SARKOZY : LA LAÏCITE AU REGIME SEC (par Jean-Luc Gonneau et Pierre Henry)

samedi 16 février 2008.
 

En mars 2006, Pierre Henry (alias Pierre Defrance) et Jean-Luc Gonneau consacraient, dans leur ouvrage "Sarkozy, l’avenir d’une illusion" (éditions de l’Aube), un chapitre à l’appétance du personnage envers les cléricaux en tous genres. C’est ce chapitre que nous reproduisons ici, avec l’aimable autorisation des auteurs et de l’éditeur. Il n’a rien perdu, bien au contraire, de sa pertinence.

Les religions encensées

Le fait n’est pas nouveau : Nicolas Sarkozy est croyant, ce qui est bien sûr son droit. Il a, assez longuement, abordé ce sujet dans un livre d’entretiens (La République, les Religions, l’Espérance, Editions du Cerf, 2004) et aime à y revenir. Comme les cultes dépendent de son ministère, on pourrait dire que ça tombe bien. Nous avons donc régulièrement droit à son acte de foi chrétien, catholique plus précisément, sans généralement qu’il manque de rappeler qu’il avait une grand-mère juive et qu’il fait beaucoup pour l’islam en France.

Et il faut reconnaître que depuis son retour au gouvernement, il en fait beaucoup vers les goupillons de toutes natures. Apothéose le 20 juin 2005, dans le très coquet théâtre du très chic Neuilly, à l’invitation d’une association, Bible Neuilly, sur le thème : « Dieu peut-il se passer de la République ? ». La salle est comble, et quelques huiles ecclésiastiques chrétiennes, juives et musulmanes y occupent les places d’honneur : le président de la Fédération Protestante de France, le rabbin Sitruk, l’évêque de Nanterre entre autres.

Le ministre de l’Intérieur commence par rendre compte de son action auprès du Conseil national du culte musulman, dont les élections viennent de se dérouler. Suit un long plaidoyer pour le rôle social des églises. « On m’a soupçonné de vouloir instrumentaliser les Eglises. Je n’ai fait que constater que, lorsqu’il y a un prêtre ou un pasteur dans un village ou un quartier, pour s’occuper des jeunes, il y a moins de laisser-aller, de désespérance, et finalement moins de délinquance. Aujourd’hui, nos quartiers sont devenus des déserts spirituels ! »

Au cas où les distingués clergymen présents n’auraient pas saisi l’invitation aux catéchisations des « villages et quartiers », le ministre en remet une louche : « Les religions sont un plus pour la République ». Et puisqu’ « il n’y a pas deux vies, comme si la part de soi la plus intime et la plus intéressante, il fallait l’abandonner jusqu’au samedi matin et au dimanche soir inclus, le domaine de la vie privée n’a pas de sens, c’est le domaine de la vie tout court », le conseil devient exhortation : « Parfois, je regrette la frilosité de certains hommes d’église. Vous n’avez pas à vous excuser de ce que vous croyez. Il est normal de prendre part au débat public. Si vous croyez, vous devez parler, prendre parti, partager ». Et aussi « Ne vous laissez pas moquer, diffamer, parfois insulter ». Après une telle homélie, Nicolas Sarkozy peut à bon droit déclarer : « Je crois que jamais un ministre de l’Intérieur, avant moi, n’a autant revendiqué d’être le ministre des cultes ».

Les prudences finales ne gomment pas ce qui précède : bien entendu, le ministre rappelle son attachement à la laïcité mais pas n’importe laquelle, une « laïcité apaisée », dont il affirme, en guise de définition, qu’elle « va plus loin que le processus historique de normalisation des rapports entre l’Etat et les Eglises » et qu’elle « n’est pas la privation d’une liberté, ce sont les sectaires qui en ont fait une laïcité de combat ». Posant au défenseur des libertés religieuses (« Je n’accepte pas qu’on vienne bafouer un prêtre dans une église, ni qu’on n’ait pas le droit, parce qu’on est musulman, de vivre sa foi et de la transmettre »), le ministre ose une périlleuse comparaison, suite à sa première visite à la cité des 4 000 à La Courneuve (Seine-Saint-Denis) où le jeune Sidi Ahmed Hammache, onze ans, avait été tué par balles la veille : « Si personne n’explique que la vie n’est pas un produit de consommation, il ne faut pas s’étonner que le sens de la vie ne soit pas le même à La Courneuve qu’à Neuilly », ajoutant : « Quand on voit des choses pareilles, on comprend que choisir l’espérance soit une nécessité ». L’épilogue, devant une salle conquise depuis longtemps, tombe en une question contenant sa réponse : « En quoi le fait d’espérer serait-il un danger pour la République ? »

