Ce texte a paru dans la revue Dissidences, n°11, juin 2002. (www.dissidences.net). Il s’agit d’un résumé d’un mémoire de maîtrise soutenue à l’Université Paris 1 sous la direction de Jean-Clément Martin en septembre 2002.
Le rapport qu’entretiennent les marxistes avec la Révolution française a fait l’objet de nombreuses analyses. La place de la Révolution française dans l’œuvre de Karl Marx et Friedrich Engels est connue. Quant à l’Histoire socialiste de la Révolution française de Jean Jaurès, elle a été étudiée et constitue une référence de l’approche « classique » de la Révolution française. En revanche l’œuvre de Karl Kautsky, qui a écrit plusieurs contributions sur le sujet, est presque inconnue, surtout en France. Il convient de revenir sur cette œuvre qui est intéressante non seulement par son ampleur, mais aussi par ses prises de position par rapport à la Révolution française, qui diffèrent radicalement d’autres auteurs se réclamant du marxisme.
La lutte de classes en France en 1789 : parution et écho en France Peu après le début de l’édition de l’Histoire socialiste de la Révolution française de Jean Jaurès en février 1900, Edouard Berth traduit une brochure de Karl Kautsky sur la Révolution française intitulée La lutte des classes en France en 1789. Ecrit à l’occasion du centenaire de la Révolution en 1889 et paru dans un premier temps en feuilleton dans la revue Die Neue Zeit, l’ouvrage de Kautsky reçoit en France en mars 1901 un écho favorable dans la presse proche du guesdisme, c’est-à-dire dans la mouvance socialiste autour de Jules Guesde, opposée à l’époque à l’intégration parlementaire et au réformisme en général. Parallèlement, l’autre principale mouvance socialiste, « ministérialiste » et plus proche de Jaurès, ignore la publication de Kautsky. A contrario l’Histoire socialiste de Jaurès connaît presque le schéma inverse : alors que les guesdistes sont assez discrets sur sa publication, les organes de presse proches des plus réformistes lance une grande campagne de vente de cette nouvelle histoire de la Révolution française. Etant donné que Jaurès a été réédité à de nombreuses reprises et que Kautsky a été presque oublié, peut-on considérer qu’il y aurait eu une lutte entre deux histoires de la Révolution française dans la mouvance socialiste, celle de Jaurès d’une part, celle de Kautsky d’autre, dont l’issue aurait été favorable au premier ? Il est certain que leur manière d’aborder l’histoire de la Révolution française était différente. Leurs polémiques dans la revue le Mouvement socialiste (voir le numéro de janvier 1903) et La Petite République sont éclairantes à ce sujet : Jaurès estime que Kautsky « est à l’antipode du génie révolutionnaire de la France : il ne comprend pas la tradition révolutionnaire de prolétariat français ». Ce a quoi Kautsky répond : « Ramener la vie intellectuelle du prolétaire au stade qu’elle occupait pendant la Révolution, c’est le mettre sous la dépendance intellectuelle, et par suite politique , de la bourgeoisie. »
La principale divergence porte sur l’héritage des « traditions jacobines » à apporter au mouvement révolutionnaire. Pour Kautsky dans La lutte des classes en France en 1789, « la vérité, c’est que les traditions jacobines sont aujourd’hui parmi les obstacles les plus sérieux qui entravent en France la formation d’un grand parti ouvrier, un et indépendant. » Rien d’étonnant alors dans la démarche des guesdistes qui accueillent favorablement Kautsky ; ceux-ci ont été souvent méfiants par rapport aux traditions de 89 et 93, et ont considéré la Révolution française, certes comme un moment historique important, mais souvent comme « bourgeoise » et étrangère au prolétariat. A ce sujet Jules Guesde devait préfacer La lutte de classes en France en 1789. Probablement soucieux d’indépendance par rapport à la diversité des mouvances socialistes française, Kautsky n’a pas accepté au dernier moment.
