La bulle New Labour a éclaté (par Philippe Marlière)

mercredi 28 mai 2008.
 

Depuis 1997, le projet du New Labour a répondu à une double motivation. Accessoirement, il a offert aux Britanniques une version légèrement atténuée du néolibéralisme thatchérien dont s’étaient fatiguées les classes moyennes à la fin des années 80. Des fonds publics ont été injectés pour rénover des services publics délabrés (précisons qu’une bonne partie de cet argent a servi à financer des partenariats privé-public, qui ont entraîné de fait la privatisation de certains services publics). Principalement, il a œuvré à la consolidation d’un bipartisme sans compétition politique : sur les questions les plus importantes (redistribution des richesses, rôle de l’Etat, impôts, droit du travail, relations avec les syndicats, guerre d’Irak), plus rien ne distingue les néotravaillistes des conservateurs. Cette démarche électoraliste dite de « troisième voie » a été dictée par une stratégie rationnelle : Tony Blair et Gordon Brown ont estimé que les Britanniques, échaudés par la brutalité sociale du thatchérisme, ne seraient pas tentés d’élire un gouvernement conservateur avant longtemps. Ils ont fait le pari que les électeurs travaillistes traditionnels (classe ouvrière, fonctionnaires) soutiendraient le Parti travailliste en traînant les pieds, mais le soutiendraient quand même, car ils n’auraient nulle part où aller à gauche (le scrutin majoritaire à un tour lamine implacablement toute force politique de gauche).

Ce pari était certes rationnel, mais à haut risque aussi. Pour qu’il soit couronné de succès, il nécessitait le concours de circonstances extérieures, en particulier une croissance économique américaine et internationale continue. L’économie britannique dépend essentiellement des services et de la finance. Il n’est donc pas étonnant que la crise suscitée par les subprimes l’ait touchée plus que tout autre pays européen. Le gouvernement Brown, entre autres malheurs, a heurté de plein fouet le Northern Rock... C’est dur et cela fait mal : aux ménages moyens (souvent d’anciens électeurs conservateurs séduits par le « pragmatisme » de Tony Blair), horrifiés par la baisse de l’immobilier ; aux jeunes couples aussi qui ne peuvent emprunter pour accéder à la propriété. A cela, il faut ajouter une double gaffe monumentale. Il y a peu, le gouvernement a renoncé à imposer des hommes d’affaires très fortunés qui, non domiciliés en Grande-Bretagne, ne payent aucun impôt à l’Etat britannique. Inversement, Gordon Brown a relevé l’assiette de l’impôt pour les foyers les plus modestes. L’argent récolté a été indirectement « redistribué » aux catégories moyennes !

Des députés travaillistes, d’ordinaire serviles, ont paniqué quand leurs administrés ont commencé à se plaindre de cet acte inique. Ils ont contraint le premier ministre à revenir sur cette décision et à compenser les perdants. Mais le mal était fait : cette mesure anti-populaire, emblématique du projet New Labour, a provoqué la désertion en masse d’électeurs travaillistes vers les conservateurs et les libéraux-démocrates ou leur abstention. Le leadership indécis de Gordon Brown ou l’usure du pouvoir - arguments souvent avancés par les médias - n’ont joué qu’un rôle marginal dans cette débâcle électorale (le plus mauvais score enregistré par les travaillistes aux élections locales depuis... 1968 !). La vraie raison de ce décrochage électoral a été le ras-le-bol populaire devant une politique économique au service des plus riches (les inégalités entre les plus riches, les classes intermédiaires et les plus pauvres ont dramatiquement augmenté depuis 1997).

La débâcle électorale que vient d’enregistrer Gordon Brown laisse augurer un avenir très sombre pour son parti : l’électorat populaire a déserté en masse le New Labour, permettant aux conservateurs de reprendre pied dans les bastions travaillistes où ils avaient disparu depuis quinze ans (Nord de l’Angleterre, Pays de Galles). Dans le Sud, la défaite est également sévère, mais il s’agit ici de la défection des classes moyennes et supérieures qui sont retournées vers le Parti conservateur, dirigé par David Cameron, un blairiste crédible.

Ken Livingstone, à Londres, a mieux résisté que ses collègues travaillistes. En réalité, il n’aurait jamais dû perdre. S’il s’était présenté en candidat indépendant (comme en 2000), il aurait largement battu Boris Johnson, présenté par les médias comme un bouffon. Johnson est un toff, c’est-à-dire un membre des classes supérieures du pays. Il a été éduqué à Eton, l’une des public schools les plus élitistes. Il constitue le type idéal du Tory bien né, une figure en général haïe ou moquée par le public. Journaliste raté aux commandes du Spectator, un hebdomadaire de la droite dure, connu pour ses commentaires racistes et sexistes, doté d’un humour douteux et d’une élocution incompréhensible, Johnson ferait presque passer George W. Bush et Silvio Berlusconi pour des hommes politiques compétents.

Des commentateurs, une fois de plus, ont eu recours à des explications futiles pour rendre compte de la défaite du maire sortant : l’usure du pouvoir, de mauvaises fréquentations politiques, un style « impérial » ou encore ses soutiens à Hugo Chávez ou à la cause palestinienne. En fait, Livingstone a perdu car, candidat sous les couleurs du New Labour, il a fait l’objet du même rejet populaire que celui réservé aux autres élus travaillistes. Son retour dans le Parti travailliste en 2004 l’a amené à se solidariser avec le néolibéralisme du New Labour. Il a payé cette association au prix le plus fort : la perte d’une élection imperdable (Londres est majoritairement une ville populaire, donc de gauche) contre un candidat conservateur grotesque, alors que son bilan de maire en matière de transports, de logement et de lutte contre la criminalité était bon dans l’ensemble.

La bulle New Labour a donc éclaté. Des conservateurs revanchards sont aux portes du pouvoir. D’ici deux ans - sauf événement extraordinaire - ils remporteront les élections. David Cameron héritera d’un pays gangréné par les inégalités, doté de services publics médiocres, de la législation sociale la plus régressive du monde occidental (après les Etats-Unis), d’une main d’œuvre majoritairement peu qualifiée et maltraitée (généralisation des Working poor en dépit de l’introduction d’un Smic). C’est ce Parti travailliste-là, qui a failli si spectaculairement à bâtir une société plus juste et plus solidaire, dont les électeurs veulent se débarrasser au plus vite. Le moment venu, Cameron ne perdra guère de temps à défaire les réformes sociales du New Labour. Il y en a si peu ! Dès ses premiers jours à Downing street, il aura les coudées franches pour emmener le pays encore plus à droite.

mardi 27 mai 2008 par Philippe Marlière, Maître de conférences en science politique à l’université de Londres


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