Dieu et la République

Comme le dit aussi Nicolas Sarkozy en ouverture de son exposé, Dieu n’a besoin de rien, et donc pas de la République. A condition qu’il existe, ce qui n’a jamais été démontré, mais qui ne fait aucun doute pour le ministre des cultes. Ce qui transparaît dans son discours, et plus encore dans son livre, c’est l’incapacité revendiquée de séparer sphère publique et sphère privée. Au passage, et ce n’est pas anodin, le refus de séparation des sphères privées et publiques est le trait commun de tous les pouvoirs totalitaires, dans lesquels rien ne doit échapper à Dieu, au « guide » ou au « peuple », c’est-à-dire, dans ce dernier cas, à celui ou au petit groupe qui s’est arrogé le pouvoir intangible de le représenter.

Comment alors parler de laïcité, dont la fonction est justement d’ordonner cette séparation ? Ce paradoxe, comme souvent, ne le gêne guère. Il suffit de parler de « laïcité apaisée », qu’il ne définit pas, mais qu’il oppose à la laïcité sectaire. La laïcité apaisée, si on suit les propos du ministre, passe par l’appui des pouvoirs publics aux religions, supposées apporter réconforts individuels et apaisements sociaux. Là où est le prêtre ou le pasteur (tiens, là, cette France convaincue ne parle ni de rabbin, ni d’imam, là est la paix sociale. Ce que peut la puissance « spirituelle », la République, elle ne le peut manifestement pas, ou en tout cas moins. Aucune donnée statistique ne vient à l’appui de l’affirmation, qui ne ressort que du domaine de la conviction, au mieux, ou de la démagogie face à un public où les libres penseurs devaient être fort peu nombreux. La conséquence logique de cette assertion est évoquée plus longuement et plus précisément dans le livre signalé précédemment : il est juste que la République aide les religions. Peut-être pas, dans un premier temps, en subventionnant directement les cultes, mais en développant les exemptions fiscales, en facilitant des crédits à taux préférentiels, en contribuant à la formation des clergés : « A mon sens, il est temps de poser la question du financement national des grandes religions et celle de la formation « nationale républicaine » des ministres du culte. A cet effet, je suis partisan de compléments à la loi de 1905, sans en modifier pour autant la structure profonde ».

Dans cette droite ligne, Nicolas Sarkozy annonce, le 21 octobre 2005, la création d’une « commission chargée de mener une réflexion juridique sur les relations des cultes avec les pouvoirs publics » qui devra lui présenter, en juin 2006 « des propositions opérationnelles passant, le cas échéant, par des ajustements législatifs et réglementaires », dont il confie la présidence à un universitaire, Jean-Pierre Machelon. Il doit, le soir même, assister à une réunion de la Fédération Protestante de France, très en pointe dans une demande d’aménagement de la loi de 1905. La création de cette commission est dans ces conditions un idéal cadeau de bienvenue. Faisant d’une pierre deux coups, il répond aussi, indirectement, aux demandes d’organisations islamiques. Mais il est médiatiquement plus acceptable d’aller au devant de souhaits protestants que d’attentes musulmanes, surtout quand on annonce, le même jour ou presque, des mesures encore plus sévères concernant l’immigration. Précédant Nicolas Sarkozy devant l’assemblée protestante, le Premier ministre, Dominique de Villepin, affirme clairement qu’il n’est pas question de toucher à la loi de 1905. Le président de la République s’exprimera dans le même sens le lendemain. Nicolas Sarkozy proteste alors de sa bonne foi : lui non plus ne veut pas toucher au texte, dont il a pourtant réclamé le toilettage maintes fois, pas plus tard, pour la dernière, que fin septembre lors d’un déplacement à la Réunion. Pourtant, son courrier au professeur Machelon évoque explicitement, parmi d’autres textes dont le code des communes, la loi de 1905 : il s’agit de proposer des amendements à tout ce « corpus de textes ». Une fois de plus, Nicolas Sarkozy défie le président de la République et le Premier ministre. Une fois de plus, il met en place des outils pour s’attaquer à la laïcité. Une fois de plus, sous prétexte d’ « apaiser », il prend le risque de mettre le feu aux poudres

Car à ce compte-là, pas de doute, la laïcité à la mode Sarkozy sera plus qu’ « apaisée » pour les croyants. Elle risque fort d’être au contraire considérée comme très belliqueuse par les autres. Mais qu’importe, puisque, comme l’écrit Nicolas Sarkozy, « Je crois au besoin du religieux pour la majorité des femmes et des hommes de notre siècle, la place de la religion dans la France de ce début de troisième millénaire est centrale » ou encore : « Ma conviction longuement mûrie est que le besoin d’espérer est consubstantiel à l’existence humaine ; et que ce qui rend la liberté religieuse si importante est qu’il s’agit en réalité de la liberté d’espérer » . Les croyants sont donc « consubstantiellement » humains ? Et les autres ? Un peu moins ? On l’aura compris, la « laïcité apaisée » que propose Nicolas Sarkozy ressemble fort à la liquidation de la laïcité.

