Les étudiants serbes montrent au monde comment restaurer l’espoir démocratique

vendredi 21 février 2025.
 

Si un vieux bâtiment s’écroule, comme à Dresde il y a quelques mois, les gens expriment naturellement leur incrédulité mais aussi leur désapprobation à l’égard des autorités. Quand c’est un édifice neuf, et que des gens sont tués, il en va tout autrement. Le 1er novembre 2024, l’effondrement de l’auvent en béton d’une gare ferroviaire à Novi Sad, en Serbie, qui a tué quinze personnes, a suscité l’indignation de tout le pays.

En effet, la restauration en avait été achevée quelques mois plus tôt et célébrée en grande pompe par le gouvernement. Des manifestations de masse, qui ont contraint le premier ministre à démissionner, mettent le président sous une pression qui ne cesse de croître.

Dans un premier temps, le pouvoir en place a minimisé la catastrophe, au mépris de ces quinze vies, avec comme d’habitude un haussement d’épaules assorti d’un cliché : malgré la tragédie, « la Serbie ne peut pas s’arrêter ». Comme tant d’autres fois depuis des années, pas le temps de s’affliger, pas besoin de poser des questions.

On a beaucoup sacrifié à ce « progrès » impitoyable que rien ne peut arrêter. L’État de droit et la démocratie en ont été les principales victimes, favorisant une culture de l’impunité, de la violence, de l’incompétence généralisée et de la corruption. Des institutions nationales comme le pouvoir judiciaire, depuis longtemps sous la coupe du régime, ont fermé les yeux sur les abus d’autorité et les actions anticonstitutionnelles de l’oligarchie au pouvoir. On avait donc le sentiment que la population ne recevrait aucune explication satisfaisante, une fois encore, et que personne ne serait tenu pour responsable.

Puis sont arrivés les étudiants. Le mois dernier, leurs veillées pacifiques, commémorant silencieusement les quinze victimes devant la faculté d’art dramatique de Belgrade, ont été interrompues avec violence par une bande de brutes qui se faisaient passer pour des automobilistes impatients. Peu de temps après, on a appris qu’ils étaient étroitement liés au parti au pouvoir, dont certains étaient membres. D’ailleurs, le président serbe s’est rendu à la télévision nationale pour défendre ces provocateurs. On a également appris que des proches du régime avaient reçu des instructions pour perturber les minutes de silence. Pour défendre les entreprises de l’oligarchie, la violence semble avoir été non seulement autorisée, mais aussi préconisée.

En réaction, dans les universités publiques, les étudiants de toute la Serbie ont déclaré une grève qui a interrompu leur fonctionnement. À la fin du mois de décembre, ils ont été rejoints par un nombre important d’élèves du secondaire. D’autres se sont joints à eux : les travailleurs agricoles, également mécontents de la manière dont le gouvernement les traitait depuis des années, ont soutenu les revendications des étudiants. L’association du barreau de Serbie a fait de même. À la fin des représentations théâtrales, des acteurs brandissaient des banderoles sur lesquelles on pouvait lire : « Les étudiants se sont soulevés. Qu’en est-il du reste d’entre nous ? »

Le public n’est pas resté indifférent : environ 100 000 personnes se sont rassemblées le 22 décembre sur la place Slavija de Belgrade pour observer quinze minutes de silence. Le week-end dernier, pour commémorer les trois mois de l’accident de la gare, un nombre sans précédent de personnes sont descendues dans les rues de Novi Sad, et un mouvement national de plus en plus important regroupe désormais des enseignants, des travailleurs du monde de la culture, des motards qui protègent les rassemblements, des ingénieurs et des chauffeurs de taxi. Des veillées pacifiques ont eu lieu dans plus de deux cents villes et villages. Sur les visages des manifestants se lit un mélange particulier de solennité, d’indignation, de fierté et d’espoir qui représente bien le moment présent en Serbie.

