Vouloir maintenir le drapeau du « vieux socialisme », c’est perpétuer une illusion (par Denis COLLIN) 1ère partie

mardi 17 juin 2008.
 

Sachons gré à Manuel Valls, Bertrand Delanoé et quelques autres de parler franc. Ils disent haut et fort que le vieux socialisme est mort et qu’il faut une gauche libérale. Ceux qui croient que le PS reste un parti socialiste sont ainsi dûment informés et ne peuvent pas simuler l’étonnement ou jouer les vierges outragées quand les déclarations les plus iconoclastes et les capitulations les plus lamentables font la une de l’actualité.

Deux questions nous sont posées maintenant. Il s’agit d’abord de savoir s’il est possible et souhaitable de maintenir le drapeau du « vieux socialisme ». Et si la réponse à cette première question est négative, quelle autre perspective peut être ouverte à ceux qui ne se résignent pas à l’adaptation à un ordre des choses insupportable dès lors qu’on considère que les humains ne sont pas des « ressources humaines » à « gérer » mais qu’au contraire l’homme est, pour l’homme, l’être suprême et que, ; par conséquent, l’impératif catégorique est de renverser toutes les conditions sociales où l’homme est un être abaissé, asservi, abandonné, méprisable. [1]

La social-démocratie est un vieux courant politique, principalement européen. Elle n’existe pas hors de l’Europe ou bien y existe sous des formes si singulières qu’il faudrait leur consacrer une étude spécifique. La social-démocratie européenne est née d’un amalgame de courants très divers même si le marxisme, sous l’impulsion principalement de la social-démocratie allemande, lui a donné une base doctrinale minimale. Dans le cas allemand, elle nait de l’unification des partisans de Lassalle, plutôt étatistes et prompts au compromis avec l’État bureaucratie prussien, et des partisans de Marx et Engels (Liebknecht, Bebel ...) bien que Marx ait eu l’occasion de manifester ses différends non seulement avec Lassalle mais aussi avec les « marxistes » allemands. En France, la difficile unification de 1905 fait une synthèse instable entre des marxistes plutôt dogmatiques, les guesdistes, des réformistes de toutes sortes souvent très proches des radicaux qu’ils fréquentent dans les loges maçonniques, des blanquistes, etc. Jaurès, un radical devenu socialiste est une synthèse à lui tout seul entre le républicanisme et le marxisme. Les partis ouvriers de Scandinavie n’ont avec le marxisme que des rapports très lointains. En Grande-Bretagne, le Labour Party est né modestement comme un comité pour la représentation parlementaire du monde du travail et les réformistes dominent. On peut poursuivre cette énumération. Le plus important est ici : la nouvelle Internationale qui naît en 1889 combine deux tendances qui scindent depuis l’origine (et pas depuis la révolution russe ou depuis 1914) le mouvement ouvrier. D’un côté une tendance révolutionnaire, celle qui se fixe comme objectif l’abolition du salariat et du patronat, et de l’autre une tendance réformiste qui cherche seulement à améliorer les conditions des travailleurs dans le cadre même de la société dominée par le mode de production capitaliste.

La social-démocratie a cru ou feint de croire qu’il était possible concilier les deux. Même Engels, dans les années 1890, croit que la social-démocratie va progressivement subvertir le régime de l’intérieur par son irrésistible croissance électorale. Les illusions (explicables) d’Engels vont se dissiper dans les années qui suivent. La pénétration de la social-démocratie dans la société bourgeoisie ne modifie pas que la société bourgeoise (contrainte de céder du terrain aux revendications sociales des ouvriers) mais aussi la social-démocratie elle-même qui va s’adapter et défendre le cadre dans lequel elle s’est développée. Au point qu’Engels lui-même se laisse parfois emporter. Dans une lettre de 1891, à propos des menaces de guerre entre l’Allemagne et la Russie alliée à la France, Engels écrit : « Si la Russie l’emporte, nous serons opprimés. Donc en avant, si la Russie commence la guerre, en avant contre la Russie et ses alliés quels qu’ils soient [...] » L’union sacrée de la première guerre mondiale vient de loin !

