Des policiers de la CRS 8, une unité spéciale que Gérald Darmanin a créée en 2021 et qu’il utilise à sa main, font l’objet d’une enquête ouverte par le parquet de Rennes pour avoir brutalisé un manifestant. Dans une note interne, le commandant de cette compagnie ne cache pas leur esprit va-t-en-guerre. Interrogés par Mediapart, des préfets s’émeuvent du fonctionnement hyperviolent de cette compagnie.
Une unité d’élite, composée de policiers triés sur le volet : c’est ainsi que le ministre de l’intérieur Gérald Darmanin présente la compagnie républicaine de sécurité 8, l’unité spéciale de policiers créée en juillet 2021 pour lutter contre les « troubles graves à l’ordre public et les violences urbaines » ou pour « rétablir l’ordre républicain ». Gérald Darmanin décide lui-même, avec son cabinet, de ses principales missions : à Marseille ou à Valence, à la suite de règlements de comptes ; à Rennes et à Paris lors des manifestations contre la réforme des retraites ou encore à Mayotte sur l’opération « Wuambushu ». Contacté par Mediapart, le cabinet de Gérald Darmanin confirme que « certains engagements sont demandés par l’autorité ministérielle ».
Le ministère n’hésite pas à autoriser des médias, triés eux aussi sur le volet, à suivre cette unité (de deux cents hommes), mobilisable rapidement et à toute heure, dont l’équipement plus léger lui permet d’aller davantage au contact, selon des méthodes du maintien de l’ordre plus répressives.
Selon une information de Mediapart, des policiers de la CRS 8 sont visés par une enquête judiciaire ouverte par le parquet de Rennes pour « violences volontaires par personnes dépositaires de l’autorité publique », lors de la mobilisation contre la réforme des retraites. Les investigations ont été confiées à l’Inspection générale de la police nationale (IGPN).
En effet, à la suite des manifestations du samedi 15 avril, les vidéos montrant des violences commises par des forces de l’ordre ont abondamment été relayées sur les réseaux sociaux. En particulier celles enregistrées à Rennes, sur le boulevard de la Liberté, l’une des artères centrales de la ville.
Ce jour-là, Thomas*, 33 ans, croise des connaissances qui le persuadent de suivre la manifestation. « Mais rapidement, j’ai décidé de faire demi-tour parce que les rues étaient saturées de gaz lacrymogène. Je me suis retrouvé tout seul et j’ai voulu partir, explique-t-il auprès de Mediapart. [Sur le chemin du retour,] j’ai entendu une femme crier et en m’approchant pour comprendre ce qui se passait, j’ai vu des policiers qui la traînaient au sol. » Lorsqu’il les interroge, il est lui-même « poussé au sol ».
Puis, une fois relevé, alors qu’il « ne représente aucun danger et n’insulte aucunement les policiers », Thomas subit un « déferlement de violence incompréhensible ». Encore « choqué », il ne cesse de repenser à ce moment : « Lorsque les policiers m’ont plaqué au sol, sur le ventre. Certains m’ont mis des coups de matraque et un autre m’a donné un coup de poing au niveau du nez. Je sentais des douleurs sur mes jambes et mon dos. »
Comme le montre la vidéo enregistrée par un témoin depuis son appartement, les policiers sont six à s’acharner sur Thomas, et certains lui écrasent les jambes en marchant dessus. « Lorsqu’ils m’ont mis dans le camion, ils m’ont fait rentrer dans une cage trop petite en me gazant à moins d’un mètre. » Pris de « crises d’angoisse », Thomas a hésité à porter plainte mais son père l’a convaincu de le faire. « Quand j’ai vu les vidéos, ça a été un deuxième choc de revoir toute cette violence. Les faits sont trop graves pour être passés sous silence. »
Il est poursuivi pour « outrage ». « Un comble », commente-t-il. « Alors même qu’ils m’agressent, ils rajoutent de fausses déclarations en disant que j’aurais craché sur eux. Je suis convoqué dans un an pour répondre de ces accusations. »
À la suite de la plainte qu’il a déposée le 21 avril, pour dénoncer ces faits, le procureur de la République de Rennes a ouvert une enquête préliminaire sur les violences dénoncées par Thomas. Après avoir consulté son médecin traitant, qui a constaté différents traumatismes et de nombreuses ecchymoses, Thomas a été examiné par un médecin de l’unité médico-judiciaire mais les conclusions ne lui ont pas été transmises.
Depuis, ce charpentier se « concentre sur le travail pour chasser de [s]on esprit ces violences » qu’il ne parvient toujours pas à comprendre. « J’ai juste appris récemment que ces policiers étaient d’une unité spéciale, la CRS 8, et qu’ils avaient également menacé une journaliste qui filmait ce qu’ils me faisaient. » Effectivement, alors que Thomas était au sol, Anna Margueritat, photographe et vidéaste, a à son tour été victime de la violence de ces mêmes policiers alors qu’elle filmait un « homme qui n’avait aucun geste violent et que des CRS frappaient à terre », nous explique-t-elle.
