LA GRÈVE GÉNÉRALE MAI-JUIN 1968 EN FRANCE (par J Cabral et C Paz, LCR)

mardi 20 novembre 2018.
 

« L’important, c’est que l’action ait eu lieu, alors que tout le monde la jugeait impensable. Si elle a eu lieu cette fois-ci, elle peut se reproduire… » Jean-Paul Sartre (1968)

Jean-François Cabral, enseignant, est membre du Bureau politique de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR, section française de la IVe Internationale). Charles Paz, inspecteur du travail, est membre de la Commission de contrôle des statuts de la LCR. Les deux auteurs font partie de la Commission nationale de formation de la LCR.

Depuis 1968, chaque anniversaire est l’occasion d’une nouvelle mise en cause, en réduisant généralement ces événements à quelques aspects anecdotiques, à moins qu’ils ne soient accusés d’être à l’origine de toutes les dérives dans notre société…

Dans ce registre, Sarkozy s’est voulu évidemment le plus radical : « … il s’agit de savoir si l’héritage de mai 68 doit être perpétué ou s’il doit être liquidé une fois pour toutes. Je veux tourner la page de 1968 » proclamait-il fièrement lors de son dernier meeting de la campagne électorale présidentielle.

D’une certaine manière, on le comprend. En mai-juin 1968, la mobilisation d’une fraction au départ très limitée de la jeunesse a été capable de déclencher en France la plus grande grève générale de son histoire. Et cela ne fait certainement pas rire à l’Elysée que des milliers de lycéens à nouveau descendent dans la rue avec des pancartes : « 1968… 2008 : le rêve continue ».

Les possédants comme les gouvernements n’aiment guère ces situations dans lesquelles une mobilisation puissante met en échec leurs plans et met en cause, même de manière limitée, leur pouvoir.

Quarante ans après, cette expérience est d’abord une confirmation : un mouvement massif de la population peut déborder y compris les appareils traditionnels de la gauche et du mouvement ouvrier, et bousculer l’ordre établi. C’est aussi une leçon : à lui seul, il ne peut guère offrir un débouché susceptible de changer durablement la situation… Il faut pour cela un outil politique qui ne se construit que très rarement dans le feu des événements. Avant que l’histoire ne vienne « nous mordre la nuque », à nouveau…

Une minorité étudiante se radicalise en France

La simultanéité des mouvements de jeunes dans le monde dans cette période correspond à une remise en cause généralisée de l’ordre politique établi après la seconde guerre mondiale : le partage du monde en zones d’influence dans le cadre de la coexistence pacifique. Ces mouvements de la jeunesse, notamment étudiante, ont touché les pays de façon très variable.

Il y a bien des raisons d’être révolté ! Même la jeunesse un peu privilégiée d’un pays comme la France peut s’en rendre compte. Miracle de la télévision désormais installée dans la plupart des foyers, il est possible de suivre en direct la mort programmée de centaines de milliers de gens au Biafra (au Nigéria), victimes d’une guerre sans merci que se livrent les trusts pétroliers britanniques et français. On peut aussi apprécier jour après jour les exploits des bombardiers américains au Vietnam.

Une petite fraction de la jeunesse étudiante se politise, radicalisée au cours des années qui ont précédé 68 dans ce contexte, celui de l’impérialisme et de la guerre du Vietnam en particulier. Le Vietnam est une source d’indignation, c’est aussi pour ceux qui aspirent à un monde meilleur, une source d’espoir. En février 1968, c’est l’offensive du Têt, en fait une véritable insurrection organisée par le FNL dans tout le sud Vietnam. Pendant quelques heures, Saïgon semble aux mains des insurgés et le prestige des États-Unis en prend un sacré coup.

A la même époque, il y a d’autres exemples de peuples du tiers monde qui semblent tenir tête à l’impérialisme. A commencer par Cuba où Fidel Castro organise à la fin de l’année 1967 la Tricontinentale, une conférence destinée à affirmer la solidarité des peuples d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine face à l’impérialisme. Che Guevara lance de vibrants appels à créer s’il le faut 2,3,4,10 Vietnam. Au même moment la « révolution culturelle » bat son plein en Chine et semble donner l’exemple d’une révolution devenue permanente où les étudiants semblent tenir le haut du pavé, le petit livre rouge à la main, soi-disant pour « servir le peuple ».

A l’Est c’est le printemps de Prague, un début de libéralisation politique et de mobilisation dans un État sous l’emprise soviétique, qui donne l’espoir de la possibilité d’un socialisme démocratique.

La lutte des peuples opprimés du tiers monde trouve un écho au cœur même des États-Unis. Depuis 1965, le mouvement noir s’est radicalisé. Le « Pouvoir Noir » gagne de l’influence, affirmant la nécessité d’une lutte violente, proclamant la solidarité des noirs américains et du peuple vietnamien face à un même ennemi.

La violence politique refait surface un peu partout : au Japon avec les Zengakuren, un syndicat étudiant lui aussi très politisé ; en Allemagne où une opposition extra-parlementaire se développe avec le SDS, la « Fédération des étudiants socialistes » dirigée par Rudi Dutschke.

Cette découverte de l’engagement d’une fraction de la jeunesse se fait principalement par solidarité avec d’autres, à l’autre bout du monde, qui se battent et semblent donner l’exemple. Dans cette radicalisation, la notion de l’engagement solidaire internationaliste, la sensation d’être des frères de combat de tous ceux qui se battent contre l’impérialisme est un trait marquant. Mais elle a des limites : la tentation de raccourcis, de penser la possibilité de la révolution, du changement radical du monde, indépendamment des modifications politiques en profondeur dans la classe ouvrière, notamment dans les métropoles impérialistes.