Outre ce clivage de fond sur l’héritage, il faut noter la singularité de l’ouvrage de Kautsky par rapport à celui de Jaurès. La lutte des classes en France 1789 est structuré en fonction d’une analyse « classiste », c’est-à-dire qu’à chaque chapitre correspond globalement la description de l’attitude d’une classe pendant la révolution. S’en tenant ainsi à une stricte orthodoxie matérialiste, Kautsky n’adopte pas de démarche chronologique : il développe sur les contradictions de l’Etat absolutiste, en revenant sur des épisodes bien antérieurs à la Révolution comme la Fronde et dans le même temps il s’intéresse aux conséquences de l’occupation napoléonienne en Europe, voire à l’héritage de la Révolution dans le mouvement ouvrier contemporain. Des rajouts que lui avaient envoyés Engels figurent dans les notes de bas de page, la documentation qu’il avait utilisée étant assez limitée. Il ne s’agit donc pas de comparer le travail gigantesque de Jaurès sur les archives, qui n’a ainsi rien à voir avec une brochure de vulgarisation générale comme celle de Kautsky. Néanmoins, il demeure que les méthodes d’analyse historique sont différentes : alors que Jaurès déclare avoir écrit sous la triple inspiration de Plutarque, Michelet, Marx, Kautsky s’en tient à un matérialisme historique vulgarisé issu de la pensée de ce dernier. On comprend mieux pourquoi les guesdistes, attachés à certaine orthodoxie ont vanté les mérites de l’ouvrage de Kautsky par rapport à une histoire de Jaurès moins conforme à leur vision « classiste » de la société.
Les références à la Révolution française dans le reste de l’œuvre de Kautsky
Par ailleurs l’œuvre de Kautsky sur la Révolution française ne se réduit pas à une brochure. Dans nombres de ses travaux on trouve des références à la Révolution française, ne serait-ce que dans Les trois sources de la pensée de Marx (1908). Courte brochure destinée à expliquer la genèse du marxisme, elle analyses ses « trois sources » : la philosophie allemande, l’économie anglaise et la politique française. Kautsky, à propos de Marx et Engels, écrit ceci : « L’Angleterre leur donna la plus grande partie de la documentation économique qu’ils utilisèrent et la philosophie allemande la meilleure méthode pour en déduire l’objectif de l’évolution sociale contemporaine ; la Révolution française leur démontra de la manière la plus claire la nécessité de conquérir la puissance et notamment le pouvoir politique pour arriver au but. » Dans le Marxisme et son critique Bernstein, Kautsky, qui polémique avec le « révisionniste » Bernstein, s’attache à démontrer la fausseté des analyses de ce dernier sur Babeuf et la constitution de 1793. Dans La Révolution sociale, Kautsky met en garde ceux qui se réclament du marxisme contre tout amalgame simpliste violence – révolution. Pour ce faire, il se base sur la Révolution française : ainsi pour lui, la pacifique réunion des députés en Assemblée nationale du 17 juin 1789 est révolutionnaire parce que progressiste par rapport à l’Ancien Régime ; en revanche les violentes insurrections de 1774 contre Turgot n’étaient pas révolutionnaires car elles n’avaient qu’un but de taxations. Un autre type d’approche dans l’œuvre de Karl Kautsky sur la Révolution française doit être pris en compte : le comparatisme entre révolutions russes de 1905 et 1917 et Révolution française. L’occasion de la Révolution russe de 1905 permet à Kautsky de revenir sur la Révolution française dans deux articles publiés dans Le Socialiste(hebdomadaire guesdiste) intitulés 1789-1889-1905 (30 avril 1905) et Ancienne et nouvelle Révolution (9 décembre 1905). Ainsi compare-t-il la similitude des situations des paysans français de l’Ancien Régime et des moujiks russes vivant encore sous le joug féodal. Dans le même temps, il souligne le progrès effectuée en 1905 où « le mot d’ordre de : lutte de classe prolétarienne est, au point de vue socialiste, un progrès considérable en comparaison des révolutions de 1648 et 1789 ». Par la suite la Révolution russe de 1917 ranime ce comparatisme, d’autant plus que par rapport à 1905, un parti se réclamant de la révolution socialiste obtient le pouvoir et le garde. Violemment hostile