Chine et États-Unis entrent dans un nouveau cycle de tensions économiques

mercredi 24 août 2022.
 

La crise taïwanaise a prouvé la centralité de la compétition entre Pékin et Washington. Sur le plan économique et historique, c’est aussi le produit des errements de la gestion par les États-Unis de leur propre hégémonie.

L’été 2022 a montré que la tension entre la Chine et les États-Unis n’avait pas été reléguée au second plan par la guerre en Ukraine, bien au contraire. Mais si cette tension est souvent, et non sans raison, analysée comme le combat de deux impérialismes concurrents, elle est aussi le fruit des contradictions de l’hégémonie états-unienne sur le capitalisme. Et d’un certain aveuglement de cette puissance.

Car si aujourd’hui la Chine peut rivaliser pour la domination mondiale avec Washington, c’est d’abord et avant tout parce qu’elle a été partie prenante de l’évolution du capitalisme états-unien dans les années 1970-80. À cette époque, la première économie du monde est en pleine crise. Sur fond de mobilisation croissante des salariés et de ralentissement de la productivité, elle doit faire face à une forte inflation et à une croissance plus faible. Le modèle de l’après-guerre, fondé sur une puissance industrielle qui lui conférait une centralité dans le camp capitaliste, est épuisé. Japonais, Allemands et même Français grignotent des parts de marché.

La réponse à cette crise sera centrée sur la mise au pas des travailleurs états-uniens. Le « choc Volcker » sur les taux puis la politique de Ronald Reagan s’en chargeront. Mais cette répression ne pouvait pas, pour autant, tout régler. L’économie de la fin du XXe siècle est centrée sur la consommation de masse. Il faut donc pouvoir à la fois comprimer les salaires et soutenir la consommation. Régler ce problème ne pouvait se faire qu’en cessant de produire une grande partie des biens proposés aux États-Unis. C’est ici que la Chine est entrée en jeu.

Le pays présentait des avantages considérables. Son coût du travail minimal permettait d’offrir au consommateur états-unien des biens très bon marché qui l’incitaient à se montrer modéré dans ses prétentions salariales. Une double chance pour le nouveau modèle des États-Unis : il permettait de rendre soutenables les créations d’emplois dans certains services et assurait un socle monétaire idéal pour le développement de la finance.

Outre son coût du travail, l’un des avantages principaux de la Chine pour les capitaux états-uniens était sa stabilité politique. L’emprise du Parti communiste, affirmée par la répression de la place Tian’anmen en 1989, assurait une transition en douceur qui permettait à la fois de garantir les investissements étrangers et de maintenir une croissance des salaires modérée.

Une interdépendance devenue dangereuse

Au tournant du XXIe siècle s’est donc mise en place une sorte de condominium où chacun pouvait s’estimer gagnant. L’économie mondiale se partageait alors entre une Chine qui produisait l’essentiel des biens bon marché et les États-Unis qui les consommaient et se concentraient sur les technologies de pointe et la finance. En marge, Allemagne et Japon profitaient de cet équilibre pour fournir des biens d’équipement à la Chine et des automobiles aux États-Unis, tandis que les pays émergents s’enrichissaient grâce aux matières premières que consommait le développement chinois.

Mais ce nouvel équilibre n’a guère duré. Le nouveau modèle états-unien a trouvé ses limites avec la crise des subprimes qui lui a ôté un important pilier, mais aussi avec les effets très limités des innovations technologiques sur le commerce extérieur et l’emploi. Il a fallu avoir recours à un soutien massif de la Banque centrale et à un développement accéléré des emplois à faible productivité.

Progressivement, et encore plus depuis la crise sanitaire, la dépendance vis-à-vis de la production chinoise est devenue un problème. Et, en même temps, les États-Unis ne peuvent pas se permettre de sortir de cette dépendance parce que ce pays n’a plus les capacités de production pour assurer l’approvisionnement de son propre marché et, surtout, parce qu’il a toujours besoin de biens bon marché pour assurer l’équilibre précaire de son économie.

En face, la Chine est également soumise à des contradictions. D’un côté, le pays continue de prospérer sur son statut d’atelier du monde, mais de l’autre, il lui faut sortir de ce modèle pour devenir un pays à revenu élevé. Pour dessiner une voie entre ces deux impératifs, la Chine s’est lancée d’abord dans des surinvestissements, puis dans une bulle immobilière gigantesque. Ces choix l’ont menée à une impasse dont elle peine à sortir.

En conséquence, la Chine continue à avoir besoin des États-Unis pour compenser ces échecs et doit donc assurer un coût du travail relativement faible, ce qui obère son développement. Mais c’est aussi une impasse dans la mesure où, désormais, l’essentiel des délocalisations est réalisé, où des économies asiatiques, comme le Vietnam, viennent concurrencer la Chine sur certains secteurs et où la croissance du marché états-unien n’a plus la même dynamique.

La situation actuelle est donc toujours celle d’une dépendance mutuelle entre les deux superpuissances, mais aussi d’une concurrence exacerbée parce que chacune d’entre elles tente de construire un modèle économique « indépendant » de l’autre sans réellement y parvenir, dans un contexte de ralentissement structurel de la croissance.

Résultat : cette dépendance n’est plus, comme dans les années 2000, un gage de paix, mais au contraire une source de tensions. Les deux économies cherchent à construire de nouveaux modèles de développement pour répondre à des tensions sociales internes, et cette dépendance devient un obstacle.

