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L’extrême droite prospère en s’alimentant de trois paniques : économique, identitaire et écologique qui sont détaillés dans l’article suivant. C’est trois paniques sont engendrées par le fonctionnement même du capitalisme néolibéral des financiers et des rentiers.
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C’est en consultant des sites de qualité alternatifs comme par exemple Élucid que l’on peut découvrir des idées originales et des concepts peu répondus comme le convivialisme. « Toute parole est bonne à prendre pour apprendre. » disait mon bon Maître H. De Be bonrivage (moi).
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« L’idéologie néolibérale génère un totalitarisme à l’envers »
par Alain Caillé
source : Élucid – média
https://elucid.media/democratie/ide...
publié le 15/09/2024 Par Laurent Ottavi
L’extrême droite prospère sur fond d’hégémonie néolibérale, elle-même rendue possible par l’absence de fonds doctrinal. Alain Caillé, professeur émérite de sociologie et directeur de la revue du Mauss, à l’origine du mouvement du convivialisme, est l’auteur aux éditions du Bord de l’eau d’un petit livre paru en 2023, Extrême-droite et autoritarisme partout, pourquoi ? La démocratie au risque de ses contradictions. Il place les enjeux démocratiques au niveau de la lutte contre le capitalisme spéculatif et rentier, contre lequel une majorité pourrait être trouvée à l’échelle nationale comme mondiale.
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Laurent Ottavi (Élucid) : Vous avez choisi de retenir le concept d’extrême droite plutôt que de populisme. Qu’est-ce qui rassemble, par-delà leur diversité, les mouvements désignés comme tels ?
Alain Caillé : Les extrêmes droites ont des discours qui peuvent être très contradictoires. Certaines ont des programmes radicalement étatistes, d’autres radicalement individualistes. Certaines sont profondément religieuses, d’autres totalement étrangères à la religion. Certaines rejettent l’homosexualité, d’autres l’acceptent. Par contre, elles ont deux points communs. Le premier est la haine des étrangers, érigés en bouc-émissaires. C’est leur invariant systémique en quelque sorte. L’autre est la haine de ceux qu’on a nommés les social justice warriors, ceux qui militent pour la justice sociale. C’est la haine des intellectuels et de la pensée, qui conduit aux vérités alternatives, aux fake news. *
Élucid : Pouvez-vous expliquer en quoi l’idéal démocratique est protéiforme et pourquoi cela est important par rapport au succès rencontré par l’extrême droite aujourd’hui ?
Alain Caillé : Tout le monde se réclame de la démocratie, y compris les pires dictatures, comme si son sens était évident aux yeux de tous. Or, elle peut être abordée selon des approches extraordinairement différentes, car l’idéal démocratique est très complexe. La définition minimale donnée par Abraham Lincoln est celle du « gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple ».
Voilà qui pose la question de savoir ce qu’est un peuple. Est-ce une population définie en termes ethniques, l’ensemble des habitants d’un pays, ceux qui se reconnaissent dans une Constitution particulière comme le soutient Habermas ? Ou bien le mot peuple désigne-t-il les petits par rapport aux grands, ceux qui s’opposent aux élites ? Ce peuple, si difficile à définir, est-il fermé ou ouvert ? Se limite-t-il à la population d’origine ou prend-il en compte les personnes immigrées ?
Par ailleurs, lorsque l’on parle de démocratie, on a en tête l’idée de liberté et d’égalité. Mais de quelle liberté, de quelle égalité parle-t-on ? La liberté est-elle collective, s’agit-il de revendication de la souveraineté, qui était autrefois le plus grand marqueur de la gauche. S’agit-il de la liberté individuelle, ce que tout le monde a en tête aujourd’hui, la liberté pour l’individu de faire ce qu’il veut sans avoir à se soucier de ses devoirs ?
Concernant l’égalité, de quoi parle-t-on là encore ? De l’égalité de quoi ? De revenus ? De dignité ? D’intelligence ? Etc. Entre qui ? Le sociologue François Dubet relève qu’il y a encore trente ans, on parlait d’égalité des positions, d’une égalité économique pour l’essentiel. La démocratie n’était pas concevable alors sans une limitation des grosses inégalités de revenus, de patrimoine ou de capital. Cette égalité était liée à une forme de similitude liant les membres d’une collectivité politique. Ce qui était revendiqué, c’était une égalité-identité.