La guerre mondiale de 1914-1918 marque la grande rupture. La social-démocratie internationale explose, non pas entre réformistes et révolutionnaires, non pas entre les partisans des bolchéviks et leurs adversaires, mais d’abord entre socialistes allemands et socialistes français qui se retrouvent aux côtés de leurs États et de leurs états-majors respectifs. Cette cassure a été décisive. L’internationale ouvrière est vraiment morte à ce moment là et plus jamais ses réunions n’auront le retentissement de grands congrès d’avant 1914. Des oscillations à gauche et droite marquent, certes, l’histoire de ces partis qui pendant longtemps gardent un discours « révolutionnaire » ou de « rupture » qui n’a presque plus rien à voir avec la politique réellement suivie. Mais la ligne générale est nette : c’est vers une adaptation toujours plus étroite aux besoins du capital que s’oriente la social-démocratie. Par exemple, le tournant « à gauche » qui domine la période 1971-1981 en France est suivi à partir de 1982 d’un tournant vers la droite qui n’a cessé de s’approfondir pour arriver à la liquidation presque complète de tous les liens avec la tradition socialiste, celle qui subsistait encore plus ou moins dans les discours des jours de banquets.

Il y a à dans cette évolution une logique qui ne saurait être confinée aux processus de bureaucratisation (déjà analysés par Roberto Mitchell avant 1914). La social-démocratie est le parti des salariés. Les trotskystes se racontent des histoires en parlant de « parti ouvrier » puis en lui appliquant les qualificatifs léninistes comme « parti ouvrier bourgeois », ouvrier par sa base et bourgeois par son appareil dirigeant. Il est plus simple de parler de parti du salariat ou parti des salariés : sa politique, son « programme minimum », dès les origines consiste à défendre les intérêts des salariés dans le cadre même du mode de production capitaliste. Or qu’est-ce que le salariat ? Marx le définit d’une manière lapidaire : c’est la condition des ouvriers qui se font concurrence pour vendre leur force de travail au capital. Dès 1847, dans Travail salarié et capital, Marx écrit : « Le salaire n’est donc pas une part de l’ouvrier à la marchandise qu’il produit. Le salaire est la partie de marchandises déjà existantes avec laquelle le capitaliste s’approprie par achat une quantité déterminée de force de travail productive. » Autrement dit, quand on présente la lutte entre capital et travail comme une lutte pour le partage - les ouvriers voudraient un part plus grande de la marchandise produite - on manque l’essentiel. Comme manquent l’essentiel ceux qui concentrent les évolutions françaises des 30 dernières années sur la question du partage du PIB entre travail et capital. Marx est très précis : le salaire, c’est le moyen par lequel le capital s’approprie la force de travail ! Le rapport salarial est donc un rapport de domination, d’exploitation, et cantonner les luttes à l’amélioration de la condition salariale, c’est organiser la pérennité de la domination en allongeant un peu la chaîne et en améliorant la pitance. Qu’on nous permette ici une digression : si on poursuit d’ailleurs cette analyse on comprend aussi pourquoi le prétendu socialisme à la sauce soviétique n’a jamais été autre chose qu’un « capitalisme d’État » : même si l’expression n’est pas exacte scientifiquement, elle décrit l’essentiel, cet essentiel que le trotskysme s’est acharné à masquer sous les expressions comme « État ouvrier dégénéré ».

Si le salariat est la condition de celui qui est dominé et exploité par le capital, le parti du salariat est tout à la fois le parti qui améliore la condition salariale et la défend, c’est-à-dire en organise la pérennité. C’est pourquoi jamais la social-démocratie n’a posé la question des rapports de propriété. Dans ses versions les plus radicales, elle a admis d’amples nationalisations, mais il allait de soi que les ouvriers devaient rester des salariés, salariés de l’État, même de l’État démocratisé, mais des salariés. C’est-à-dire une classe dominée. Conséquence immédiate : l’appareil dirigeant de la social-démocratie se pense très tôt comme une fraction de la classe dominante et dissocie très tôt son sort des « intérêts historiques » du prolétariat. Que tout cela soit emballé dans des discours doucereux, avec des trémolos dans la voix pour évoquer les luttes ouvrières, nous avons vu suffisamment de bons comédiens pour savoir à quoi nous en tenir...

