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Un an après son arrivée au pouvoir, le président argentin Javier Milei défend un bilan économique qu’il veut flatteur. Mais la réalité est celle d’une récession violente, qui a placé dans la pauvreté un Argentin sur deux afin de développer une logique extractiviste néocoloniale.
Romaric Godin
10 décembre 2024 à 07h11
AprèsAprès un an au pouvoir, Javier Milei a déjà changé l’économie argentine. De son point de vue, sa stratégie du choc, consistant à dévaluer de moitié le peso argentin peu après son accession au pouvoir et à réduire drastiquement la dépense publique, est un succès dont il se vante à chacun de ses déplacements à l’étranger. Le tout, bien sûr, en choisissant soigneusement les chiffres utilisés.
Le nerf de la guerre, pour le libertarien, c’est l’inflation. C’est sur ce thème que Javier Milei a été élu en décembre 2023. En octobre 2024, le taux d’inflation sur un mois est passé à 2,7 %, le plus faible depuis trois ans. Un succès que la majorité a salué avec beaucoup de bruit. Mais il n’y a là rien de plus logique : le choc initial de la politique de Javier Milei a réduit la demande avec une telle force que les prix ne peuvent plus augmenter rapidement.
En revanche, contrairement à son engagement de campagne, le président a maintenu, après le choc de la dévaluation du peso en décembre, le contrôle des changes et des flux de capitaux. Cela lui a permis de réduire l’effet inflationniste des importations, alors que le peso officiel s’était en partie aligné sur son taux de change parallèle.
Mais pour comprendre l’intégralité de la situation, il faut élargir la vision et intégrer le choc de la dévaluation dans le périmètre de l’analyse. Les gouvernements précédents avaient voulu à tout prix éviter la dévaluation officielle du peso pour empêcher précisément un appauvrissement des ménages et la récession. Le prix du maintien du niveau de vie avait été une inflation forte qui, en retour, avait fini par devenir difficile à vivre pour les Argentins.
L’idée de Javier Milei a été de réaliser un ajustement brutal, pour ramener l’économie à ce qu’il estimait être son niveau d’équilibre. C’était donc assumer l’appauvrissement du pays pour que, par la suite, la « vérité des prix » permette au marché de mieux fonctionner. C’est le sens de la dévaluation de 50 % du peso face au dollar de décembre 2023. Celle-ci a provoqué une hausse des prix de 25 % en un mois, qui a réduit drastiquement les revenus de la population, notamment celle payée en pesos et ne disposant pas de réserves en dollars.
En octobre 2024, l’inflation annuelle atteint donc pas moins de 197,3 %. Pour certaines dépenses, comme celles de gaz et d’électricité, où les subventions ont été supprimées et où les gouvernements locaux ont tenté de récupérer les fonds coupés par le gouvernement fédéral, la hausse atteint 400 %. Le ralentissement en chiffre mensuel s’explique donc aisément : une grande partie des prix est devenue inacceptable pour beaucoup d’Argentins, qui doivent faire des choix dans leurs dépenses. Dès lors, les prix ne peuvent plus monter. Et pour cause.
En parallèle, le choc sur les salaires a été notable. Ici, il y a un effet de propagande évident de la part du gouvernement. Le ministère du capital humain argentin a proclamé récemment que le salaire réel du secteur privé formel avait augmenté de 10 % depuis décembre, si on excluait l’inflation… de décembre. Un numéro d’équilibriste qui tente de cacher les effets de la dévaluation sur le niveau de vie.
Car en septembre, les salaires réels du secteur privé formel affichent un niveau inférieur de 5 % à celui d’un an auparavant. Depuis décembre 2023, les salaires réels de ce secteur se sont maintenus sous leur niveau de novembre 2023, avant l’arrivée au pouvoir de Javier Milei, à l’exception du mois de juillet. Or, ces pertes de niveau de vie s’accumulent chaque mois. Les salariés ont servi de variables d’ajustement pour faire baisser la demande et donc l’inflation.
Ne regarder, comme le fait le gouvernement argentin, les chiffres qu’en excluant le choc de décembre manque ainsi l’essentiel de la réalité vécue par les ménages. Les salaires mettent toujours du temps à s’ajuster à l’inflation et, logiquement, une fois le choc de décembre passé, ils ont récupéré une partie de la hausse des prix. Mais cette récupération a été retardée, lente et incomplète. En septembre 2024, le niveau du salaire réel mensuel pour les employés du secteur privé formel reste 3 % en deçà de son niveau de novembre 2023.
