, ce Français « moyen » naturellement « raciste ». Ces explications par « l’idéologique » apparaissent d’emblée un peu courtes. Elles sont régulièrement déduites de ces études basées sur des analyses de contenus des produits finis (articles, reportages de télévisions…) qui prétendent isoler et passer au crible d’une analyse intellectuelle distanciée les « représentations » des journalistes. Faute de donner place à l’analyse concrète des pratiques journalistiques, donc de recourir aux entretiens et à l’observation, en suivant par exemple les faits-diversiers au quotidien pour resituer la production du fait-divers dans l’ensemble des contraintes dans lesquelles s’insère le travail journalistique [1]

La place donnée aux faits-divers est tout d’abord « intimement » liée aux équilibres économiques et aux stratégies de diffusion qui sous-tendent la production du journal et l’organisation du travail dans chacune des rédactions. Nous établirons plus spécifiquement un parallèle entre, d’une part, le caractère stratégique des « faits-divers » pour la survie économique du groupe de presse et, d’autre part, les zones et les catégories de population qui apparaissent principalement dans cette rubrique. Les analyses sémiologiques, lato sensu, lorsqu’elles demeurent trop exclusives, participent d’une approche « médiacentrique » (Hall et al. 1994 ; Gans 1980 ; Schlesinger 1992 et 1994), plus souvent dénoncée que véritablement esquivée dans la littérature d’analyse. L’enquête de terrain montre mieux l’importance de l’influence des sources, principalement policière et judiciaire, sur la production quotidienne des faits-divers. Par ailleurs, nos observations montrent que la congruence n’est que relative entre les logiques professionnelles exigées par les innovations marketing et la dépendance aux sources : en mobilisant en quelque sorte une contrainte contre une autre, les journalistes s’émancipent ainsi ponctuellement des sources policières pour aborder le genre du fait-divers sous un tour inspiré des formats journalistiques nationaux qui traitent les « fait-divers » en « phénomènes de société » en sollicitant pour cela d’autres catégories d’interlocuteurs.

L’ajustement des rubriques aux audiences utiles

[1] Il reste surprenant que tant de travaux sociologiques sur le…, elles ne peuvent repérer les routines quotidiennes au principe de la fabrique de ces produits culturels. L’approche sociologique aide à comprendre autrement les processus de discrimination indirecte parfois à l’œuvre dans cette rubrique. Cinq semaines d’observation directe des journalistes au travail au sein de la rédaction d’un grand quotidien régional [2] [2] Au total, les observations ont été conduites dans 3 rédactions…, complétées par une série d’entretiens auprès des faits-diversiers, du rédacteur en chef, du responsable marketing et de différents secrétaires de rédaction permettent un regard plus sociologique sur la réalité des conditions de production de ces faits-divers [3] [3] Cette étude a bénéficié d’un soutien financier du ministère des…. À l’arrivée, nous verrons que « l’ethnicisation » des contenus des faits-divers s’explique par le croisement de facteurs concurrents ou congruents et notamment par le poids de la stratégie commerciale du journal sur la relation des journalistes avec leurs sources, qui apparaît centrale.

4Les contraintes journalistiques ne se résument pas à la maximalisation de l’audience. Il convient d’abord de comprendre que les médias cherchent aussi à satisfaire les publics précisément qualifiés d’utiles. Or, les habitants des quartiers populaires n’en sont pas, les journalistes considèrent d’ailleurs, et sans doute à tort, qu’on n’y lit pas (ou si peu) le journal local. Les lecteurs utiles anticipés doivent être utiles aux annonceurs qui financent le journal bien sûr, mais pas seulement. Dans la région étudiée comme dans bien des régions françaises, le champ médiatique local est nettement dominé par un grand quotidien régional. Ce quotidien régional, avec une vingtaine d’éditions locales et plus de 700 000 lecteurs quotidiens, jouit d’une diffusion et d’une audience prépondérantes, pour ne pas dire hégémoniques [4] [4] À l’époque de l’étude, seul le quotidien gratuit Métro était…, dans les foyers, les bars, les lieux de travail ou les kiosques locaux. Grâce à ses multiples bureaux maillant le territoire régional, grâce à ses nombreux correspondants, sa capacité de production d’information est sans comparaison possible avec les autres médias de la région. Les processus de « circulation circulaire » de l’information entre médias appartenant au champ médiatique national s’observent également au niveau local, mais le quotidien départemental est ici l’initiateur quasi-exclusif de cette boucle médiatique et donc rarement le relais de ses confrères locaux [5] [5] Au cours de notre observation, les journalistes du quotidien…. Si dans certains départements, ce journal est en concurrence avec d’autres titres, celui-ci reste partout présent sur l’ensemble de la région et demeure depuis près d’un demi-siècle en situation de monopole sur la capitale régionale. Cette situation, qui n’empêche cependant pas la survivance de quelques hebdomadaires locaux, est le fruit d’un processus long qui s’est traduit ici comme ailleurs en France par l’absorption progressive des concurrents historiques.

