Une question stratégique à la France insoumise : quelle base sociale ?

vendredi 17 mars 2023.
 

C’’est une petite phrase passée quasi inaperçue et qui pourtant concentre les difficultés stratégiques de LFI dans la période : « Les classes moyennes, on les aura gratis. La priorité, c’est de ne pas rompre le lien avec les catégories populaires. Regardez le Parti socialiste, ça fait 20 ans qu’ils rament pour les retrouver », a affirmé Manuel Bompard, coordinateur des insoumis dans L’Obs du 3 mars.

Un électorat JLM peu typé

Selon les études sur la sociologie des différents électorats lors de l’élection présidentielle de 2022, celui de Jean-Luc Mélenchon apparaît comme le plus homogène en fonction de la profession des interviewés. Il a ainsi obtenu 25% chez les cadres, 25% parmi les professions intermédiaires, à nouveau 25% parmi les employés et 23% chez les ouvriers [1].

Une impressionnante régularité qui tranche avec les études sur ses deux principaux concurrents. Emmanuel Macron, qui a obtenu 27,8% des suffrages, réalise 35% parmi les cadres mais 17 et 18% chez les employés et les ouvriers – un rapport qui va donc du simple au double. Miroir inversé du président de la République, Marine Le Pen (23% au premier tour de 2022) obtient 36% tant chez les ouvriers que chez les employés, mais seulement 12% parmi les cadres – soit un rapport de un à trois.

La photographie des électorats respectifs est donc fortement tirée vers les couches aisées de la société pour Emmanuel Macron, vers les couches populaires pour Marine Le Pen et équirépartie pour celui de Jean-Luc Mélenchon. Pour ce dernier, c’est à la fois une force et une faiblesse. Une force, car toutes les couches de la société sont potentiellement réceptives au programme L’Avenir en commun, ce qui peut permettre d’élargir le score électoral. Mais c’est aussi une faiblesse, car une accentuation, par trop nette, vers l’un des secteurs, peut conduire à un décrochage parmi les autres. Cela amène à s’interroger sur l’état de la classe moyenne et de son caractère « gratis » ou non.

Une classe moyenne en voie de paupérisation

Il n’existe pas de définition absolue de ce qu’est la classe moyenne. Thomas Picketty retient les 40% du « milieu » entre les 10% les plus riches et les 50% les plus pauvres. L’OCDE préfère utiliser une tranche plus large comprise entre deux tiers et deux fois le revenu médian (soit entre 1300 et 3500 euros en France) et aboutit à une proportion des deux tiers de la population française.

Les définitions étant variables, il n’est pas toujours simple d’apprécier les tendances lourdes. Toutefois, il est certain que la « classe moyenne » est soumise à deux phénomènes : une rétractation numérique et un appauvrissement.

Selon l’OCDE, « 70% des individus de la génération du baby-boom faisaient partie de la classe moyenne quand ils avaient une vingtaine d’années, par rapport à 60% des jeunes de la génération Y » [2]. Mais c’est surtout sur la question des salaires que la détérioration est la plus nette. L’écart entre le salaire net des professions intermédiaires et celui des ouvriers est passé de 120% à 37% (voir ici par exemple), engendrant un profond sentiment de déclassement. Une forme de « descendeur » social est ainsi à l’œuvre, nourrissant angoisse et ressentiment.

Celui-ci est propice à l’expression d’un vote de colère qui, historiquement, a rarement trouvé des chemins progressistes. La crise des années 1930 a montré que la traduction électorale de ce déclassement pouvait nourrir les courants fascistes. Certes, à l’époque, une bonne partie de cette classe moyenne ne relevait pas du salariat mais, dans une période plus récente, l’appauvrissement de la classe ouvrière blanche aux États-Unis, sous l’effet de la désindustrialisation, a grandement contribué à l’élection de Donald Trump en 2016.

Le sentiment de payer « pour tout le monde » et en particulier « pour les assistés » y est croissant. Cet électorat, loin d’être acquis, est, au contraire, sujet à une tentation vers des réponses autoritaires et hostiles à des politiques redistributives.

Classe contre classe ?

La tentation d’apprécier la vie politique française et les tâches qui en découlent en un affrontement qui serait fondamentalement réduit à celui des couches populaires contre une mince oligarchie au sommet n’est pas une nouveauté dans l’histoire politique française. Faire des couches intermédiaires une masse politiquement quasi amorphe, qui se rangeraient mécaniquement du côté de la force montante, a été à plusieurs reprises tragiquement expérimenté.

Au XIXème siècle, les ouvriers parisiens en 1848 comme en 1871 ont payé cher leur isolement dans la société. Sans l’appui de la majorité paysanne, le prolétariat ouvrier était condamné, « son solo devient un chant funèbre », écrivait Marx.

À la fin des années 1920 et au début des années 1930, l’Internationale communiste stalinisée expérimenta ce qui allait s’appeler la troisième période et qui peut se résumer en un slogan : « Classe contre classe ! ». Trotsky pourra, à bon droit, dès 1930, parler de Troisième période d’erreur de l’Internationale communiste.

Quelle est la portée stratégique que Manuel Bompard souhaite donner à son propos ? C’est à ce stade difficile à apprécier. Mais dans ces derniers mois, la tentation d’une schématisation des enjeux politiques, assortie d’une analyse sur la radicalisation croissante et automatique, a parcouru nombre d’interventions de LFI. Cette approche, si elle est confirmée, est lourde de menaces pour la Nupes, qui n’a pas sa place dans ce schéma de pensée.

Stéphanie Texier, Regards

Notes

[1] Sondage Ipsos sur un échantillon de 4000 personnes.

[2] La génération Y correspond à ceux qui sont nés entre 1980 et 1995.


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