dès le départ à la Révolution d’Octobre, le « marxiste orthodoxe » qu’était Karl Kautsky devient, selon le célèbre épithète de Lénine, le « renégat ». Dans Terrorisme et communisme en 1919 il propose de remonter à la Révolution française et à l1793 afin de comprendre la terreur des bolcheviks. L’idée centrale de l’ouvrage est de démontrer la thèse suivante : certes, il existe des points communs entre révolutions de 1789 et 1917, mais il faut surtout insister sur ce qui les sépare. Critique virulente de l’action des bolcheviks, l’ouvrage s’attache à définir la Terreur de 1793, définition qui était absente de La lutte de classes en France en 1789. Il effectue notamment une distinction entre les « atrocités spontanées » du peuple et la Terreur organisée : « Si (les atrocités) furent le contrecoup des lois sanglantes que l’ancien régime avait appliquées contre la population pauvre, la Terreur fut imposée aux jacobins par le fait qu’ils s’étaient trouvés, en pleine guerre, en présence de circonstances particulièrement graves, placés par la misère du peuple affamé, au moment de leur arrivée au pouvoir, devant ce problème insoluble : consolider la société bourgeoise et la propriété privée et mettre fin aux souffrances des masses ». L’hostilité grandissante de Kautsky envers le bolchévisme connaît son apogée dans sa brochure Le bolchévisme dans l’impasse (1931). A nouveau, il compare la Révolution d’Octobre à la Révolution française ; un chapitre s’intitule « Jacobins ou bonapartistes ? ». Ni Jacobins, ni thermidoriens, les bolcheviks voient leur action assimilée au bonapartisme. Alors que Trotsky dénonce à la même époque la dégénérescence thermidorienne de l’Etat soviétique, Kautsky compare Octobre 17 au 18 brumaire de Bonaparte. Parmi les exemples cités, la dissolution de la Constituante de janvier 1918 : Napoléon et Lénine auraient ainsi un commun mépris des assemblées...
La mémoire de l’œuvre de Kautsky sur la Révolution française Si aujourd’hui l’œuvre de Kautsky sur la Révolution française est presque inconnue en France, il n’en a pas été toujours ainsi. Si dès sa parution en français en 1901, La lutte de classes en France 1789 a été presque ignoré au bénéfice de Jaurès, les organes de presse proches du guesdisme, courant politique non négligeable dans le socialisme de l’époque, ont assuré sa promotion jusqu’à la veille de la première guerre mondiale. En 1924, on retrouve cet ouvrage comme référence à plusieurs reprises dans le Grand Dictionnaire socialiste du Mouvement politique et économique national et international de Compere-Morel (qui dirige alors l’organe de la SFIO Le Populaire), notamment pour illustrer des définitions comme « sans-culottes », « club des jacobins ». Et lors du rapprochement entre SFIO et PCF dans L’Humanité (organe du PCF) du 14 juillet 1935 qui célèbre la Révolution française et le serment communs des deux partis, l’ouvrage de Kautsky La lutte de classes en France en 1789 est cité à deux reprises . La mort de Karl Kautsky en octobre 1938 permet un retour rétrospectif sur son œuvre. La lutte de classes en France en 1789 est considérée comme une brochure de qualité tant dans L’Humanité que dans Le Populaire, malgré de grandes différences sur l’appréciation de la carrière politique de l’homme . En revanche, la célébration du cent cinquantenaire de la Révolution française en 1939 est marqué par une absence presque complète de référence à Kautsky. Les brochures sorties à cette occasion n’en font jamais mention, tandis que 1789, l’an I de la Liberté d’Albert Soboul ignore l’ouvrage de Kautsky. Malgré tout, il y a une certaine continuité de la mémoire de Kautsky. Il est tout d’abord salué par l’extrême-gauche guesdiste contre le « républicanisme » de Jaurès lorsque sort en France La lutte de classes en France en 1789. Après la première guerre mondiale et jusqu’à sa mort, l’ouvrage apparaît de manière ponctuelle. Les prises de positions politiques de Kautsky ont été déterminantes pour la mémoire de son œuvre sur la Révolution française. Kautsky, rejeté violemment par le communisme soviétique, disparaît progressivement à partir des années 30, même si en quelque occasion, on lui accorde droit de