En France, comme dans la plupart des pays capitalistes développés, le nombre d’étudiants augmente. Les capitalistes ne peuvent plus se contenter de choisir leur main-d’œuvre qualifiée, l’encadrement dont ils ont besoin, au sein des seuls milieux privilégiés et des classes moyennes. Il leur faut élargir le recrutement. Des enfants de milieux plus populaires commencent à arriver à l’université. Ils refusent de jouer le rôle de chiens de garde du capitalisme qu’on veut leur imposer et leur radicalisation rencontre celle des jeunes qui refusent l’ordre moral de la société gaulliste.

Sans doute parce que la tradition communiste est plus vivace qu’ailleurs, de nombreux petits groupes politiques d’extrême gauche apparaissent. Les premières ruptures avec le Parti communiste français (PCF), organisation dominant le champ politique à gauche, ont eu lieu pendant la guerre d’Algérie. Ayant refusé de prendre fait et cause pour le peuple algérien, le PCF a été déconsidéré dans le milieu des étudiants politisés.

En 1966 l’Union des étudiants communistes, l’organisation étudiante du PCF, vole en éclats, avec le départ des maoïstes qui se retrouvent principalement à l’UJC(ML) et au PCMLF, et avec le départ des trotskystes de la JCR (Alain Krivine) refusant le soutien du PCF à la candidature présidentielle d’un candidat de centre gauche, François Mitterrand.

La politisation du mouvement s’amplifie autour de la solidarité avec la révolution vietnamienne. Après celle de Liège en 1966, la manifestation de Berlin en février 1968 fournit l’occasion de confronter les expériences de chacun, dans différents pays, et de constater qu’un peu partout, des jeunes sont en train de renouer avec une certaine tradition révolutionnaire, fouillant avec plus ou moins de bonheur dans le vieil arsenal des idées communistes révolutionnaires que l’on croyait complètement oubliées, dépassées même.

Pourtant, avant 1968, ces groupes ne sont encore qu’une poignée, avec une influence toute relative sur leur milieu.

Ce sont les événements qui vont les projeter sur le devant de la scène, lorsque cette radicalité va finir par mettre le feu aux poudres.

Les « Trente glorieuses » : vraiment aucune raison de se révolter ?

Les « trente glorieuses » sont une période de croissance ininterrompue de l’économie capitaliste, d’autant mieux appréciée qu’elle fait suite à la crise de 1929 et au désastre de la guerre mondiale, ainsi qu’à une période de reconstruction pour le moins difficile, où il a fallu retrousser les manches et se serrer la ceinture pendant de nombreuses années.

En France désormais les parkings sont pleins et les caddies remplis. Les ouvriers ont droit aux HLM, « avec tout le confort » : certes des km de béton un peu tristes, mais c’est un progrès pour l’époque. Il reste bien quelques bidonvilles, mais ils sont pour les immigrés de Nanterre ou de la Courneuve…

Bien sûr, la société de consommation a encore ses exclus : un Français sur deux ne possède pas de voiture, et dans la moitié des logements il manque encore l’eau chaude, une douche ou des WC intérieurs, ou tout cela à la fois. Mais on se dit que ça finira par s’améliorer…

Le gaullisme a permis au capitalisme d’accélérer la restructuration de l’appareil productif. Le nombre de salariés augmente rapidement, et le nombre d’ouvriers d’industrie travaillant dans des moyennes et grosses unités arrive dans les années 1960 à un niveau jamais atteint. La production industrielle s’accroît de 50 % en dix ans.

Mais à quel prix ? Pour y arriver, le monde du travail a eu droit à la parcellisation des tâches, au travail posté et à l’augmentation des cadences, tous les charmes de la taylorisation qui se généralisent, avec une moyenne de 46 heures de travail par semaine et une armada de petits chefs pour faire suer les profits. Le travail est plus fatigant, plus dangereux aussi : on compte alors 2,5 millions d’accidents de travail par an pour 16,5 millions de salariés.

Le chômage est certes marginal : 200 000 à 300 000 personnes. Mais en un an, le chiffre a presque doublé, provoquant quelques inquiétudes.

Quant à la croissance, elle reste quand même bien mal partagée. On peut vivre dans un pays riche, voir son niveau de vie augmenter, et avoir l’impression justifiée de se faire avoir lorsque les profits augmentent plus vite que les salaires…

Or du côté des syndicats, on fait surtout semblant de s’agiter. Les débrayages « presse bouton » se succèdent, rapportent de temps à autre, mais bien peu tout compte fait.

En 1967-1968 cependant, le climat social change un peu. On voit arriver quelques vraies grèves, notamment dans des entreprises employant de jeunes travailleurs à la chaîne. En février 1967, les ouvriers de la Rhodia à Besançon étendent leur grève à tout le groupe et occupent leurs usines. Des occupations, il n’y en a pas eu depuis longtemps. Quelques mois plus tard, le conflit rebondit à l’usine de Lyon, accompagné de quelques affrontements avec la police. Autre exemple, la grève de la Saviem à Caen en janvier 1968. Dans cette usine de 4 000 personnes, 500 ouvriers défilent en cortège et entraînent leurs camarades, malgré les syndicats. L’usine est occupée. Intervention immédiate des CRS. Le lendemain les ouvriers défilent dans la ville et s’affrontent brièvement avec la police. Le surlendemain, ouvriers et étudiants se retrouvent au coude à coude au cours d’une véritable journée d’émeute où l’on relève près de 200 blessés.