Les exigences des étudiants peuvent sembler mineures. Ils ont demandé aux institutions de démontrer qu’elles feraient leur travail sans entraves du régime et dans l’intérêt du public dont la vie même est menacée par ce contrôle de l’État. La principale revendication, qui est sans doute la plus difficile à satisfaire, concerne la publication de tous les documents relatifs à la reconstruction de la gare de Novi Sad. Suivent des appels au système judiciaire, une justice qui ne fasse pas de discrimination entre les gens du peuple et l’oligarchie d’autres demandes : d’une part, identifier les personnes responsables des attaques contre les manifestants pacifiques pour engager des poursuites ; d’autre part, abandonner les charges contre les étudiants arrêtés ou détenus. Enfin, la quatrième revendication, c’est une augmentation de 20 % du budget de l’enseignement supérieur : elle vise à restaurer la dignité de la production de connaissances.

Mais ce ne sont pas ces revendications en elles-mêmes, simples et audacieuses, qui sont le plus troublantes pour le régime. Ce qui est si nouveau et stupéfiant, c’est l’affirmation des étudiants selon laquelle aucune de ces demandes ne relève de la compétence du président, Aleksandar Vučić, la figure la plus puissante de la politique serbe, qui est soutenu par l’Est comme par l’Ouest en tant que garant présumé de la stabilité dans des Balkans autrement toujours instables. Vučić n’est pas l’État, affirment les manifestants ; les institutions, ainsi que la société dans son ensemble, doivent être libérées.

Les étudiants ne sont pas tombés dans le piège de l’imitation de l’autoritarisme du président : ils fonctionnent comme une pluralité, sans leader, sans représentant déterminé. Ils sont nombreux, avec des visages différents qui apparaissent dans les quelques médias indépendants qui les diffusent. Dans toutes les universités, ils décident collectivement de chaque étape lors des réunions plénières par le biais de pratiques démocratiques directes de vote et d’harmonisation de leurs organes de vote au niveau de l’université. Par leurs actions, ils s’opposent à la distorsion de l’esprit et des procédures de la démocratie.

Au cours de la dernière décennie en Serbie, les partis d’opposition ont été écrasés et « pacifiés » : les syndicats sont faibles, et l’appareil du parti au pouvoir semblait intouchable. Le régime a réussi à faire taire et à disqualifier les voix indépendantes, des intellectuels aux lanceurs d’alerte, par des médias sous le contrôle du gouvernement qui véhiculent la peur et le mensonge. La crainte, l’apathie et la résignation se sont installées depuis longtemps.

Mais aujourd’hui, pour la première fois depuis des décennies, les étudiants, qui n’ont eux-mêmes aucune représentation officielle, ont commencé à représenter toutes ces voix réduites au silence. Leur utilisation pleine d’humour des médias sociaux a engagé une forme de résistance à la domination médiatique du régime. Malgré les invitations du président à s’asseoir autour d’une table, lors de ses apparitions quotidiennes dans les médias (entrecoupées de menaces, de concessions malhonnêtes, d’accusations et d’appels voilés à la violence), les étudiants sont restés inébranlables : leurs demandes sont claires et directes, et aucune d’entre elles ne s’adresse au président. Aucune négociation n’est possible. Ils sont soutenus en cela par leurs professeurs et les présidents d’universités.

Les étudiants ont réussi à ébranler un gouvernement qui, pendant des années, a acheté la dignité des gens, ou bien bâillonné et rabaissé ceux qui osaient dire la vérité au pouvoir. Tout d’un coup, le régime ne trouve plus aucun dirigeant à corrompre, calomnier ou discréditer en insinuant qu’il serait à la solde de l’étranger. Un point essentiel, c’est que la réponse des étudiants à la violence est clairement non violente, ce qui déstabilise profondément l’ensemble du système de valeurs développé en Serbie depuis plus d’une décennie. Ils viennent d’ailleurs d’être nominés pour le prix Nobel de la paix.

Leur détermination devrait secouer les institutions léthargiques et les inciter à agir. Leur persévérance a exigé du courage de la part de la population, et beaucoup y ont répondu avec bravoure. Ce que font les étudiants serbes n’est rien de moins que de restaurer l’espoir démocratique dans un pays qui n’en a que trop peu connu - et à un moment où il s’effondre dans le monde entier.

Adriana Zaharijević est philosophe, chercheuse à l’Institut de philosophie et de théorie sociale de l’Université de Belgrade.

(traduction Éric Fassin)


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