On vise plutôt maintenant l’égalité des chances. Cette visée ne remet pas en cause les inégalités matérielles, ou même les inégalités de prestige, car l’idée est que chacun puisse réussir le mieux possible. Cette égalité des chances se pense comme une égalité des différences. Chacun entend être reconnu non pas tant comme semblable que comme différent. Le problème étant que cette égalité des chances (tout le monde a le droit d’accéder au sommet de la richesse, du pouvoir et de la notoriété) n’est pas réalisable sans une certaine égalité des positions.
La démocratie ne peut consister qu’en une forme d’équilibre entre toutes ces tensions, entre ces différentes définitions de la liberté, de l’égalité et du peuple. Si on ne part pas de cette idée d’un équilibre à trouver et si on ne l’énonce pas comme telle, on se laisse déborder par des mouvements d’extrême droite (ou d’extrême gauche, mais c’est moins d‘actualité) qui se prétendent profondément démocratiques en mettant l’accent sur un des pôles de l’idéal démocratique au détriment des autres. Ils le vident ainsi de sens sous prétexte de le réaliser enfin. Par exemple, en parlant au nom d’un « vrai » peuple dont ils excluent tous les groupes ou toutes les catégories de population qui ne leur plaisent pas.
« L’axiome de base du néolibéralisme est que l’avidité est une bonne chose, de même que la recherche du toujours plus. Aucun collectif, aucun commun ne fait sens sauf s’il sert les intérêts individuels. »
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Avant d’en revenir à l’extrême droite, pouvez-vous expliquer en quoi l’hégémonie néolibérale, qui en fait le lit, tient à ce qu’elle promet d’incarner la promesse démocratique ?
Nous sommes les héritiers des grands discours de la modernité démocratique, autrement dit du libéralisme, du socialisme, du communisme et de l’anarchisme qui n’ont plus suffisamment de ressources, de sens pour nous aider à nous orienter dans le monde actuel. Ils ne sont pas à la hauteur de la question environnementale et des enjeux de la mondialisation. Face à ce vide de sens, le néolibéralisme se présente comme une sorte d’idéologie par défaut, selon laquelle les sujets individuels sont les seules sources de droit, les seules sources de légitimité. De sujets mutuellement indifférents (j’emprunte cette formulation au célèbre philosophe John Rawls), soucieux uniquement de leur propre intérêt.
L’axiome de base du néolibéralisme est que l’avidité est une bonne chose – greed is good – de même que la recherche du toujours plus. Aucun collectif, aucun commun ne fait sens sauf s’il sert les intérêts individuels. Si l’idéologie néolibérale, qui vante un capitalisme rentier et spéculatif, semble tenir la promesse démocratique, c’est parce qu’elle survalorise la liberté individuelle et fait voler en éclat toutes les hiérarchies instituées, tous les collectifs. Elle produit un type de société que je propose de qualifier de société totalitaire à l’envers, une société « parcellitaire ».
La lutte pour la reconnaissance est devenue dans cette société l’enjeu essentiel. Elle n’était pas thématisée jusqu’à il y a une trentaine d’années de façon explicite par les sciences sociales ou la philosophie politique. La lutte des classes, les conflits sociaux tournaient principalement autour de la question économique (la propriété des moyens de production dont parlaient les marxistes, les différences de revenus et de patrimoine). On pensait que toutes les autres inégalités, notamment entre les hommes et les femmes, ou les inégalités culturelles, le racisme, les inégalités entre colonisateurs et colonisés, etc., allaient être réglées grâce à l’avènement de l’égalité économique. Ces luttes, depuis, ont pris leur autonomie notamment grâce au moteur principal de la lutte pour la reconnaissance des femmes.
« Trump, Bolsonaro, Le Pen et les autres sont des agents du néolibéralisme qui est la cause première des trois paniques économique, écologique et identitaire. »
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En quoi la lutte pour la reconnaissance et le « totalitarisme à l’envers » sont-ils liés ? Identifiez-vous aujourd’hui l’équivalent d’un sentiment de désolation, ce sentiment analysé par Hannah Arendt comme le terreau des totalitarismes ?