Il y a comme cela quelques conflits « durs », un peu inhabituels.

Pour autant, avant Mai, l’impression qui dominait était quand même qu’il ne se passait pas grand chose depuis la grande grève des mineurs en 1963.

Mais De Gaulle ? 10 ans déjà… qu’on le supporte. Arrivé au pouvoir en 1958, porté par une insurrection de droite dans un contexte de crise aiguë avec la guerre d’Algérie, il apparaît alors comme une sorte de sauveur suprême, un Bonaparte, qui veut mettre tout le monde d’accord autour de sa personne, tout en étant l’homme des grands capitalistes. Les travailleurs semblent impressionnés, comme leurs organisations, le laissant pérorer à la télévision : « Les ménagères veulent des frigidaires et des aspirateurs [c’est le progrès], mais elles veulent aussi que leurs maris n’aillent pas bambocher [c’est l’ordre]. Eh bien ! L’État c’est comme les ménages, il faut du progrès mais aussi de l’ordre ».

Les « godillots du général » qu’on appelle parfois « députés » font passer les lois, sans discussion ou presque. L’opposition n’a pas beaucoup de perspective. Il y a bien le « radical » Pierre Mendès-France, ou François Mitterrand qui n’est pas encore socialiste… Mais les socialistes, justement, n’ont guère de crédit depuis leur volte-face en 1956 à propos de la guerre d’Algérie. Quant au PCF, le parti de gauche le plus important à l’époque, il reste infréquentable pour les autres partis depuis les débuts de la guerre froide. Le PCF tente de plaider depuis des années pour un « gouvernement d’union démocratique », mais personne n’en veut, et surtout pas Mitterrand. A quoi bon d’ailleurs faire des efforts, puisqu’en 1965, dès le premier tour de la présidentielle, le PCF a accepté de s’effacer devant sa candidature…

En 1968 la société apparaît surtout comme bloquée, sans perspective de changement véritable, alors même qu’à tous les niveaux et sur tous les plans elle ne demande qu’à évoluer.

Quelques barricades… et c’est toute une situation qui bascule

Le mouvement démarre le 22 mars, après l’arrestation de Xavier Langlade, un étudiant de Nanterre, militant de la JCR, soupçonné d’avoir participé à une manifestation ayant attaqué le siège d’une société américaine (« American Express »). Des affrontements avec l’extrême droite sont le prétexte pour fermer l’université le 2 mai. Le 3 mai, un meeting de protestation a lieu à la Sorbonne, réunissant quelques 500 militants. Cela fait bien peu de monde. Mais l’opération « panier à salade » qui consiste à sortir les 300 jeunes trublions par paquets de dix dure un peu trop longtemps. Au bout de deux heures, un attroupement s’est formé. Des insultes ont commencé à pleuvoir de part et d’autre, des pavés ont volé et atterrissent parfois lourdement sur la tête des policiers : le quartier latin s’embrase, d’un seul coup.

Le début du mouvement de mai a quelque chose d’un peu fortuit. Depuis des semaines, une certaine presse explique à longueur de colonnes qu’il y en a assez de ces groupuscules qui sèment la pagaille. La solution parait toute simple : il suffit d’arrêter les groupuscules pour que tout rentre dans l’ordre. Le 3 mai, Grimaud, le préfet de police, a de quoi être satisfait : les groupuscules sont tous là… il les tient ! Mais des milliers d’étudiants les rejoignent, faisant le coup de poing avec la police. Fait nouveau, ils ne cèdent pas à la répression, et sont déterminés.

Sans en comprendre la signification, les CRS chargent même les simples badauds qui commençaient à s’attrouper pacifiquement, allant jusqu’à chercher des étudiants assis tranquillement au fond d’un café pour mieux les cogner. En quelques heures, les braves étudiants deviennent de véritables « enragés ».

Le 3 mai il y a près de 600 interpellations. Le 6 mai, 16 000 manifestants tiennent le pavé pendant près de 16 heures d’affilée. Le 7, ils sont 45 000 à crier : « Nous sommes un groupuscule ! ». Il y a plusieurs centaines de blessés de part et d’autre. Les manifestations se succèdent tous les jours : 20 000 le 8 mai, 20 000 à 30 000 le 10 mai. Ce jour-là, il y a des dizaines de barricades dans le quartier latin. C’est un tournant qui place immédiatement le régime gaulliste au cœur de la tourmente.

La décision d’ériger les premières barricades n’a été prise formellement par aucune organisation. Les militants de la JCR ont pourtant joué un rôle important dans cette prise d’initiative, à l’inverse d’autres organisations révolutionnaires, jugeant que des barricades construites et défendues par quelques milliers d’étudiants étaient « une aventure petite bourgeoise ».

Bien sûr, un mouvement étudiant, même très déterminé, ne pouvait à lui seul engager une épreuve de force avec le pouvoir gaulliste avec l’espoir de gagner, sans l’appui de la classe ouvrière. Mais dans un contexte d’usure du régime gaulliste, de radicalisation de la classe ouvrière, de légitimité démocratique du mouvement étudiant, ce qui aurait pu être une simple démonstration de « violence hors de l’histoire » devint une initiative essentielle. Ce fut aussi un facteur décisif pour l’audience de la JCR dans les semaines et les mois qui ont suivi.

