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C’est quoi l’autogestion ? Peut-elle encore nourrir l’imaginaire de gauche aujourd’hui ? Trajectoire historique et politique d’un mot et d’une idée
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Tentons d’abord une définition, la plus ramassée possible : l’autogestion ce serait la capacité collective à décider, agir, faire, travailler et produire sans hiérarchie, à égalité de toutes et tous.
Mais d’où vient-elle l’autogestion ? On pourrait en faire remonter le principe assez loin, à l’aube même du socialisme.
Mais le mot, lui, est plus récent. Il vient du serbo-croate Samo upravljanje.
Le terme est utilisé par la Yougoslavie titiste dans les années 1950 pour désigner des réformes de structures accordant une forme partielle de pouvoir ouvrier dans les entreprises, sur l’organisation du travail et sur la gestion courante (moyennant toutefois une tutelle financière et un droit de regard des structures locales de l’État comme des cadres du Parti).
Traduit par « autogestion », il va essaimer.
Dans la jeune Algérie indépendante en 1962 d’abord où sont promulgués plusieurs décrets l’année suivante pour donner le contrôle aux paysans et aux travailleurs des milliers d’hectares de terre et des centaines d’entreprises abandonnées par les colons.
Puis parmi toute une gauche hétérodoxe qui, cherchant une voie distincte du socialisme de caserne à l’Est comme du réformisme parlementaire à l’Ouest, va se l’approprier.
Dans la CFDT fraîchement déconfessionnalisée en 1964, des voyages d’étude en Yougoslavie sont organisés et les premiers rapports syndicaux sur l’autogestion sont publiés. Des militant·es, des intellectuel·les s’en emparent.
Une revue voit le jour à la fin de l’année 1966, sobrement intitulée Autogestion. Elle paraîtra vingt ans. Dans son premier numéro, le penseur marxiste Henri Lefebvre en fixe l’enjeu principal : « L’autogestion ne peut éluder cette dure obligation : se constituer en pouvoir qui ne soit pas étatique. »
Les modèles yougoslaves et algériens sont dépassés : l’autogestion prend un tournant plus révolutionnaire encore, ne se limitant plus à l’entreprise mais à la réorganisation complète de la société. On réexamine les expériences passées, les socialisations de l’Espagne révolutionnaire en 1936-1937, les collectivisations de la révolution russe, à la lumière de l’autogestion.
Mai 68 va être un accélérateur. En mai/juin, la Commune de Nantes et les Soviets de Saclay ont le parfum de l’autogestion. Dans l’édition de 1970 de L’anarchisme (Gallimard Idées), Daniel Guérin s’enthousiasme :
« Un mot magique a fait écho durant les glorieuses semaines de Mai 1968, dans les facultés comme dans les usines. Il a été le thème d’innombrables débats, de demandes d’explication, de rappels de précédents historiques, d’examens minutieux et passionnés des expériences contemporaines : l’autogestion. (…) Certes la Révolution de Mai 1968 n’a pas mis en pratique l’autogestion, elle s’est arrêtée au seuil, disons mieux : tout au bord. Mais l’autogestion s’est logée dans les consciences, et, en dépit de ses détracteurs, elle en resurgira tôt ou tard. »
« À la monarchie industrielle et administrative, il faut substituer des structures démocratiques à base d’autogestion » : le communiqué de la CFDT du 16 mai 1968 donne le la. Deux ans plus tard, son congrès confédéral se donne pour perspective l’avènement d’un « socialisme autogestionnaire ».
Le Parti socialiste unifié (PSU), petit parti de gauche forgé dans l’opposition à la Guerre d’Algérie puis radicalisé par 68, lui emboîte le pas avec son Manifeste de 1972 intitulé : « contrôler aujourd’hui pour décider demain ».
On parle désormais d’autogestion socialiste, d’autogestion généralisée. Tout un continent va se cartographier dans ces années-là : l’autogestion du PSU et de la CFDT côtoie – non sans anicroches – celle des libertaires de l’Organisation révolutionnaire anarchiste, des trotskystes de l’Alliance marxiste révolutionnaire, de la Ligue communiste. Le Cercle Dimitriev, intervenant au sein du Mouvement de libération des femmes (le MLF), parle de féminisme autogestionnaire. Et l’action du Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception, le MLAC, ne relève-t-elle pas de l’autogestion de la santé des femmes par elles-mêmes ?
Sur le terrain, dans des associations, des collectifs, le mot est aussi repris pour qualifier d’innombrables initiatives concrètes, militantes, pédagogiques, citoyennes. L’autogestion croise la démocratie, l’autonomie et l’horizontalité pour en faire de la politique à hauteur de femmes et d’hommes. L’autogestion c’est tout autant l’autre nom du socialisme à venir que celui de la libération des aliénations quotidiennes.
Le Parti socialiste de François Mitterrand récupère le mot, en le réduisant à un pouvoir accru des travailleurs dans les décisions de quelques entreprises publiques. Du côté du duo PCF/CGT, on grince des dents. L’autogestion ? « Un mot creux » pour Georges Séguy le secrétaire général de la puissante CGT. Dans le programme commun de gouvernement que signent en 1972 le PS et le PC, elle n’est pas la bienvenue.