Nous ne sommes pas exactement dans la même situation que celle qui a produit les régimes totalitaires d’hier, produits par le sentiment de désolation. Mais la désolation entretient des liens avec la question de la reconnaissance. À partir du moment où le système de valeurs traditionnel des classes volait en éclat, expliquait Arendt, plus personne ne savait où il se trouvait et cette incertitude entraînait la désolation qui conduisait aux régimes totalitaires. Nous retrouvons quelque chose de similaire aujourd’hui, mais ce n’est pas tant une incertitude qu’un sentiment de panique face à la multiplication des identifications possibles.
Ce sentiment conduit à ce que j’appelle le totalitarisme à l’envers. Ce n’est pas, comme au XXe siècle, un régime qui vise à sacrifier l’individu au profit du collectif, du prolétariat, de la race, de l’État, etc., mais un type de société dans lequel tout ce qui est de l’ordre du collectif, du commun, est répudié ou ne fait plus sens. Plus personne, dans ces conditions, ne sait très bien à quel collectif il appartient.
Le règne du néolibéralisme et du capitalisme rentier et spéculatif produit une panique économique, parce qu’il appauvrit les classes moyennes et les classes populaires. Il produit la panique écologique parce que les remèdes indispensables pour remédier au réchauffement climatique et à la crise environnementale sont toujours sacrifiés au profit des enjeux économiques. Il génère, enfin, une panique identitaire en délégitimant tous les collectifs dans lesquels on se reconnaissait.
Les mouvements dits « populistes », que je préfère nommer d’extrême droite puisque c’est elle qui triomphe aujourd’hui, prospèrent sur ce terrain-là. Ils se présentent paradoxalement comme les seuls susceptibles d’apporter un remède à cette désagrégation de la société et aux trois paniques. Ils apportent un remède à la panique écologique en la niant. Ils proposent un remède à la panique identitaire par un retour aux identités traditionnelles qu’ils survalorisent. Ils cherchent enfin un remède à la panique économique par la dérégulation.
Trump, Bolsonaro, Le Pen et les autres sont des agents du néolibéralisme qui est pourtant la cause première des trois paniques. Ils déclarent en quelque sorte vouloir remédier à ses effets en alimentant ses causes. Ils vivent de l’idéal de l’égalité des chances. L’idée n’étant plus de remettre en cause les inégalités, ils se positionnent comme des modèles de réussite auquel chacun devrait pouvoir accéder.
L’extrême droite apparaît ainsi comme une gauche par défaut. La gauche ne sait plus tenir ses promesses parce que, jouant au seul plan national, elle ne fait pas le poids par rapport à un capitalisme rentier et spéculatif qui domine à l’échelle mondiale. Du coup, elle n’a pas de contre-discours plausible à opposer au néolibéralisme. Elle ne parvient pas à répondre à la fois à la question économique, sociale et identitaire. Elle a d’ailleurs tendance à dénier la dernière des trois, quand elle ne l’alimente pas par une revendication sociétale parfois exacerbée. Il y a là un manque de pensée.
L’extrême droite se présente donc comme la seule force politique capable de tenir les promesses de la gauche, ce qui se traduit dans le vote des catégories populaires. Si les digues tiennent encore en Occident pour le moment, les lignes de défense sont très fragiles. Aucune force politique n’a, pour l’heure, de discours structuré à opposer. À la fois au néolibéralisme et au néofascisme.
« L’ensemble des principes du convivialisme est subordonné à l’impératif catégorique de l’expansion de l’hubris contre le déchaînement vertigineux d’un désir de puissance partout manifesté. »
* Le convivialisme est le chemin que vous proposez pour sortir des trois paniques sur lesquelles prospèrent l’extrême droite, en tranchant le nœud du néolibéralisme. De quoi s’agit-il ?
Nous manquons terriblement d’un fonds doctrinal, ce qui explique en partie le triomphe du néolibéralisme. Le convivialisme a précisément été créé dans l’idée de réunir le meilleur du libéralisme, du socialisme, du communisme et de l’anarchisme et de l’adapter aux conditions actuelles. Il existe depuis plus de dix ans. Il est l’art de vivre ensemble en s’opposant sans se massacrer. Il a été soutenu dans le Seconde manifeste par près de 300 penseurs connus de 33 pays différents.
Tous ces auteurs se reconnaissent dans le partage des principes que nous avons pu voir à l’œuvre lors des Jeux olympiques de Paris. On y a vu l’humanité dans toute sa variété, soulignant bien que le plus grand bonheur se trouve dans le plaisir d’être ensemble, dans la qualité de nos relations sociales. Voilà qui fait écho à ce que nous appelons le principe de commune humanité et le principe de commune socialité.