La violence policière choque terriblement et sidère une opinion publique qui a l’impression d’avoir vécu en direct les « événements », grâce à la radio notamment. On raconte que la police s’est acharnée sur des manifestants isolés, parfois blessés, tirant des grenades lacrymogènes dans les appartements où certains se sont réfugiés, voire dans les ambulances. Tout cela est vrai. Ce qui choque surtout, c’est le décalage qu’il y a entre toutes ces violences et ce qu’on sait des revendications des étudiants : le refus des règlements vieillots qui interdisent la mixité dans les cités universitaires ou le droit pour certains de tenir une réunion politique à la Sorbonne. Pour la première fois dans l’histoire, la jeunesse scolarisée apparaît comme une force sociale qui joue un rôle central au plan politique.

Le mouvement gagne la province : manifestation contre la répression à Paris, répression, manifestation contre la répression qu’on vient de subir, nouvelle répression… Le cycle des manifestations s’enchaîne à toute allure. Des universités comme à Strasbourg se déclarent « autonomes ». Un « pouvoir étudiant » s’installe et déclare rompre les ponts avec l’État bourgeois, prenant modèle sur les « universités critiques » des étudiants allemands. Dans les amphis, entre deux manifestations, l’occasion est enfin trouvée de refaire le monde à loisir. Dans la tête de certains, le « grand soir » a déjà commencé. Et puis surtout l’occasion est trop belle de faire passer quelques nuits blanches à De Gaulle qui n’a plus l’air de savoir comment remettre les pendules à l’heure.

Le 11 mai, le premier ministre Pompidou cède sur tous les points : le quartier latin sera évacué par la police le lundi 13 mai au matin et la Sorbonne ouverte sans condition. Les étudiants, condamnés, seront libérés par la cour d’appel : les juges, indépendants du pouvoir politique comme chacun sait, se voient ainsi obligés de faire des heures supplémentaires un dimanche après-midi pour rendre un jugement qui de toute façon a déjà été annoncé par le gouvernement.

Le pouvoir veut donc calmer le jeu. Comme Pompidou le dira plus tard, il veut « traiter le problème de la jeunesse séparément ». Mais c’est trop tard.

Les organisations syndicales sont obligées de réagir et d’organiser le 13 mai une journée de grève et de manifestations dans tout le pays afin de protester contre les violences policières. Le succès est considérable : des centaines de milliers de personnes à Paris, 450 manifestations en France.

Quelque chose a évolué dans la conscience des travailleurs. Les jeunes ont réussi à entraîner des dizaines de milliers de leurs camarades, ils se battent, ils résistent, ils sont même en train de faire reculer le pouvoir, portant un rude coup au prestige personnel de De Gaulle. Or depuis des années, les organisations ouvrières, et le PCF en tête, expliquaient qu’il n’était pas possible de faire quoi que ce soit à cause de ce régime.

De Gaulle avait eu la prétention de « rassembler tous les Français » autour de sa personne, il est désormais en train de faire l’unanimité contre lui, jetant ainsi un pont entre les étudiants et les ouvriers. Dès le 13 mai des mots d’ordre hostiles à De Gaulle apparaissent : « De Gaulle aux archives ! », « 10 ans ça suffit ! ».

Les discussions vont bon train : après tout c’est peut être le moment de s’y mettre aussi…

La grève devient générale, l’occupation s’organise

Le 14 mai à l’usine Sud-Aviation près de Nantes, de jeunes travailleurs, influencés par l’extrême gauche, lancent la grève, occupent l’usine, séquestrent les cadres et le directeur de l’usine. Le lendemain, le mouvement gagne Renault-Cléon. Et cela malgré les directions syndicales. Le 16 c’est au tour de Renault-Billancourt. A ce moment 200 000 travailleurs sont en grève, une cinquantaine d’usines sont déjà occupées, surtout en province.

Le 17 au soir, la confédération CGT décide d’appeler, non pas à la grève générale, mais à régler « les comptes en retard ». Le 18 mai, Georges Séguy (secrétaire général de la CGT) tient à préciser dans l’Humanité : « On pouvait attendre de nous un mot d’ordre de grève générale. Ceux-là seront déçus. Nous préférons de beaucoup la prise de responsabilité des travailleurs eux-mêmes qui décident des propositions qui leur sont faites par le syndicat ». Pour la CGT, il n’est donc pas question d’engager clairement les travailleurs dans une lutte générale contre De Gaulle et contre le patronat. La CGT se veut « responsable ». Mais elle se donne en même temps les moyens de prendre rapidement le virage qui s’impose et de contrôler ainsi le mouvement.

La progression de la grève dans tout le pays est extrêmement rapide. 200 000 grévistes le 17, 2 millions le 18 mai, entre 6 et 9 millions le 22 mai (il y a 15 millions de salariés à cette époque). C’est trois fois plus qu’en 1936, un chiffre jamais atteint. Plus de 4 millions seront en grève trois semaines, plus de 2 millions en grève un mois. C’est bien un mouvement-clé dans l’histoire des luttes de classes.

D’abord parce qu’une grève générale avec occupation des entreprises, c’est bien plus qu’une journée d’action qui dure. L’oppression quotidienne disparaît, plus de pointeuse, plus de chefs, plus de travail abrutissant. Le rapport entre les hommes prend le dessus, la parole se libère. Il n’y a plus de tabac, plus d’essence, on s’en arrange. On discute partout de tout avec tout le monde, dans l’usine occupée, bien sûr, mais aussi dans son quartier, dans la rue.

Ensuite parce que cette grève touche toutes les couches de la classe ouvrière. C’est d’abord la métallurgie, les grosses entreprises industrielles qui entrent en grève, puis le tertiaire. Toutes les catégories sont concernées, les ouvriers, les employés, les cols blancs, les cadres, mais aussi les footballeurs, les comédiens, la presse, la justice… le mouvement touche tous les salariés dans une société où pour la première fois, ils atteignent 80 % de la population active. Pour autant c’est dans les concentrations industrielles qu’elle sera la plus puissante et que se joueront les évènements majeurs.