Des quartiers populaires éloignés du réseau financier et social du journal 5L’influence du groupe économique qui possède le quotidien régional, prend également racine dans la capacité historique de la famille qui détient le titre à multiplier ses investissements et à inscrire son entreprise de presse au sein d’un tissu économique et politique local et national. L’actuel président du quotidien local mène parallèlement, comme son père avant lui, une carrière politique tandis que, par une série de prises de participation, les dirigeants ont un lien économique direct avec nombre d’entreprises locales d’importance (et réciproquement). Il serait sans doute ici inutilement long et fastidieux de retracer avec précision toutes les participations croisées qui permettent à ce quotidien régional d’associer à sa réussite les institutions et acteurs économiques, culturels et politiques localement dominants. Précisons simplement que pratiquement tous les médias locaux économiquement ou potentiellement viables semblent avoir de près ou de loin un lien capitalistique avec le groupe (radios et télévisions locales, gazettes locales, sites Internet d’information, etc.)

6Resituer d’emblée le quotidien régional au centre du réseau financier et social qui lui est propre, permet de souligner l’asymétrie qui existe entre ce type de média, fut-il local, inscrit dans un nœud croisé de relations, au centre d’intérêts importants (politiques et financiers) et les habitants des quartiers populaires, pour beaucoup prolétaires immigrés ou leurs descendants, victimes des « logiques de l’exclusion » (Elias et Scotson 1965), et par conséquent absents de cet enchevêtrement de dons et contre-dons, qui conditionne bien souvent les logiques médiatiques voire les thèmes traités. Si aucun des titres locaux ne peut rivaliser avec le quotidien régional, c’est aussi parce qu’aucun n’est parvenu à asseoir sa domination économique avec autant d’acuité [6] [6] Le journal est une SA dont la famille historique détient la…, c’est-à-dire à se placer au centre d’intérêts puissants et devenir partie intégrante de la stratégie d’ascension sociale de bon nombre d’acteurs économiques et politiques locaux. Le journal apparaît ainsi comme le véhicule d’un entre-soi qui associe logiquement plutôt les groupes les mieux dotés en capitaux divers (social, économique, politique…) plus à même à se rappeler au bon souvenir des journalistes et de leurs états-majors, au contraire des quartiers populaires situés en contrebas de l’espace social et à l’opposé de l’horizon professionnel des journalistes [7] [7] ** Lire la suite en utilisant le lien suivant : https://www.cairn.info/revue-reseau... ** Par la conjugaison de ces différents médias de l’échelle locale à l’échelle nationale, le RN arrive ainsi à atteindre un score relativement élevé même en des endroits où il n’existe pas de problème majeur de chômage, de délinquance, d’immigration. Le seul remède contre cette situation et contre l’abstention massive est une action militante intensive plus importante notamment dans les milieux ruraux, dans les petites communes où le militantisme politique est quasiment absent. Le manque de force militante locale pour LFI et du PCF par le passé et maintenant explique cette situation où il n’existe pas de contre-feu contre cette propagande médiatique qui non seulement propulse le RN mais fait tout pour dénigrer, falsifier les positions de la NUPES et de chacune de ses composantes. Le remède est donc simple dans son principe : dorénavant, il est nécessaire de mutualiser toutes les forces politiques, syndicales et associatives autour des collectifs ou groupes d’actions locaux de la NUPES pour réaliser un porte-à-porte sur tout le territoire y compris en dehors des campagnes électorales. Cela fait longtemps que je suis convaincu que l’action de 2000 groupes locaux de 25 personnes militantes serait bien plus efficace qu’une seule manifestation de 50 000 personnes à Paris. Il serait souhaitable qu’au sein de chaque circonscription de constituer un groupe d’actions local NUPES. Il serait souhaitable qu’un certain nombre de députés de la NUPES aide à cette constitution.

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Hervé Debonrivage


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