« Je me suis approchée. Ils étaient plusieurs sur lui. Je leur ai dit : “Arrêtez, vous allez l’asphyxier !” Et là, un policier s’est avancé vers moi en pointant son lance-grenade au niveau de mon visage, en me disant : “Dégage, dégage !” J’avais mon brassard presse et ma carte. J’ai dit que j’étais journaliste, il m’a dit : “Rien à foutre.” »
« Un lance-grenade à quelques centimètres du front », Anna reste depuis « encore profondément marquée par ces violences » et se réserve le droit de déposer plainte, lors de sa prochaine audition par l’IGPN, en tant que témoin, dans le cadre de l’enquête. « J’ai couvert plusieurs manifestations, des interpellations très violentes notamment de la Brav-M [Brigade de répression de l’action violente motorisée – ndlr]. Mais c’est la première fois qu’un policier braque son arme sur moi et que j’assiste à un déferlement de violences gratuites. » Cette photographe se demande « combien de violences de ces compagnies restent impunies faute d’avoir été filmées ».
Mais ce samedi-là, nombreux sont les témoins qui ont pu filmer la CRS 8 brutalisant Thomas, traînant une femme à terre ou encore braquant une arme sur la photographe. Cette accumulation de violences de la part de cette compagnie sur une seule journée a amené le député d’Ille-et-Vilaine Frédéric Mathieu (La France insoumise) à saisir le procureur de la République de Rennes, sur le fondement de l’article 40 du Code de procédure pénale, selon lequel toute autorité constituée qui est témoin ou acquiert la connaissance d’un crime ou délit dans l’exercice de ses fonctions se doit de le signaler à un magistrat.
Sur la base des vidéos qu’il a adressées au procureur, le député a donc signalé, le 18 avril, les violences sur Thomas, les menaces sur la photographe Anna, ainsi que l’absence de port de leur numéro d’identification (RIO, pour référentiel des identités et de l’organisation) par les policiers concernés.
Contacté par Mediapart, le procureur de la République de Rennes a précisé que compte tenu du fait que les violences sur Thomas étaient le fait de la CRS 8, le signalement du député a été joint à l’enquête. Frédéric Mathieu se réjouit qu’« une enquête judiciaire soit déclenchée sur cette compagnie ». Il regrette en revanche « n’avoir aucune réponse du ministre de l’intérieur Gérald Darmanin », auquel il avait demandé la dissolution de la CRS 8.
C’est en sens contraire que s’oriente Gérald Darmanin, puisqu’il vient d’annoncer la création, d’ici 2024, de quatre nouvelles compagnies sur le modèle de la CRS 8, basées notamment à Marseille, Nantes et Montauban. Il ne peut guère ignorer, pourtant, les dérives de cette compagnie dont son cabinet et lui-même assurent la gestion, court-circuitant, au passage, les instances chargée des unités de police et de gendarmerie.
Pour les forces dites mobiles (CRS et escadrons de gendarmerie), c’est l’Unité nationale de coordination (UCFM), rattachée aux directeurs de la police et de la gendarmerie, qui effectue normalement la répartition des unités en fonction des missions. Exception faite, donc, de la CRS 8.
Tout aussi préoccupant, le ministre de l’intérieur a répondu favorablement aux demandes de missions plus violentes faites par le commandant divisionnaire de cette compagnie, Jean-Louis Sanchet. Dans un document au titre éloquent, « Rapport moral », daté du 7 janvier 2022, dont Le Monde avait fait état, ce commandant, ancien des forces spéciales de la marine nationale, dressait, six mois après la création de sa compagnie, un premier bilan sur les missions et les attentes des 200 hommes qui la composent.
Les policiers de la CRS 8 sont frustrés et amers de ne pas avoir été envoyés sur des « événements très violents ».
Si « les conditions de travail restent très correctes », avec un « niveau de confort très correct » sur le cantonnement, les policiers de la « CRS 08-2.0 nouvelle génération » considèrent « ne pas être employés à bon escient » et avoir été « envoyés sur des non-événements », n’étant « pas prévus pour des missions de sécurisation ».
Ainsi, sur « 78 sorties effectuées » par la compagnie, « uniquement 9 étaient en adéquation avec le corpus doctrinal de la CRS 08 » : lors des « violences urbaines » à Mantes-la-Jolie, à Grigny, à Corbeil-Essonnes ou « à Val-de-Reuil, suite à des affrontements entre la communauté kurde et des Afro-Maghrébins ».
Il rappelle qu’ils doivent intervenir « en situation dégradées ou de haute intensité », sans quoi ses hommes éprouvent une « frustration ». « Le point d’orgue de ce mécontentement » est de ne pas avoir été envoyés « sur les événements très violents de la Guadeloupe et de la Martinique [où des mouvements sociaux parfois durs étaient nés du refus de l’obligation vaccinale – ndlr] » et d’avoir vu y partir « des éléments de la BAC 75 [brigade anticriminalité de Paris – ndlr] ».