Les jeunes ouvriers jouent un rôle décisif dans le déclenchement de la grève. A contrario, plus elle est tardive, plus le poids syndical est déterminant.

Les revendications formulées visent le plus souvent à « solder les comptes ». Même si, ici ou là, c’est l’organisation du travail elle-même qui est mise en cause.

L’occupation est un phénomène général, mais avec des réalités extrêmement diverses. Parfois ce ne sont que quelques délégués, parfois l’occupation est plus massive. Un embryon de vie sociale commence à s’organiser dans et autour des entreprises : quelques AG de travailleurs, une journée porte ouverte pour le reste de la population, des bals populaires aussi, et la solidarité qui s’organise ici et là avec les commerçants ou les paysans de la région pour le ravitaillement. Pour la CGT l’occupation est aussi le moyen de garder le contrôle sur les grévistes, il y a même parfois des piquets contre « les gauchistes et les étudiants ».

L’occupation, si elle a une dimension fortement symbolique de prise de pouvoir sur l’outil de travail a aussi des conséquences inattendues en fixant sur place les salariés, du fait des directions syndicales qui tiennent à tout contrôler. Une obsession qui frise la caricature lorsqu’il s’agit d’éviter autant que possible les échanges et les rencontres, même entre les entreprises d’un même groupe. C’est ainsi que la délégation intersyndicale de Renault-Flins a dû négocier plusieurs jours pour entrer à Renault-Billancourt et rencontrer ses camarades !

Les comités de grèves, quand ils existent, sont composés de syndicalistes et rarement de non-syndiqués. Ce sont le plus souvent des intersyndicales, des réunions de délégués, de militants liés aux appareils et responsables uniquement devant ces appareils. Une étude dans le Nord et le Pas-de-Calais indique qu’ils ont existé dans 70 % des cas, mais qu’ils ont été élus dans14 % des situations et révocables par l’assemblée des grévistes dans 2 % des cas seulement. Malgré cela, dès le 17 mai, Séguy confirme à la radio le refus de coordonner les comités de grève existants.

Des commissions sont parfois mises en place, notamment dans des entreprises où les techniciens, voire des cadres, jouent un rôle important. C’est alors un lieu de parole fructueux.

Il existe dans un certain nombre d’endroits des comités d’action, regroupant les travailleurs les plus combatifs, la gauche ouvrière, les salariés les plus sensibles au modèle étudiant… qui ont souvent une dynamique antisyndicale. Les assemblées générales sont des lieux d’information plus que de discussion.

Il n’y a pas ou très peu d’exemples de contrôle ouvrier. Ils n’apparaissent que dans des secteurs particuliers : la presse, les hôpitaux, l’exemple le plus connu étant celui du Centre de l’Énergie Atomique à Saclay.

A Nantes, parce que la paralysie du pays pose rapidement de sérieux problèmes matériels, des syndicalistes vont jusqu’à créer un comité central de grève afin d’assurer le fonctionnement de certains services indispensables : distribution de fuel ou de bons d’essence, ramassage des ordures ou organisation de points de vente de produits de première nécessité pour les grévistes et leur famille.

Par son ampleur et sa durée, la grève provoque une véritable crise politique

A la fin du mois de mai, toute la grève vit au rythme des événements politiques : De Gaulle va-t-il finir par craquer et partir ?

La situation devient réellement préoccupante : du 22 au 26 mai, il y a dans tout le pays une centaine de manifestations et toujours autant de grévistes.

De Gaulle tente de dénouer la crise le 24 mai en proposant un référendum mettant en jeu sa propre personne : « Moi ou le chaos ! ». C’est un bide, les manifestants lui répondent : « Tes discours on s’en fout ! ». Ce même jour une manifestation parisienne étudiants-travailleurs de 100 000 personnes incendie la Bourse, assiège et saccage deux commissariats. Des manifestations violentes ont lieu à Lyon, Toulouse, Bordeaux, Strasbourg et Nantes.

Il est impossible de briser le mouvement étudiant qui conserve toute sa vigueur mais qui rencontre aussi ses limites : les étudiants ont beau affirmer qu’ils sont solidaires de la classe ouvrière, ils restent de fait extérieurs à ce qui se passe dans les usines. Par contre le pouvoir pense possible de faire cesser la grève en encourageant le patronat à accepter de négocier sur un terrain corporatif, le gouvernement avec Pompidou jouant en quelque sorte le rôle d’arbitre.

Les directions syndicales s’empressent d’accepter cette offre, permettant du même coup à De Gaulle de sortir de l’impasse dans laquelle il venait lui-même de s’enfermer en misant tout sur le prestige de sa personne. Car négocier sous l’arbitrage de son gouvernement à ce moment-là, c’était forcément lui redonner une légitimité au moment où il était le plus contesté.

Les négociations de Grenelle du 25 mai ne donnent rien sur l’échelle mobile des salaires, l’âge de la retraite, le retour aux 40 heures ou l’abrogation des ordonnances concernant la Sécurité sociale. Elles donnent des garanties aux appareils syndicaux avec la création des sections syndicales d’entreprise, prévoient des augmentations de salaires importantes (plus 35 % du SMIG et plus 10 % sur les autres salaires) et le paiement de 50 % des journées de grève.

La CGT va tester les résultats avec son secrétaire général Séguy, accompagné du négociateur des accords Matignon de 1936, devant les ouvriers de Billancourt. Ils manifestent bruyamment leur indignation. L’opposition des ouvriers au marchandage de cette négociation s’exprime dans la volonté de ne pas arrêter la grève, mais les capitulations ne sont pas massivement désavouées à la base.