Rappelons tout de même ici, sait-on jamais, que la laïcité (du grec laos, peuple pris en tant qu’ « être en soi », « peuple uni »), c’est la liberté absolue de conscience du citoyen, l’égalité des options spirituelles (y compris religieuses) entre elles et une loi commune à tous, universelle. C’est de la loi commune dont doit disputer le citoyen, sa conscience ne regardant que lui. Comme le rappelle Henri Pena-Ruiz, « Il n’existe pas plus de laïcité ouverte (ou apaisée) que de droits de l’homme ouverts ».

Si, devant l’auguste assemblée de Neuilly, le ministre se garde d’évoquer les sectes, il les aborde, avec compréhension, dans son livre. Un exemple : « Si les gens ont envie d’être témoins de Jéhovah, c’est tout à fait leur droit. Tant que leurs activités ne sont pas contraires à l’ordre public, je ne vois pas au nom de quoi on le leur interdirait. Les témoins de Jéhovah ne constituent pas pour autant un des grands courants religieux du monde, ni de la France... Si on voulait essayer de trouver une définition de la religion par rapport aux sectes, je pense que l’un des critères les plus pertinents serait celui de la pérennité historique, car on doit convenir que l’authenticité du message spirituel est en quelque sorte légitimée par sa pérennité au travers des générations... Les témoins de Jéhovah, ce n’est pas tout à fait de la même nature en termes de pérennité séculaire, les raëliens encore moins, la scientologie pas davantage ». Comme l’écrivit Fiametta Venner, « De toute évidence, lorsqu’il a chaleureusement reçu Tom Cruise, l’ambassadeur hollywoodien de la scientologie, à Bercy en septembre dernier, ce n’était pas uniquement pour parler cinéma et talonnettes ».

Nul besoin d’être un as de la lecture entre les lignes pour distinguer la proximité du discours sarkozien sur les églises avec celui de la droite américaine. Rappelons que la France est montrée du doigt là-bas non seulement en raison de l’affaire irakienne, mais aussi pour son attitude vis-à-vis des « libertés religieuses ». Imposer partout dans le monde la vision américaine de la liberté religieuse est une des priorités politiques du gouvernement de G.W. Bush. Des crédits ont été affectés à cette « mission ». Aux premières loges de cette campagne, les églises évangélistes et les scientologues. Avec Nicolas Sarkozy, les voilà dotés d’un interlocuteur compréhensif en France.

On ne saurait non plus passer sous silence le très douteux parallèle entre la cité des 4 000 à La Courneuve et Neuilly. Ainsi donc, parce que les 4 000 seraient un « désert spirituel », la délinquance y serait « consubstantielle ». Tandis que Neuilly apparaît, bardé sans doute de prêtres, abritant entre autres le très chic collège Sainte-Croix, ainsi préservé du péché. Quelle insulte pour les habitants des 4 000 et leur misère. Quelle ignorance (feinte ?) aussi des (discrètes) turpitudes neuilléennes. La négation des formidables inégalités qui clivent la société française trouve là une application qui fait plus que frôler le nauséeux.

Il faut sans doute faire la part des choses entre un discours bâti pour caresser (et plus si affinités) dans le sens du poil la partie la plus attachée aux croyances de la population et ce que pourrait faire le politique au pouvoir. Nicolas Sarkozy n’est évidemment pas un bigot. S’il affirme sa foi et cultive l’espérance, il se définit lui-même comme un « pratiquant irrégulier ». Il n’empêche que son discours n’est pas seulement une analyse de ses choix personnels, il ne se limite pas à des considérations plus ou moins philosophiques, il comporte des propositions, susceptibles de rallumer la querelle religieuse plutôt que de benoîtement apaiser les quartiers sensibles. Et, nous l’avons vu mais il convient d’insister, la négation de la séparation des sphères publiques et privées porte en elle tous les dangers totalitaires. C’est le support idéologique parfait pour justifier la mise en place d’un état policier, dont on nous expliquera sans doute que le citoyen qui n’a rien fait n’a rien à craindre. Jusqu’au jour où.


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