La Révolution française et l’idée de Justice

vendredi 26 octobre 2018.
 

par Jules Michelet ( début du second tome de son Histoire de la révolution française)

L’idée vitale de la Révolution, elle avait éclaté dans une incomparable lumière, de 89 à 92 :

L’idée de Justice.

Et pour la première fois, on avait su ce que c’est que la Justice. On avait fait jusque-là de cette vertu souveraine une sèche, une étroite vertu. Avant que la France l’eût révélé au monde ; on n’en avait jamais soupçonné l’immensité.

Justice large, généreuse, humaine, aimante, et jusqu’à la tendresse, pour la pauvre humanité.

Toute la terre, avant Septembre, avait adoré la Justice de la France. On l’admirait, emportant comme en un pli de sa robe tout ce qu’eut de meilleur le principe du moyen4ge. Une telle Justice, large et douce, contenait la Grâce : Elle était la Grâce elle-même, moins l’arbitraire et le caprice ; la Grâce selon Celui qui ne varie pas, selon Dieu.

Pour la première fois, en ce monde ; la loi et la religion s’étaient embrassées, pénétrées et confondues.

L’Assemblée constituante usait de son droit, du droit des héros sauveurs, bienfaiteurs du genre humain, en érigeant un autel, le premier véritablement qui ait été élevé à l’humanité. Elle ordonnait que cet autel existerait dans chaque municipalité, qu’on y ferait les actes de l’état civil, qu’on y sanctifierait les trois grands actes de l’homme : naissance mariage et mort : Le premier croyant qui apporta son enfant à cet autel fut Camille Desmoulins. Hélas l’autel n’existait pas. Il n’a point été bâti.

S’il exista, c’est dans les lois. On ne peut lire sans attendrissement ces lois humaines et généreuses, tout empreintes de l’amour des hommes. On touche encore avec respect les procès-verbaux dés grandes discussions qui les préparèrent. Si l’on ose leur faire un reproche, c’est qu’elles sont confiantes à l’excès, qu’elles croient trop à l’excellence de la nature humaine, qu’obligées d’être des lois, de juger et réprimer ; elles né sont que trop généreuses et clémentes. Elles supprimèrent le droit de grâce ; on le conçoit parfaitement : dans cette législation, il était à chaque ligne.

L’âme du XVIIIe siècle, sa meilleure inspiration, la plus humaine et la plus tendre, celle de Voltaire, de Montesquieu, de Rousseau, parfois aussi l’utopie de Bernardin de Saint-Pierre, ont passé ici.

Dissidents sur tant de choses, les chefs de la révolution sont parfaitement d’accord sur deux points essentiels : 1° Rien d’utile que ce qui est juste ; 2° Ce qu’il y a de plus sacré, c’est la vie humaine.

Lisez Adrien Duport, lisez Brissot et Condorcet, lisez Robespierre (à la Constituante), l’accord est complet, profond.

Rendons l’homme respectable à l’homme. Cette grande parole de Duport est aussi la pensée de Robespierre, dans son discours contre la peine de mort. Il veut du moins, pour condamner, que les jurés soient unanimes.

Brissot, avant 89, avait publié un livre sur les Institutions criminelles, inspiré de l’esprit de Beccaria, de la douceur des Quakers américains, qu’il venait de visiter.

Condorcet va plus loin dans ses derniers écrits. Esprit profondément humain, son propre danger ne fait qu’approfondir encore en lui l’humanité, la pitié, l’amour universel de la vie ; il émet ce vœu et cette espérance : Que, grâce au progrès des sciences, l’homme en viendra dans l’avenir jusqu’à supprimer la mort.

L’homme, mais les animaux ? Ils mourront toujours ; leur mort est indispensable à la vie générale. Condorcet s’en attriste dans les dernières paroles qu’il a écrites. La mort restera une loi fatale du monde ; il ne s’en console pas.

Ah ! doux génie de la France et de la Révolution.... Que ne puis-je briser ma plume, et finir ici ce livre !

L’humanité dans la Justice, ne flottant plus, mais fondée, la Justice, reine absolue. Voilà le credo, la foi de ce nouvel lige, son symbole trois fois saint, plus que celui de Nicée.

Le Droit, a dit Mirabeau, est le souverain du monde.

Robespierre : Rien n’est juste que ce qui est honnête ; rien n’est utile que ce qui est juste. (16 mai 91.)