La CGT n’en a cure : il n’est pas question pour elle d’aller renégocier à Grenelle. Comme si de rien n’était, elle engage désormais des négociations sur cette base au niveau des branches et des entreprises, brisant de fait l’unité de la grève générale. Elle a l’espoir que la grève ira en s’émiettant, puisque tout le monde aura désormais la possibilité de reprendre en ordre dispersé.

Les jours cruciaux

Dans l’immédiat cependant, le refus de Grenelle par les travailleurs ne fait que rendre plus aiguë la crise politique.

Le 27 mai se tient le meeting du stade Charletty avec 50 000 personnes à l’appel de l’UNEF, avec le soutien de la FEN et de la CFDT, en présence de Pierre Mendès-France. Le mouvement étudiant, incapable à ce stade de proposer une réelle alternative politique se tourne vers la gauche. Mendès n’a rien à proposer.

Mitterrand, conscient du vide politique, cherche une alternative institutionnelle : il annonce sa candidature à la présidence de la République et propose Mendès-France comme premier ministre. Mendès se déclare d’accord pour diriger un gouvernement de la gauche unie. Mitterrand va jusqu’à le définir « composé de 10 membres choisis sans exclusive ni dosage ». Il ouvre ainsi la porte au PCF, pour une raison qu’il expliquera plus tard : « J’estimais que la présence communiste rassurerait plutôt qu’elle n’inquièterait….je savais que ni leur rôle, ni leur nombre dans l’équipe dirigeante n’avait de quoi effrayer les gens raisonnables qui, à l’instant même, voyaient dans la CGT et Séguy les derniers remparts d’un ordre public que le gaullisme se révélait impuissant à protéger face aux coups de boutoir des amateurs de la révolution. » (1) Le PCF affirme qu’il « n’y a pas en France de politique de gauche et de progrès social sans le concours des communistes », et parle de « gouvernement populaire ».

Le 29 mai, la CGT organise une manifestation énorme (500 000 personnes) en faveur d’un « gouvernement populaire ». Dans cette manifestation, la JCR scande « Gouvernement populaire, oui, Mitterrand Mendès-France, non ! », mot d’ordre repris par nombre de manifestants. Mais ce mot d’ordre ne réglait pas les questions de fond : un gouvernement pour quoi faire, responsable devant qui ? Simplement, il avait le mérite d’essayer d’indiquer une solution même transitoire qui permette de ne pas se résigner à l’impuissance sur le plan politique. Tout en continuant à expliquer les pièges des mécanismes institutionnels dans lesquels Mitterrand et d’autres voulaient embarquer le mouvement.

La vacance du régime n’est pas seulement symbolique. Ces quelques journées entre le 27 et le 30 mai sont le point culminant dans la crise politique. L’État fort gaulliste est temporairement incohérent et paralysé. L’affrontement avec cet État se pose sans que le mouvement, par sa propre force, ne puisse dégager une alternative politique.

De leur côté, les directions réformistes tentent de proposer une solution dans le cadre des institutions. Mais elles le font uniquement parce que la situation leur parait totalement bloquée, sans forcément souhaiter que le processus aille jusqu’au bout. Il est vrai que la passation des pouvoirs aurait pu se faire le plus légalement du monde si le vieux général avait craqué : après tout, ce dernier était bien arrivé au pouvoir dix plus tôt à la suite des barricades d’Alger. Mais cela aurait signifié que la gauche tire une partie de sa légitimité de la rue directement, et non pas des urnes. Et cela, elle ne le voulait pas, pour ne pas avoir de comptes à lui rendre.

Comprenant qu’il va pouvoir s’appuyer sur cette capitulation, De Gaulle passe à l’offensive.

Le pouvoir gaulliste se rétablit

De Gaulle disparaît le 29 mai, laisse le doute s’emparer des esprits. Une véritable atmosphère de sauve-qui-peut règne parmi les politiciens de droite affolés par sa prétendue « disparition », à tel point que Valéry Giscard d’Estaing, futur président de la République, déclare : « Le gouvernement qui, malgré un sursis, n’a réussi ni à rétablir l’autorité de l’État, ni à remettre la France au travail doit partir de lui-même »

De Gaulle est parti consulter le général Massu à Baden-Baden. Le 30 mai il reprend la situation en main. A 16h30 cela ressemble même à un coup de théâtre soigneusement mis en scène : dans un discours pugnace et incisif, il annonce qu’il ne se retirera pas, ne changera pas de premier ministre et qu’il dissout l’assemblée nationale, provoquant des élections anticipées dans lesquelles il était certain que les organisations réformistes vont s’engouffrer.

Parmi ses partisans, le soulagement est à la hauteur de la grande peur qu’ils ont éprouvée. De18h00 à 20h00, à l’appel de diverses organisations gaullistes, rejointes par le mouvement d’extrême droite Occident, les mercenaires, les anciens combattants de l’Algérie française, des centaines de milliers de personnes défilent sur les Champs-Elysées, donnant même l’impression d’un véritable raz de marée. Des manifestations du même type se déroulent un peu partout.

C’est une véritable douche froide pour tous ceux qui avaient cru à sa démission. Un certain flottement commence à se faire sentir parmi les grévistes, et même un certain découragement. C’est alors que les négociations par branche, voir au niveau des entreprises, commencent à s’enclencher réellement, avec l’espoir, cette fois, de sortir de cette crise à moindre frais, en donnant simplement aux syndicats de quoi faire reprendre le travail sans trop se déconsidérer.