« La CRS 8 est restée en base arrière, l’arme au pied », dans le département des Yvelines, écrit le commandant. « Nous sommes toujours dans la stupéfaction et amers de ne pas avoir été envoyés dans ce genre d’opération », ajoute-t-il, à savoir le « rétablissement de l’ordre en mode dégradé ».
En conclusion de cette note très va-t-en-guerre et quelque peu effarante, le commandant Sanchet soulevait une question qui tranche par sa lucidité : celle de « savoir si [ses] chefs ne sont pas pusillanimes quant au déploiement [de la compagnie CRS 8] par crainte d’une action malencontreuse qui pourrait remonter jusqu’à leur niveau et engendrerait des conséquences sur le déroulement de leur carrière ».
Ce que le commandant semble avoir oublié, c’est la raison pour laquelle depuis 1967, plus aucune compagnie de CRS n’a été envoyée en Guadeloupe. Cette année-là, au mois de mai, les mouvements ouvriers et étudiants sont réprimés dans le sang par les forces de l’ordre et l’armée, conduisant à la mort d’au moins huit personnes (le chiffre étant encore contesté aujourd’hui). Un traumatisme toujours présent dans les mémoires en Guadeloupe et que semble avoir oublié le commandant Sanchet.
C’est une compagnie qu’il faut tenir « rênes courtes » car elle peut être assez incontrôlable.
Un préfet
Le message a visiblement été reçu 5 sur 5 par Gérald Darmanin : il a par la suite fait appel à la CRS 8 après le recours au 49-3 pour durcir le maintien de l’ordre face aux mobilisations contre la réforme à Paris ou à Rennes. Il a également envoyé une partie de cette compagnie, en avril, à Mayotte, dans le cadre de l’opération baptisée « Wuambushu », pour chasser des centaines de personnes de leurs logements avant de les démolir.
Dès leur arrivée, les policiers s’y sont illustrés en n’hésitant pas, à douze reprises, à faire usage de leur pistolet automatique. « Ils ont tiré vers le sol, commente auprès de Mediapart un gradé qui a également fait le déplacement à Mayotte pour l’opération, une absurdité qui peut se révéler dangereuse. »
Une autre fois, une vingtaine d’entre eux se sont retrouvés dans une cuvette, encerclés par une vingtaine de personnes qui leur jetaient des projectiles. « Au lieu d’en sortir rapidement, ils sont restés au milieu, en faisant usage de leur arme », poursuit ce commandant.
Selon la direction générale de la police nationale, les hommes de la CRS 8 reçoivent pourtant un entraînement particulier pour faire face aux « violences urbaines ». Dubitatif, ce gradé regrette à la fois « le manque de formation et de préparation de cette compagnie. Ils se comparent au RAID, alors qu’ils ne sont pas disciplinés et manquent de sang-froid. Par peur, les policiers de la CRS 8 peuvent faire un usage excessif des armes, mais aussi par sentiment de toute-puissance. L’un de leurs handicaps, c’est leur commandement trop va-t-en-guerre. Mais comme Lallement [ancien préfet de police de Paris – ndlr], le commandant Sanchet a une certaine utilité pour le ministre ».
Ce officier supérieur rappelle qu’« un bon maintien de l’ordre est celui qui se passe bien » et déplore « les réponses répressives apportées, comme l’opération à Mayotte, qui ne résout pas le fond du problème ».
Un préfet s’inquiète « du risque de nervis, de centurions, que représente cette compagnie ».
De façon exceptionnelle, deux préfets ayant eu la CRS 8 sur leur territoire, ont accepté de nous répondre. « C’est une compagnie qu’il faut tenir “rênes courtes” car elle peut être assez incontrôlable », nous a expliqué le premier, qui a déjà dû faire plusieurs remarques sur la CRS 8.
« Le commandant dans une unité joue beaucoup sur l’état d’esprit qu’il insuffle à ses hommes », précise-t-il, sans pour autant tout réduire à l’influence du chef d’unité, le commandant Jean-Louis Sanchet, qui doit partir en septembre.
Le second trouve que sur le papier, « l’idée de la CRS 8 peut paraître belle mais qu’elle est mal mise en œuvre » et s’inquiète « du risque de nervis, de centurions, que représente cette compagnie ». Pour l’éviter, il a d’ailleurs toujours « pris soin de l’encadrer avec un commissaire local afin de la tenir et d’avoir des remontées sur ce qu’elle fait ».
« C’est surtout un outil de communication du ministre Darmanin, qui a trouvé sa Brav-M avec les CRS 8. Cette compagnie coûte en plus très cher », lance un ancien responsable de CRS qui rappelle qu’à l’exception de Mayotte, « pour chaque mission, elle ne reste que quelques jours sur le terrain, trois à quatre jours, arrive souvent trop tard ou repart trop tôt. Le ministre instrumentalise cette compagnie à des fins politiques. C’est dangereux et cela fait encourir davantage de risque qu’un drame se produise ».
Il pense que la présence de « black blocs conduit à repenser certaines stratégies en matière de l’ordre mais que la CRS 8 fait courir un risque supérieur. C’est un peu comme si vous lâchiez la meute pour dégager la voie publique ».
Pascale Pascariello
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