Marx n’a certes jamais méconnu l’importance des luttes pour les revendications immédiates, c’est-à-dire pour des revendications qui se situaient à l’intérieur des rapports de production capitalistes. Il suffit de voir l’importance qu’il accorde à la lutte pour la réduction légale de la journée de travail qui constitue en vérité le noyau dur du livre I du Capital. Mais pour lui, cette lutte n’est qu’un moyen qui doit produire sa propre négation : en luttant pour améliorer leur salaire, les ouvriers doivent s’unir et donc abolir la concurrence qu’ils se font entre eux pour faire « une concurrence générale » au capital. Le véritable résultat de la lutte n’est donc pas le gain provisoire qu’elle procure mais le lien par lequel la concurrence commence à être abolie au profit de l’union ouvrière, porteuse de la perspective de l’abolition du salariat. La lutte revendicative est donc la médiation par laquelle la classe ouvrière peut se hisser elle-même au niveau des exigences de l’histoire et combattre l’aliénation propre au mode de production capitaliste sur le terrain même de cette aliénation. Inversement si la lutte revendicative devient un objectif en elle-même, il arrive toujours un moment où des individus ou une fraction de la classe ouvrière peuvent espérer améliorer leur sort à condition de se désintéresser des autres [2] ou même de contribuer à les écraser. Par exemple, quand les ouvriers de l’Italie du Nord écoutent les sirènes de la Lega qui dénonce les avantages sociaux dont bénéficient les ouvriers qui viennent du Sud de l’Italie, c’est encore une réaction « de classe », une réaction de salariat qui s’aperçoit qu’il est (peut-être) victime de la concurrence, qu’il juge déloyale, d’une autre partie de la classe ouvrière. Et comme « l’ennemi est dans notre pays », on rappellera ici comment Sarkozy a pu utiliser les thèmes l’immigration et de l’insécurité pour gagner la majorité des ouvriers aux élections de 2007, car le « vote de classe » se trouvait de ce côté-là en cette année capitale.

Si on considère maintenant, à la lumière de ces analyses, la déclaration de principes adoptée par les dirigeants du PS, on n’est pas surpris. Cette déclaration est inscrite dans le « code génétique » de la social-démocratie. Si la lutte sociale se réduit simplement à une affaire de partage du gâteau, syndicats et patronat sont bien des « partenaires sociaux » dont il faut réguler les rapports. Disons les choses clairement, la cohérence est du côté des droitiers du PS, pas du côté de la « gauche » qui proteste contre le fait que la social-démocratie est ce qu’elle est ! L’incohérence, finalement est du côté de ceux qui espèrent que ce parti puisse rester un « parti ouvrier » alors qu’il ne l’est plus depuis si longtemps. La social-démocratie considère depuis au moins 1914 que les ouvriers ne peuvent faire qu’une chose, obéir aux autorités légitimes, les patrons, les bureaucrates de l’État, et il est donc normal qu’elle finisse légitimer ouvertement le mode de production capitaliste - rebaptisé pour la circonstance « économie sociale de marché » (comme si l’économie pouvait n’être pas « sociale » !).

Ainsi, vouloir maintenir le drapeau du « vieux socialisme », c’est perpétuer une illusion qui est précisément en train de se dissiper. L’illusion d’une gauche qui pourrait servir la défense des ouvriers. Il est temps, plus que temps, en cette période de réaction, de revenir aux principes. Si on comprend où réside la source du « malentendu » social-démocrate [3], le retour aux principes, c’est le retour au communisme, celui de Marx et celui des courants souterrains du XIXe et du XXe siècles. Mais il ne peut s’agir seulement d’un « retour à » purement théorique. Pour Marx, le communisme est le mouvement qui abolit l’état des choses actuel, pas un programme utopique - même si on trouve des éléments de programme utopique dans certains textes comme la Critique du programme de Gotha. Le communisme du XXe siècle n’est pas une déformation du communisme de Marx. Il en est l’exact opposé, la négation la plus radicale, et précisément en ceci qu’il reste fondamentalement sur les bases politiques et théoriques qui sont celles de la social-démocratie et du « marxisme orthodoxe ». La Chine montre la réalité développée du prétendu « communisme historique ».

Le terrain est en train d’être dégagé. De la vieille social-démocratie ne restent que les décombres et le « socialisme réellement existant » a disparu. Mais l’histoire n’est pas finie. Comprendre ce qu’est le « mouvement réel » pour se déterminer par rapport à lui, c’est ce que nous nous proposons dans les prochains articles. (à suivre)

[1] Karl Marx, Préface à la Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel

[2] Sur le strict plan du calcul égoïste, rien ne peut prémunir la lutte syndicale contre la stratégie du « free rider », un classique de la théorie des jeux : pour obtenir une augmentation de salaire, l’union dans la grève est une bonne chose. Mais il est encore mieux pour moi que tous fassent la grève et que j’aille travailler et ainsi je profiterai des avantages de la coopération sans en payer le prix.

[3] dont le communisme stalinien n’est finalement qu’un prolongement cauchemardesque.


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