En annonçant le 30 mai qu’il resterait et qu’il y aurait de nouvelles élections législatives, De Gaulle ne fait pas que porter un coup au moral des grévistes. Il permet aux appareils syndicaux de reprendre l’initiative après l’échec de Grenelle, en expliquant qu’il est possible de reprendre le travail sans avoir obtenu satisfaction sur tout, ni même sur grand chose, puisque de toute façon un gouvernement de gauche viendra apurer les comptes à notre place grâce aux élections, le mieux étant même que celles-ci se déroulent le plus vite possible. Il fallait donc reprendre « dans l’ordre et dans l’unité ».

Pourtant la reprise ne se fait pas sans mal. L’État fait un effort pour remettre en marche les entreprises qui dépendent de lui, dans les charbonnages, à EDF, à la RATP ou à la SNCF. Prêt à mettre un peu plus la main à la poche que les patrons du privé. Afin de créer un effet psychologique (de la même façon, l’essence était réapparue miraculeusement après le 30 mai), et parce qu’il ne sert à rien de vouloir faire redémarrer l’industrie et tout le secteur privé sans transport ni énergie.

La décrue est lente : il y a encore 6 millions de grévistes le 5 juin, 3 millions le 10, plus d’un million le 15 juin. A Renault-Billancourt le travail ne reprend que le 17 juin.

A certains égards, le conflit n’est plus tout à fait le même. Désormais il est minoritaire, mais il devient aussi plus dur, plus âpre face à la résistance des patrons, qui pensent pouvoir s’en sortir à moindre frais. Du 7 au 10 juin, ouvriers et étudiants se retrouvent au coude à coude à Flins. Il y a un mort, un jeune qui se noie en essayant d’échapper aux flics. Le lendemain, il y a de véritables émeutes à Sochaux autour des usines Peugeot. Deux ouvriers trouvent aussi la mort. La CGT ferme les yeux, pressée d’en finir…

Lors des élections, De Gaulle obtient une majorité absolue au parlement, totalement inespérée. Son parti, l’UDR, réalise même son meilleur score. Le mouvement avait été dirigé contre la droite, c’est elle qui bénéficie de son échec et du retour à l’ordre. Quant au PCF, qui est alors le parti de gauche le plus important, il est bien mal récompensé : après avoir amplement dénoncé durant tout le mouvement les « provocateurs gauchistes », il se voit retourner contre lui le chantage à la guerre civile par toute la droite et par De Gaulle lui-même.

Y a-t-il eu une crise révolutionnaire en mai-juin 1968, tout était-il possible ?

La JCR à l’époque y voit surtout une « répétition générale », une première étape dans la révolution. Elle le fait malgré tout avec une certaine lucidité : l’extrême gauche même en additionnant les différents groupes n’est manifestement pas en capacité d’organiser des secteurs décisifs de la population, et Charléty montre les limites du mouvement, l’absence de perspective politique. On est encore loin d’une situation de double pouvoir : c’est la raison pour laquelle la JCR préfère parler de « situation prérévolutionnaire ».

La question mérite pourtant qu’on s’y arrête, en reprenant les caractéristique majeures que relève Lénine à propos d’une situation révolutionnaire : quand ceux d’en haut ne peuvent plus gouverner comme avant, et ceux d’en bas ne peuvent plus le supporter.

Ceux d’en haut ?

Les grandes administrations sont touchées par la grève, même si elle est plus courte que dans l’industrie. Les médias, les communications, les transports, la production d’énergie sont touchés. On le sait maintenant, il y a eu des flottements dans certains secteurs de la police, le gouvernement a même battu le rappel des réserves de la gendarmerie. Mais les forces armées sont restées largement en dehors de la crise.

Le patronat exprime une inquiétude proportionnelle à la surprise. Au moment même des négociations de Grenelle, une note du centre d’études des entreprises analyse la section syndicale d’entreprise, comme la « prochaine étape de l’escalade marxiste… pièce maîtresse du mécanisme totalitaire marxiste-léniniste… », un embryon de soviet. Cette même note estime que « la sauvegarde des libertés naturelles, fondement de la civilisation chrétienne et d’une véritable démocratie respectant les libertés concrètes de chacun » est ainsi en jeu. Rien de moins ! Mais quelle réalité cela traduit-il exactement ?

Les responsables politiques semblent avoir été dépassés. Il semble même que cela a été le cas en ce qui concerne De Gaulle, qui se serait préparé à une répression massive pour arrêter la « chienlit », à la différence de son premier ministre.

Pourtant, ce qui est remarquable, c’est la force et la lucidité de l’appareil d’État par rapport à la faiblesse de la plupart des hommes politiques, la capacité à apprécier les rapports de force réels. Pompidou, premier ministre et homme des banques, préfère faire le choix de l’absorption plutôt que de l’affrontement, misant sur la division entre jeunes et travailleurs. Les responsables de l’appareil répressif, suivant cette analyse, font des efforts considérables pour éviter tout dérapage mortel lors des affrontements. Pour eux, clairement, il s’agit d’une révolte étudiante, pas d’une révolution ouvrière, adaptant la réponse policière à ce niveau. Les trois morts ont été assassinés devant les usines !

Quant aux responsables militaires, Massu en tête, ils conseillent tout simplement à De Gaulle de retourner à Paris, car pour eux l’heure n’était pas à une intervention militaire.

Pendant 4 à 6 semaines, le mouvement était tel que l’appareil d’État n’avait plus tous ses moyens et ne pouvait pas gouverner comme avant, mais il pouvait toujours intervenir. On peut parler de crise politique dans la mesure où il y a eu une vacance du gouvernement pendant quelques jours. Mais il n’y a pas eu de vacance du pouvoir.