Et Condorcet (25 octobre 91) : C’est une erreur de croire que le salut public puisse commander une injustice.

Même langage encore en 92. — Et c’est alors que tous sont induits en tentation.

Le péril vient de tous côtés, la nécessité terrible, la menace de l’Europe, les trahisons du dedans. On parle moins de justice ; chacun se dit à voix basse : Qui sait ? nous allons périr, sans doute, si nous restons justes.... Sauvons la France aujourd’hui, nous serons justes demain.

La Gironde est tentée la première, et succombe la première.

La duplicité de la cour lui enseigne la duplicité. Elle joue le roi qui la joue, feint d’agir avec lui, le brise.

L’honneur est compromis ici. L’humanité reste encore, le respect de la vie humaine. Vient la seconde tentation, l’invasion et Septembre ; que diront les philanthropes ? Puis, vient le procès du roi, l’occasion d’appliquer ou ruiner la Justice. Faut-il périr, ou rester justes ?

Périr ? Songeons bien qu’il ne s’agit pas dû danger individuel, non pas même seulement du danger de la patrie. Si elle craignit, cette France révolutionnaire, ce ne fut pas pour elle seule. Apôtre et dépositaire des droits communs du genre humain, portant à travers les mers, dans le plus terrible orage, l’Arche sainte des lois éternelles, pouvait-elle, de sang-froid, la laisser sombrer dans les flots ? Cette lumière si attendue, allumée enfin après tant de siècles, fallait-il déjà la laisser éteindre et périr avec la France d’un commun naufrage ?... Celle-ci, en vérité, avait bien droit de vouloir vivre, voyant qu’en sa mort était contenue la mort de l’humanité.

Voilà qui était spécieux. Mais, ce qui était certain, c’est que le premier mot précisément de la loi nouvelle que la France voulait sauver, le premier mot, le dernier, c’était celui de Justice.

Justice absolue, et droit absolu, impliquant l’humanité, c’était toute la loi nouvelle ; rien de plus et rien de moins. Justice profondément aveugle en ce qui est de l’intérêt. Justice sourde à la politique. Justice ignorante, divinement ignorante, des raisons de l’homme d’État.

Ah ! il n’y eut jamais un peuple éprouvé comme la France, ni soumis à une si terrible tentation. Jeune, inexpérimentée au début de la vie nouvelle, n’ayant pas même eu le temps d’affermir son cœur et sa conscience dans la fixité du droit, la voilà mise un matin en face de cette étonnante épreuve.

Qu’auriez-vous fait, vous tous qui maintenant calculez froidement ces choses ? En est-il un seul de vous qui aurait eu cette foi, plus qu’humaine et plus qu’héroïque, de dire : Périsse la France ! périsse le genre au moment de recueillir la moisson de la Justice !... Et vive la Justice pure ! abstraite ou vivante, n’importe. Elle ira inviolable, et saura toujours ailleurs se bâtir un monde où régner.

Foi terrible, au-delà de ce qu’on peut attendre de la nature ! Mépriser toute apparence, toute vraisemblance et tout calcul ! Retirer sa main, et voir si la Révolution, délaissée de la politique, se sauverait elle-même !... Nos pères n’eurent pas cette foi. Mais qui l’aurait eue ? Ils crurent qu’ils sauvaient la France, donnèrent à son salut le leur, leur âme et leur vie, leur honneur, plus encore, leurs propres principes.

Ils ne virent pas, et personne ne voyait alors ce que si aisément on voit aujourd’hui, ce que nous avons dit plus haut, c’est que la Révolution, submergée des flots, s’était, dessous, fait une base immensément large, incommensurablement profonde. Elle était fondée deux fois, dans la terre, dans la foi du peuple.

Celui qui, par la tempête, surpris dans un des forts de la digue de Cherbourg, voit bondir par-dessus sa tête la nappe effroyable, sent trembler les murs, ne voit plus et ne sait plus qu’il a sous les pieds la base puissante qui rit de la mer, l’immuable et solide assise, la montagne de granit.

Trois milliards de propriétés, déjà vendues, divisées à l’infini ! Trois millions d’épées tirées !... Voilà ce que j’appelle la base, le granit et la montagne. Une montagne vivante. Si elle faisait un mouvement, c’était au monde à frémir.


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