Justice et ultralibéralisme (Hélène Franco, secrétaire générale du Syndicat de la magistrature)

lundi 7 janvier 2008.
 

Hélène Franco est secrétaire générale du Syndicat de la magistrature depuis décembre 2006, après en avoir été élue vice-présidente deux ans plus tôt. Juge des enfants au tribunal de Bobigny (Seine-Saint-Denis) depuis cinq ans, elle était auparavant juge de l’application des peines à Valenciennes, puis à Évry, entre 2000 et 2002. Elle revient ici sur le renforcement de l’État pénal, aux dépens de l’État social.

À l’aube de la Révolution française, dans les Cahiers de doléances, l’inégalité face à la justice venait juste après la question des impôts parmi les sujets de mécontentement. C’est dire combien l’institution judiciaire est cruciale dans le lien social. Depuis, sans être linéaire, toute l’histoire de la justice française a correspondu, jusqu’à une date récente, notamment sous l’influence des travaux du Conseil national de la Résistance, à un progrès des droits des plus faibles : ceux du salarié face à son patron, ceux des enfants face à leurs parents, ceux des personnes mises en cause pénalement face à l’accusation.

Depuis plusieurs années, et singulièrement depuis 2001, date à laquelle les attentats du 11 Septembre ont servi de prétexte à l’aggravation de la logique sécuritaire, les lois pénales répressives se sont multipliées dans l’ensemble du monde occidental. En France, les lois Vaillant (novembre 2001), Perben 1 (septembre 2002), Sarkozy 1 (mars 2003), Perben 2 (mars 2004), « récidive » 1 (décembre 2005), Sarkozy 2 dite « prévention de la délinquance » (mars 2007), « récidive » 2, dite loi Dati (août 2007) témoignent de cette utilisation à outrance de l’outil pénal, en lieu et place de politiques sociales, éducatives, sanitaires.

Ces lois prennent pour cible les populations les plus fragiles (enfants des quartiers populaires, étrangers, familles suivies par les services sociaux...), de nouveau considérées comme « classes dangereuses », auxquelles les gouvernements successifs appliquent une politique pouvant se résumer à « surveiller et punir ». Surtout, la justice pénale, qui affichait pour finalité la réinsertion des condamnés (avec notamment la création des fonctions de juge des enfants, en 1945, et de juge de l’application des peines, en 1958), poursuit désormais un autre but : l’élimination, de plus en plus durable, de ceux qui commettent des délits.

L’allongement significatif des peines d’emprisonnement, la préférence pour l’enfermement des adolescents délinquants au mépris des solutions éducatives, l’instauration, en août 2007, des peines minimales obligatoires dès la première récidive : tout cela contribue à tenir à l’écart de la société de plus en plus de personnes, rendant plus difficile leur réinsertion. Sans parler du projet de loi actuellement soumis au Parlement, consistant à instaurer un enfermement sans fin (appelé « rétention de sûreté ») pour les personnes qui seraient considérées comme dangereuses par les psychiatres à l’issue de leur peine de prison.

Pour combattre efficacement cette politique, qui s’appuie sur un populisme pénal utilisant la peur, il faut en analyser les racines idéologiques. Régression sociale et régression sécuritaire vont de pair : quand l’État social est remis en cause dans ses fondements par des politiques ultralibérales, c’est l’État pénal qui se renforce, le mode de régulation de la société devient punitif. En France, le nombre de détenus a augmenté de plus de 25 % depuis 2002, le nombre de peines d’emprisonnement à perpétuité a doublé depuis 1997, alors que le taux de criminalité (nombre de crimes/habitant) a légèrement baissé depuis le début des années 1980. Aux États-Unis, le taux d’incarcération (nombre de détenus/habitant) est six fois plus élevé qu’en France. Non seulement une observation fine de l’évolution de la délinquance et de la criminalité sur plusieurs décennies montre que l’allongement des peines et la seule gestion punitive des problèmes ne permettent pas de les régler mais, en outre, la réalité de la délinquance ne permet pas de justifier la transformation de la justice en véritable machine à punir. Il faut donc comprendre cette évolution, en la confrontant à l’idéologie libérale sécuritaire qui est à l’œuvre.

Le système capitaliste se développe en excluant, de plus en plus de personnes y sont considérées comme étant « en trop ». Les chômeurs et les travailleurs précaires, les mal-logés, mais aussi les habitants des quartiers populaires ghettoïsés sont les victimes les plus visibles de cette politique excluante. Mais, pour que ce système reste acceptable par le plus grand nombre, il faut que les laissés-pour-compte soient perçus comme menaçants pour les autres et, surtout, qu’ils soient considérés comme seuls responsables de leur sort. Les déclarations de Nicolas Sarkozy, à La Courneuve ou sur la dalle d’Argenteuil, en 2005, concernant la « racaille » dont il faudrait « débarrasser » les quartiers ou sur le nécessaire nettoyage au Karcher, non seulement poursuivaient une visée purement électoraliste par une stratégie de la tension, mais étaient également emblématiques de l’idéologie libérale sécuritaire, qui repose à la fois sur la stigmatisation des classes populaires et sur une hyper-responsabilisation des individus les plus fragiles. La logique des « franchises médicales », où les malades sont censés payer pour d’autres malades, celle du « travailler plus pour gagner plus » (sous-entendu : les pauvres le restent parce qu’ils ne veulent pas travailler plus) ont un équivalent en matière de justice lorsque, par exemple, Nicolas Sarkozy déclare qu’il n’y a aucune cause sociale aux émeutes de Villiers-le-Bel.

L’ex-numéro deux du Medef, Denis Kessler, écrivait, le 4 octobre 2007, dans la revue Challenges : « Il s’agit aujourd’hui de sortir de 1945, et de défaire méthodiquement le programme du Conseil national de la Résistance. » Et d’ajouter : « Le problème de notre pays est qu’il sanctifie ses institutions, qu’il leur donne une vocation éternelle. » Rien d’étonnant donc à ce que l’institution judiciaire soit la proie d’une instrumentalisation intense au service de la politique libérale sécuritaire qui est à l’œuvre, dure avec les faibles, faible avec les forts, au mépris de sa vocation de service public (le démantèlement de la justice de proximité par Rachida Dati est là pour en témoigner) et de sa mission constitutionnelle, qui est de garantir les libertés. Il se joue donc là un projet global de société. Celui qui est proposé par les actuels gouvernants est une impasse. Il n’est pas trop tard pour construire une alternative.

Hélène Franco


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