Ceux d’en bas ?

C’est la plus grande grève générale en France. L’initiative est venue pour une bonne part de jeunes travailleurs combatifs, avec dans un certain nombre d’endroits une liaison dans la rue entre jeunes étudiants et ouvriers. Pendant un mois, tout le pays a vécu au rythme de la grève. Dans cette ambiance de fête, des millions de grévistes expriment bien plus que les revendications économiques : leur refus de De Gaulle et de la société. Enfin les problèmes des exploités et des opprimés sont discutés, et mieux encore : alors que le « socialisme réel » en Europe de l’Est fait de moins en moins rêver, l’utopie acquiert à nouveau droit de cité, accompagnée d’une critique radicale de tous les rouages du capitalisme.

Mais il manquait à ce mouvement une véritable capacité à porter ce projet en terme de pouvoir. Mai-juin 1968 n’était pas situation révolutionnaire : même si le gouvernement a vacillé, ceux d’en haut ont gardé le pouvoir ; et ceux d’en bas, même si ils étaient très mobilisés, étaient loin d’imaginer le leur arracher et surtout le remplacer par quelque chose d’autre.

Ce mouvement ne s’est doté d’aucune forme démocratique de représentation, encore moins de centralisation. Pas plus chez les étudiants que dans la classe ouvrière. Si les discussions sont permanentes dans les facultés et quelques lieux ouverts, elles ne se traduisent pas par des décisions, un processus de désignation de représentants démocratiques du mouvement. Dans les usines, il y a rarement de vraies AG, et quasiment pas d’auto-organisation, de structuration de comités de grève, ou d’expériences de contrôle ouvrier, même partiel. En l’absence de représentation démocratique du mouvement de grève, la question de leur centralisation ne se pose même pas.

L’avant-garde ouvrière qui existe pourtant est éclatée, divisée, atomisée. Elle est donc dans l’incapacité d’orienter les millions de grévistes sur des perspectives politiques. La faiblesse de l’extrême gauche révolutionnaire et son extrême dispersion en de multiples petits groupes souvent très sectaires ne permet pas de dépasser cette situation.

Il y a donc un décalage entre la force du mouvement et son contenu. Une telle situation aurait pu changer, mais il fallait pour cela une force politique, dramatiquement absente en 1968.

Le refus du bradage de cette grève qui s’exprime dans la poursuite du mouvement ne s’est pas traduit non plus par des ruptures significatives avec les appareils réformistes. Un phénomène qu’il faut aussi replacer dans les limites d’une situation objective où après une longue période de croissance, rien de vital n’était en jeu pour la population.

Que reste-il de 1968 ?

Cet événement majeur de la lutte des classes a profondément modifié la société française, tout en ayant eu des effets importants au-delà des frontières : c’est une des dates-clé de la recomposition du mouvement ouvrier européen de la fin du XXe siècle. Il y a des raisons profondes à cela.

Contre ceux qui font de 1968 la dernière grève ouvrière du XIXe siècle, comprenons qu’elle est la première grève générale d’une société dont 80 % à 90 % de la population est salariée. Elle montre que dans un pays capitaliste avancé, un mouvement d’une telle ampleur, qui touche toutes les couches de la population, qui atteint l’autorité, l’État, qui déborde la légalité bourgeoise est possible. Elle montre que les formes de lutte de la classe ouvrière se propagent à d’autres secteurs de la société.

Mai 1968 a été le catalyseur de l’émergence d’une nouvelle génération politique et sociale. La modification profonde du rapport de force entre les classes produit des effets directs jusqu’au milieu des années 1970. Un processus de politisation dans la classe ouvrière permet l’apparition de courants qui se cristallisent à la gauche des réformistes. Les rapports de force au sein du mouvement ouvrier commencent à changer, l’hégémonie du PCF est battue en brèche. Un courant révolutionnaire apparaît à la gauche du PCF et acquiert droit de cité, même dans les entreprises. Sans pour autant être capable de changer encore la donne : les illusions électorales dans le programme commun de l’union de la gauche dominent les années 1970 ; puis ce sont les désillusions des années Mitterrand et la montée de l’extrême droite durant les années 1980-1990.

Aujourd’hui, la situation est encore différente. Des années de gestion du capitalisme ont réduit considérablement le crédit dont disposait la social-démocratie, et plus encore le PCF. Sur fond de recul global de la conscience et de la combativité du prolétariat, une nouvelle génération commence à renouer avec les luttes, à rompre avec les appareils traditionnels de la gauche et du mouvement ouvrier. L’extrême gauche fait plus qu’acquérir droit de cité. Elle commence à représenter une alternative, certes encore modeste, mais c’est un acquis inestimable dans la perspective des prochaines luttes qui seront autrement plus décisives.

Car à l’heure où la majorité de la population estime que les générations futures vivront plus mal que les précédentes, où les désastres sociaux et écologiques d’un capitalisme débridé plongent des millions de travailleurs dans la misère, la révolte n’est pas seulement possible, elle a bien plus de raisons qu’il y a quarante ans d’être infiniment plus radicale.

Comme l’écrivent Daniel Bensaid et Alain Krivine dans « 1968, fins et suites » : « Si nous devions garder quelque chose du messianisme de Mai, ce n’est pas l’utopie qui tient lieu de politique (…). C’est l’irruption, la brèche, l’évènement, la porte étroite par où peut, à tout moment, entrer du possible. » (2) Oui, un autre monde est possible, plus que jamais !

Le 5 mai 2008


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