citer, par exemple lors du rapprochement avec les socialistes en 1935. Après la seconde guerre mondiale, le communisme stalinien oublie définitivement le « renégat Kautsky » tandis que la social-démocratie préfère elle aussi ne pas entretenir la mémoire d’un auteur qui longtemps a été une référence du marxisme orthodoxe. Seul Daniel Guérin, « marxiste libertaire », qui écrit sur la Révolution française, se réclame de Karl Kautsky dans sa Lutte de classes sous la première République en 1946. Paradoxe ? Plutôt une application stricte de Lénine qui détestait certes Kautsky pour sa trahison par rapport à la Révolution russe, mais n’en restait pas moins admiratif de son œuvre théorique et historique avant 1917. Il cite dans son ouvrage non seulement La lutte de classes en France en 1789 mais aussi des articles du Mouvement socialiste dans lesquels Kautsky polémique avec Jaurès. L’ouvrage de Daniel Guérin a ainsi, pourrait-on dire, le monopole des citations de l’œuvre de Kautsky sur la Révolution française. Albert Soboul et les historiens proches de son orientation historiographique mentionnent très rarement Kautsky. François Furet situe Kautsky dans la tradition de l’analyse marxiste de la Révolution française, mais le cite uniquement comme exemple sans analyse globale. En décembre 1999, le CERMTRI a eu l’initiative de publier une reproduction de l’édition de 1901 dans ses cahiers (N°95). Mais une nouvelle édition, plus d’un siècle après, se fait donc toujours attendre.
La place de Kautsky dans l’historiographie marxiste de la Révolution française.
Quels que soit les jugements que l’on porte sur l’ouvrage de Kautsky, il constitue un important moment de l’historiographie marxiste de la Révolution française. La Lutte des classes en France en 1789 est en effet le premier ouvrage de synthèse sur la Révolution se réclamant du matérialisme historique. Il connut de très nombreux traductions en russe et en chinois ; après 1917 il est publié à plusieurs reprises en Russie soviétique puis en URSS, tandis les communistes chinois le diffusèrent de leur côté à la même époque.
Sa quasi disparition dans les références des ouvrages sur la Révolution française est due certes à des raisons politiques évoquées plus haut, mais aussi à certain franco-centrisme de l’historiographie française, peu soucieuse de publier les commentaires d’étrangers sur « sa » Révolution. Le reste de son œuvre sur la Révolution française n’est pas non plus négligeable : que ce soit à l’époque « orthodoxe », lorsqu’il combat Bernstein, ou lorsqu’il est taxé de « renégat ». En effet s’il on récapitule les mentions faites à la Révolution française dans toute son œuvre, on se retrouve avec de nombreux textes recoupant plusieurs questions historiographiques. Lorsque Jaurès vantait les « traditions républicaines » de la Révolution, Kautsky les combattait. Bien plus tard, ce dernier assimilait bonapartisme et bolchevisme quand parallèlement Trotsky analysait le phénomène « thermidorien » en URSS. Autant de confrontations qui nous montrent la pluralité des approches de la Révolution française dans le courant marxiste.
Bibliographie : Tous les ouvrages cités sont classés dans la bibliographie (presque) exhaustive de l’œuvre de Kautsky :
BLUMENBERG Werner, Karl Kautskys literarisches Werk. Eine bibliographische Übersicht, Amsterdam, S-Gravenhage, 1960. (Disponible à la BNF, CERMTRI, BDIC).
SCHUMACHER Alois, La social-démocratie allemande et la IIIe République, Paris, CNRS éditions, 1998. (Ouvrage récent, le seul en français à étudier un minimum La lutte de classes en France en 1789).
BOUVIER Beatrix, Französiche Revolution und deutsche Arbeiterbewegung, Bonn, Verlag Neue Gesellschaft, 1982. (Ouvrage en allemand étudiant la réception de la Révolution française dans le mouvement ouvrier allemand).
GUERIN Daniel, La lutte de classes sous la première République. Bourgeois et Bras-Nus (1793-1797), Paris, 1946 (Quelques citations de Kautsky jalonnent son ouvrage, voir l’index). Cahiers du CERMTRI N°95 (Reproduction de l’édition de 1901 de La lutte de classes en France en 1789 accompagnée d’une présentation intéressante).
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