Les épreuves olympiques ont été l’occasion, également, d’illustrer le principe de légitime individuation, qui stipule que chacun a le droit, voire le devoir, de se faire reconnaître dans sa singularité. Enfin, le sport est l’illustration parfaite du principe d’opposition créatrice. On s’oppose, chacun veut gagner, mais au bout du compte, cette opposition génère de la commune humanité, de la commune socialité et de la légitime individuation.
Le cinquième principe du convivialisme, pas spécialement porté par les Jeux olympiques en revanche, est celui de commune naturalité. Nous sommes une partie de la nature, donc il n’est pas possible de faire n’importe quoi avec elle. L’ensemble de ces principes, enfin, est subordonné à l’impératif catégorique de contrôle de l’hubris, de l’aspiration à la toute-puissance. Une hubris, une aspiration à la toute-puissance qui atteint aujourd’hui des sommets vertigineux.
Pour les Grecs, l’hubris conduisait immanquablement à la némésis c’est-à-dire à la catastrophe, à une punition. Quand nous parlons de contrôle de l’hubris, cela ne veut pas dire qu’il faudrait brider toute forme de concurrence, de rivalité, ou tout désir de se dépasser et d’exceller. Au contraire. Mais il faut exceller dans le sport, l’art, la science, dans la vie quotidienne, dans toutes les passions prosociales, et non dans le désir de dominer ou d’une richesse infinie.
Pour en revenir au sport, notons qu’il constitue une extraordinaire école de domestication de l’hubris. Les athlètes savent que la victoire ne s’obtient qu’au prix de multiples défaites et d’épreuves surmontées. Voilà qui rend modeste.
« Si nous voulons obtenir une majorité pour lutter contre le néolibéralisme, il faut montrer aux chefs d’entreprises, qui sont plus taxés que le CAC40, tout ce qu’ils ont à y gagner. » *
Comment le convivialisme se propose-t-il de combattre le capitalisme rentier et spéculatif ?
On n’arrivera pas à se débarrasser du capitalisme rentier et spéculatif en prétendant supprimer le marché ou abolir le capitalisme sans autre forme de procès. Il existe différentes formes de capitalisme, plus ou moins régulé ou dérégulé. À nous de choisir les bonnes régulations sociales et environnementales. Si nous voulons obtenir une majorité à l’échelle nationale ou internationale pour lutter contre le néolibéralisme, il faut montrer à la grande majorité des chefs d’entreprises, qui sont plus taxés que les entreprises du CAC40, tout ce qu’ils ont à y gagner. Il nous faut prendre en compte à la fois le souci de la fin du mois et de celui de la fin du monde.
Pour cela, il est nécessaire que les classes les plus pauvres voient leur niveau de vie augmenter, que celui des classes moyennes ne diminue pas et qu’en revanche, les plus riches soient mis à contribution. Rien que revenir au niveau des taux d’imposition pratiqués aux États-Unis (un pays pas particulièrement communiste) dans les années 1970 sur les particuliers et les entreprises, rapporteraient dans les 2 000 à 3 000 milliards d’euros à l’échelle mondiale (autour de 100 milliards pour un pays comme la France). De quoi sauver les services publics partout à la dérive.
La mesure la plus fondamentale et urgente à mettre en place au niveau mondial est à mon sens l’interdiction des paradis fiscaux. Tout passe par là : la spéculation, l’argent de la drogue, celui des dictateurs, celui de la criminalité organisée qui commence à prendre le pouvoir dans de nombreux pays.
Pour parvenir à ces résultats, il faut arriver à coordonner les milliers, les dizaines, les centaines de milliers de mouvements en quête de solutions alternatives en vue de définir les conditions d’une prospérité sans croissance. Notre objectif est de réunir d’ici deux ou trois ans les plus hautes autorités intellectuelles, morales et religieuses mondiales pour qu’elles se mettent d’accord sur les principaux fondamentaux d’une nouvelle raison du monde. Il y aurait là une lame de fond susceptible de générer de grands changements, d’emporter avec elles les États néolibéraux et dictatoriaux. Nous n’y sommes pas encore, mais je ne vois pas d’autre solution.
Propos recueillis par Laurent Ottavi.
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