Et la situation est encore plus préoccupante si on l’élargit aux autres formes d’emploi. Le secteur privé officiel ne représente que la moitié des salariés, selon l’Indec. Les 20 % de salariés argentins employés de manière informelle ont ainsi connu une baisse de 17,2 % de leur salaire réel, déjà souvent fort bas. Les plus touchés restent cependant les employés du secteur public, dans lequel les suppressions de postes ont été massives (le nombre d’employés a reculé de 11 % sur un an en octobre, soit 37 600 postes en moins) et où les salaires réels en septembre ont reculé de 59,3 % sur un an.
Bref, l’image globale n’est pas aussi rose que ce que veut bien (faire) croire la présidence argentine. En septembre 2024, le niveau réel global des salaires est de 27,1 % inférieur à son niveau de septembre 2023. Et ce n’est qu’une partie de la réalité. Le taux de chômage a progressé de 1,9 point depuis l’arrivée de Javier Milei, passant de 5,7 % à 7,6 %.
La hausse peut paraître modérée mais elle doit être mise en parallèle avec l’augmentation de 1,3 point du taux de sous-occupation, qui atteint 11,8 % de la population active, et la stabilité d’un taux d’occupation particulièrement bas. Tout cela fait qu’une part croissante de la population a dû travailler moins pour des salaires plus faibles ou continuer de vivre en comptant sur des salaires dont les revenus réels se sont effondrés.
Enfin, il ne faut pas oublier que les taux d’inflation sont globaux et ne mesurent pas les niveaux de vie. Des paniers globaux regroupent l’évolution des prix de produits consommés au quotidien et d’autres de façon occasionnelle. Les prix de l’énergie ont ainsi connu, dans certaines régions, des hausses de 1 000 %, près de cinq fois la hausse nominale des salaires du privé officiel. Dans ces conditions, il est difficile de rendre compte par des statistiques de la réalité vécue par les Argentins.
Une chose est certaine : fin septembre, l’Indec avait confirmé l’explosion de la pauvreté, qui a augmenté sur les six premiers mois de l’année de 11 points et touche désormais 52,9 % de la population. Un niveau inédit que Javier Milei a attribué au « populisme » de l’administration précédente, alors même que les erreurs de cette dernière étaient en grande partie explicables par son refus d’assumer une telle hausse de la pauvreté.
Sur le plan global, l’économie a évidemment accusé le choc. Au premier trimestre, le PIB a reculé de 5,2 % sur un an, avant de perdre 1,7 % sur un an au deuxième trimestre. La chute de la demande intérieure a été sur le deuxième trimestre de 9,8 % sur un an, un chiffre proche de celui de la crise sanitaire. Sur l’ensemble de l’année, la banque espagnole BBVA prévoit une contraction de 4 % du PIB, du jamais-vu, hors covid, depuis 2009. En 2023, le PIB de 2023 avait déjà reculé de 1,3 %.
Bien sûr, le gouvernement préfère insister sur le « rebond » en cours. En octobre, les ventes au détail ont progressé de 2,9 % par rapport à octobre 2023, la plus forte hausse depuis deux ans. Mais là encore, le niveau compte. Sur les dix premiers mois de l’année, ces ventes au détail ont reculé de 13,2 %. C’est donc une reprise sur une base extrêmement faible. Après des mois de remise à plus tard, les Argentins ont sans doute fini par faire certains achats indispensables. Mais les professionnels du secteur sont assez peu optimistes sur la poursuite du phénomène.
Même tableau concernant l’industrie. La production industrielle a connu trois mois de rebond, de juillet à septembre, d’un mois sur l’autre. Mais son niveau de septembre 2024 reste inférieur de 6,1 % à celui de septembre 2023. Pire, le niveau accumulé de la production sur les neuf premiers mois de l’année est inférieur de 12,7 % à celui de 2023. Bref, il semblerait plutôt que l’économie argentine entame une forme de stabilisation à un niveau extrêmement bas et, en tout cas, plus bas que celui de la fin de l’administration précédente.