Elle revient par la lutte, celle des ouvrières et ouvriers de l’usine Lip à Besançon en 1973 et leur fameux « On fabrique, on vend, on se paie ». La remise en route de la production par les grévistes pour s’assurer une paie de survie (illégale) est pour elles et eux affaire d’autodéfense (s’il faut choisir un mot de la galaxie auto-). Leur revendication reste de trouver un repreneur qui garantisse les emplois de toutes et tous. Mais la lutte emblématique est porteuse d’un espoir bien plus grand, celui d’une transformation de la société par en bas. Le moment Lip est l’acmé du débat sur l’autogestion. Et surtout de l’autogestion – ou de l’auto-organisation des luttes – par les salarié·es elles et eux-mêmes pas toujours bien vue par les directions confédérales à l’époque.
Pour beaucoup en tout cas, Lip désigne une possible alternative autogestionnaire à la seule voie étatique du programme commun.
Mais dans la seconde moitié des années 70, plusieurs facteurs vont contribuer à en saper la dynamique. La crise économique rend la lutte de classe plus âpre. Les grèves se font le dos au mur. Les Lip elles et eux-mêmes en font l’amère expérience et se résigneront au passage en coopérative pour sauver ce qui peut l’être. Ça n’était pas leur choix de départ, le sociologue Maxime Quijoux utilisant fort à propos l’expression de « malentendu autogestionnaire ».
Le calendrier électoral rapproché entraîne une forme d’étatisation des luttes (mise en lumière par l’historien Xavier Vigna). La priorité est la victoire électorale de la gauche de gouvernement autour de François Mitterrand, candidat unique dès 1974 – alors que la candidature de Charles Piaget, syndicaliste de Lip, avait été écartée. Le PSU (après quelques vicissitudes) tentera encore de faire vivre un « Front autogestionnaire » pour les législatives de 1978. Son slogan de campagne : « Une gauche différente pour que demain chacun décide ». Las, 1981 sonnera le glas des espoirs autogestionnaires, et la politique de rigueur entamée dès 1983 dissipera le dernier malentendu, anticapitaliste cette fois-ci.
C’est à nouveau par l’auto-organisation des luttes que revient l’idée autogestionnaire : ce seront les grèves des années 1986-1988, animées démocratiquement dans différents secteurs par des coordinations de grévistes, soutenues activement par l’extrême gauche, dénoncées tout aussi activement par le pouvoir socialiste et une direction de la CFDT définitivement recentrée sur la gestion du capitalisme plus que sur sa contestation.
Infirmières, cheminot·es, institutrices et instituteurs, étudiant·es, ouvrier·es de l’aérien… dessine une « politique de l’assemblée générale » qui va marquer l’évolution du syndicalisme. Politiquement, la gauche radicale seule continue de défendre l’autogestion généralisée, des libertaires à la LCR dont le manifeste de 1992, À la gauche du possible, est sous-titré « Pour un projet socialiste autogestionnaire, écologiste et féministe ».
Le mot n’a donc pas disparu mais il s’efface du vocabulaire politique et perd de son audience à mesure que s’éloigne l’ombre portée de 1968. Significativement, quand Christian Rouaud sort en 2007 son film documentaire Les Lip, l’imagination au pouvoir, le terme d’autogestion n’est jamais prononcé.
Surtout il ne désigne plus nécessairement une alternative globale. Par autogestion on entend désormais le plus souvent une pratique, une démarche. L’autogestion doit être une expérience.
Il peut s’agir de territoires libérés : le Chiapas zapatiste depuis 1994, le Rojava où s’applique depuis 2013 le confédéralisme démocratique cher à la gauche kurde. Dans une moindre mesure la ZAD de Notre-Dame-des-Landes.
De formes d’auto-organisation et de coordination : Dans l’horizontalité voulue et recherchée du mouvement des Gilets jaunes, dans les assemblées générales de grèves qui persistent à se tenir.
Et d’entreprises « autogérées », la plupart du temps sous le statut de SCOP, où l’on travaille sans patrons. Soit montées comme telles – on peut penser à la boulangerie La Conquête du pain de Montreuil, à la coopérative Ardelaine en Ardèche ; soit conquises de haute lutte : Scop-ti qui produit les thés 1336 (du nombre de jours de grève accomplis), Viome en Grèce, les entreprises récupérées en Argentine, et bien sûr la récente reprise de Duralex par ses salarié·es.
L’autogestion continue de dire quelque chose : la volonté – la nécessité même parfois – de s’organiser directement pour vivre autrement. Elle continue de poser de grandes questions à la gauche : le pouvoir doit-il s’exercer uniquement de haut en bas ? Quelle place donner à la décision et au contrôle populaire ? Comment changer la société et sortir du capitalisme ? S’agit-il de multiplier des îlots autogestionnaires aux surfaces variées, ou – pour reprendre la « dure obligation » fixée par Lefebvre – « se constituer en pouvoir qui ne soit pas étatique » ?
Dans ce dernier cas – et la question est plus crûment posée à un monde au bord du collapse climatique – comment décider démocratiquement et collectivement quoi et comment produire. Pas seulement à l’échelle d’une ou plusieurs entreprises mais d’une société entière ?
Dans une vie politique et sociale où l’autoritarisme est roi, où les tentations fascistes s’expriment sans fard, une gauche de rupture et une perspective écosocialiste peuvent elles faire l’impasse sur l’idée autogestionnaire ? Car au final, même si le mot d’autogestion a peut-être perdu en « surface politique », les enjeux qu’il recouvre, d’égalité et d’émancipation, restent bel et bien les nôtres.
Théo Roumier
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