Pour illustrer cette situation, on pourra observer les relations dans le domaine des technologies. Pour monter en gamme, la Chine a encore très largement besoin d’éléments de technologie états-uniens. Par exemple, dans les semi-conducteurs, la production chinoise est très fortement ralentie par l’embargo sur la technologie de machines à ultraviolets dont les États-Unis sont les seuls producteurs. Mais, dans le même temps, un document du département au commerce des États-Unis a récemment indiqué que près de 96 % des demandes d’exportations de technologies vers la Chine soumis à une approbation administrative étaient validées.

On voit ici toute l’ambiguïté de la situation actuelle : les États-Unis veulent freiner le développement technologique chinois, perçu comme un danger parce qu’il permettrait une plus grande indépendance économique de la Chine et un développement de ses technologies militaires. Mais, en même temps, les exportations technologiques vers la Chine sont une des conditions des relations commerciales normales dont Washington a besoin, non seulement parce qu’elles permettent d’éviter une guerre commerciale ouverte, mais aussi parce qu’elles permettent aux exportateurs chinois de satisfaire les besoins du marché états-unien.

On sait depuis 1914 que les interdépendances économiques ne sont pas des gages de paix, comme le pensent encore parfois certains auteurs. Elles peuvent aussi être source de tensions internes et devenir des impasses dont on cherche à tout prix à se sortir, y compris par le conflit armé lorsque toutes les autres options sont épuisées. En construisant cette interdépendance dans les années 1990-2000 avec une autre grande puissance militaire, Washington n’a donc pas construit les fondements de la paix, mais bien celles d’une compétition qui risque de se retourner contre les États-Unis.

La confiance excessive de Washington

La situation actuelle n’est pas sans en rappeler une autre. Après la Seconde Guerre mondiale, l’économie états-unienne était l’atelier du monde. Elle avait des produits, mais il lui fallait des marchés. Compte tenu de la situation des principaux pays développés à l’époque, ces marchés ne pouvaient émerger que si les États-Unis les subventionnaient, les recréaient et les entretenaient. C’est ce qui s’est passé avec le plan Marshall, mais aussi avec la gestion du Japon. La croissance européenne et japonaise de l’après-guerre était un gage de succès pour les multinationales états-uniennes et la croissance du pays.

Mais, à la fin des années 1960, ces pays s’étaient tellement développés qu’ils sont devenus une menace pour l’économie des États-Unis. Là encore, les besoins initiaux du capitalisme états-unien étaient devenus un piège. À l’époque, l’administration Nixon était décidée à faire payer les Européens et les Japonais, par des droits de douane et la fin du système de Bretton Woods qui permettait de dévaluer le dollar.

Les mesures étaient alors particulièrement violentes, mais, militairement, les États visés étaient des « alliés » et dépendaient fortement de la protection militaire états-unienne contre le bloc de l’Est. Le risque géopolitique était donc réduit, et Washington pouvait ne pas réellement se soucier de leurs réactions. Dans son récit de la décision de mettre fin à la convertibilité du dollar en 1971, Three Days at Camp David (HarperCollins, 2021, non traduit), Jeffrey Garten raconte comment Richard Nixon pouvait se montrer indifférent aux réactions des autres grandes économies capitalistes.

Globalement, au reste, l’ajustement de l’économie états-unienne s’est fait alors sans se soucier des conséquences sur les alliés. L’exemple le plus frappant a été évidemment le choc Volcker qui a frappé durement Europe et Japon, conduisant aux difficultés actuelles de ces deux blocs.

Aujourd’hui, la situation peut sembler assez similaire. La Chine a bénéficié des besoins de l’économie états-unienne, puis est progressivement devenue un problème parce que les États-Unis peinent à définir un nouveau modèle de développement. Mais elle est en fait très différente. Le développement chinois ne s’est pas fait dans le giron politique des États-Unis, mais dans celui d’une puissance déjà nucléaire, très peuplée, qui n’avait pas été vaincue ou « libérée » par les États-Unis et disposant d’un régime différent.

Le pari états-unien de l’époque est connu, il a été résumé par Milton Friedman au début de la décennie 2000 : le développement capitaliste allait nécessairement conduire à l’instauration de la démocratie libérale. Dès lors, la compétition entre les deux puissances serait restée dans le cadre économique. On aurait pu rejouer alors les années 1970 et imposer, par la force du roi dollar et le jeu des intérêts économiques, les vœux états-uniens.

C’était là faire preuve d’une totale naïveté, qui se paie directement aujourd’hui. On ne peut donc pas traiter la Chine exactement comme on a traité le Japon ou la RFA dans les années 1970 sans créer de tensions géopolitiques. D’autant que, pour assurer une paix sociale de plus en plus délicate à maintenir et réduire la dépendance aux États-Unis, la République populaire doit chercher de nouveaux marchés et de nouvelles sources de matières premières. Cela conduit à un choc des impérialismes au niveau mondial dans lequel la question russo-ukrainienne s’inscrit également (on le voit avec le rapprochement prudent de Pékin vers Moscou).

La crise de Taïwan est donc un épisode de cette situation où les États-Unis et la Chine sont pris dans les contradictions et les limites de l’économie mondiale actuelle. Comme ces contradictions et ces tensions ne sont pas réellement en voie de résorption, on peut donc s’attendre à ce que la « guerre froide » sino-états-unienne structure une partie de notre avenir.

Romaric Godin

• Mediapart. 19 août 2022 à 12h55


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message