Le rebond est donc des plus fragile, et la récession devrait être plus forte que prévu par le Fonds monétaire international (FMI) et le gouvernement (qui tablait sur un recul du PIB de 2,8 %). L’Indec publie chaque mois un indice de l’activité économique. En septembre, à la grande déception des partisans de Javier Milei, cet indice a reculé de 0,3 %, après deux mois de redressement. Sur un an, la baisse est de 3,3 %.
Une chose est certaine : le choc Milei a modifié la structure de l’économie argentine. Deux économistes, Martín Schorr et Lucía Ortega, ont analysé les gagnants et les perdants de la politique du président en termes de part dans le PIB. Selon eux, un petit tiers du PIB argentin serait favorisé et comprendrait notamment le secteur financier, l’agriculture, l’énergie et les industries extractives. À l’inverse, l’industrie manufacturière, le commerce de détail et bien sûr le secteur public seraient désavantagés.
C’est logique : les secteurs agro-exportateurs, extractifs et financiers accumulent des devises et sont favorisés par la libéralisation du marché des changes et la stabilisation des prix. Ce sont, par ailleurs, des secteurs qui bénéficient pleinement de la politique de dérégulation financière et environnementale de Milei, qui a fait son modèle de l’Argentine du début du XXe siècle. À l’époque, le pays dépendait principalement de l’exportation de grains, de viandes et de matières premières.
À l’inverse, l’industrie, la construction et le commerce, dépendant de la demande intérieure et donc en grande partie des transferts de l’État, sont les cibles du président. Le quotidien Pagina/12, proche du kirchnérisme, rappelle ainsi que les liens entre le gouvernement et les industriels sont très froids, Milei ayant même déserté la dernière conférence annuelle de l’Union industrielle argentine. Le président leur reproche de trop demander à l’État.
Tout cela confirme que le mouvement libertarien représente une part bien particulière du capital international : celle qui a le plus d’intérêts dans la destruction de l’État social et la dérégulation. Sans surprise, ce sont là les secteurs archaïques du capitalisme : les mines, l’agriculture et les banques, ceux dont partout les libertariens se font les défenseurs.
Pour comprendre cette logique, on rappellera que Javier Milei a mis en place, dans le cadre de la loi omnibus qu’il a finalement réussi à faire voter au Congrès, un programme appelé Rigi (Régime d’incitation pour les grands investissements) qui permet de réduire les impôts, les droits de douane et les limites de change pour les investissements de plus de 200 millions de dollars. Mais c’est aussi et surtout un régime qui suspend les règles environnementales et sociales. Par exemple, l’utilisation de l’eau ne sera plus prioritaire pour les communautés locales mais pour les entreprises.
Le régime Milei vise donc à donner la priorité à la croissance des profits des grands groupes extractivistes et de leurs actionnaires, au détriment de l’environnement et des droits sociaux. On connaît le projet de mine de lithium dans la province de Jujuy, livré au français Eramet, mais Javier Milei voit plus grand et veut développer le gaz de schiste, entre autres.
Le gouvernement peine cependant à convaincre les investisseurs. Sur les 50 milliards de dollars espérés, seuls 7,5 milliards se sont concrétisés. Pour le reste, les investisseurs internationaux restent prudents. Ils réclament la levée des dernières restrictions sur le contrôle des changes. Mais pour Javier Milei, il y a là une vraie difficulté, car les réserves de dollars de la banque centrale restent faibles. Toute reprise de la demande interne risque de se traduire par une baisse du peso et une relance de l’inflation. Ce serait politiquement désastreux.
La question est donc de savoir si les investissements entrants compenseront cet effet en maintenant le taux du peso face au dollar. Mais dans tous les cas, la logique libertarienne est que la demande des ménages et les dépenses de l’État ne pourront pas croître plus rapidement que les secteurs exportateurs. C’est une logique de compression de la demande interne au service des grands investisseurs internationaux. Une logique toujours soumise à des conditions externes fragiles, comme l’a montré l’expérience des années 1990.
Le développement promis par Javier Milei pourrait afficher dans l’avenir des chiffres de croissance flatteurs. La réalité sera cependant plus nuancée et trouvera davantage sa source dans la violence de cette première année au pouvoir : les inégalités vont croître, le bien-être se détériorer et la dévastation écologique n’aura pas de limites. À terme, la folie Milei pourrait finir en suicide.
Romaric Godin
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