Ballade à la lune (Alfred de Musset)

samedi 7 février 2009.
 

C’était, dans la nuit brune,

Sur le clocher jauni,

La lune

Comme un point sur un i.

.

Lune, quel esprit sombre

Promène au bout d’un fil,

Dans l’ombre,

Ta face et ton profil ?

.

Es-tu l’oeil du ciel borgne ?

Quel chérubin cafard

Nous lorgne

Sous ton masque blafard ?

.

N’es-tu rien qu’une boule,

Qu’un grand faucheux bien gras

Qui roule

Sans pattes et sans bras ?

.

Es-tu, je t’en soupçonne,

Le vieux cadran de fer

Qui sonne

L’heure aux damnés d’enfer ?

.

Sur ton front qui voyage.

Ce soir ont-ils compté

Quel âge

A leur éternité ?

.

Est-ce un ver qui te ronge

Quand ton disque noirci

S’allonge

En croissant rétréci ?

.

Qui t’avait éborgnée,

L’autre nuit ? T’étais-tu

Cognée

A quelque arbre pointu ?

.

Car tu vins, pâle et morne

Coller sur mes carreaux

Ta corne

À travers les barreaux.

.

Va, lune moribonde,

Le beau corps de Phébé

La blonde

Dans la mer est tombé.

.

Tu n’en es que la face

Et déjà, tout ridé,

S’efface

Ton front dépossédé.

.

Rends-nous la chasseresse,

Blanche, au sein virginal,

Qui presse

Quelque cerf matinal !

.

Oh ! sous le vert platane

Sous les frais coudriers,

Diane,

Et ses grands lévriers !

.

Le chevreau noir qui doute,

Pendu sur un rocher,

L’écoute,

L’écoute s’approcher.

.

Et, suivant leurs curées,

Par les vaux, par les blés,

Les prées,

Ses chiens s’en sont allés.

.

Oh ! le soir, dans la brise,

Phoebé, soeur d’Apollo,

Surprise

A l’ombre, un pied dans l’eau !

.

Phoebé qui, la nuit close,

Aux lèvres d’un berger

Se pose,

Comme un oiseau léger.

.

Lune, en notre mémoire,

De tes belles amours

L’histoire

T’embellira toujours.

.

Et toujours rajeunie,

Tu seras du passant

Bénie,

Pleine lune ou croissant.

.

T’aimera le vieux pâtre,

Seul, tandis qu’à ton front

D’albâtre

Ses dogues aboieront.

.

T’aimera le pilote

Dans son grand bâtiment,

Qui flotte,

Sous le clair firmament !

.

Et la fillette preste

Qui passe le buisson,

Pied leste,

En chantant sa chanson.

.

Comme un ours à la chaîne,

Toujours sous tes yeux bleus

Se traîne

L’océan montueux.

.

Et qu’il vente ou qu’il neige

Moi-même, chaque soir,

Que fais-je,

Venant ici m’asseoir ?

.

Je viens voir à la brune,

Sur le clocher jauni,

La lune

Comme un point sur un i.

.

Peut-être quand déchante

Quelque pauvre mari,

Méchante,

De loin tu lui souris.

.

Dans sa douleur amère,

Quand au gendre béni

La mère

Livre la clef du nid,

.

Le pied dans sa pantoufle,

Voilà l’époux tout prêt

Qui souffle

Le bougeoir indiscret.

.

Au pudique hyménée L a vierge qui se croit

Menée,

Grelotte en son lit froid,

.

Mais monsieur tout en flamme

Commence à rudoyer

Madame,

Qui commence à crier.

.

" Ouf ! dit-il, je travaille,

Ma bonne, et ne fais rien

Qui vaille ;

Tu ne te tiens pas bien. "

.

Et vite il se dépêche.

Mais quel démon caché

L’empêche

De commettre un péché ?

.

" Ah ! dit-il, prenons garde.

Quel témoin curieux

Regarde

Avec ces deux grands yeux ? "

.

Et c’est, dans la nuit brune,

Sur son clocher jauni,

La lune

Comme un point sur un i.

Alfred de Musset


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