Francis Jeanson : Un juste s’en est allé (août 2009)

jeudi 14 janvier 2016.
 

Heureusement que nos mémoires sont encore vaillantes, nous qui avons l’âge d’avoir vécu ces événements-là, car s’il fallait compter sur la radio pour nous rappeler qui était Francis Jeanson, et quel Homme, -oui quel Homme, ce n’est pas une erreur de frappe- la France vient de perdre hier, eh bien, on serait pour le coup réellement orphelins. Ce matin, aux aurores, on annonce sa mort. Commentaire : « Il était proche de Sartre… ». Fermez le ban ! Alors, pour les petits jeunots qui n’étaient pas nés en ce temps-là, (Vous savez bien, je vous parle d’un temps que les moins de vingt ans, etc.) un bref rappel de qui était le bonhomme, de son œuvre, de son humanité. Juste un hommage, Monsieur Jeanson.

Francis Jeanson, c’était le fondateur du réseau des porteurs de valises, pendant la guerre d’Algérie. Le réseau Jeanson, justement. Rien de ce qui est humain ne lui était lointain, conjuguant le verbe « philosopher » au présent de l’actif, s’engageant auprès des combattants de la Liberté, sur les territoires colonisés, comme dans les usines ou les hôpitaux psychiatriques, croisant sur ces champs de lutte les esprits les plus généreux de son époque.

C’est par le journalisme, au quotidien communiste Alger républicain, qu’il rencontre Camus et Sartre. Lequel lui laisse pour quelques années les rênes des Temps Modernes. Dès 1955, il dénonce les échecs criants de la colonisation en Algérie, dans son livre « L’Algérie hors-la-loi ». Dès lors, son choix est sans appel. Il entre en contact avec le FLN, et crée le « réseau Jeanson » afin de collecter des fonds destinés à la Révolution algérienne. Le réseau Jeanson ne vivra pas vieux. Et son fondateur devra entrer en clandestinité.

Le procès Jeanson, comme celui de Georges Arnaud d’ailleurs, fera date. Il devient en fait celui de la guerre d’Algérie. Grâce en partie aux avocats Vergès et Dumas, qui font témoigner Sartre, des insoumis également. Paul Teitgen, secrétaire général de la Préfecture d’Alger, vient déposer. Il reconnaît les tortures, qui l’ont amené à démissionner. La France sait désormais que des Français aident les Algériens combattants de leur indépendance. La sympathie change de camp. Cette sale guerre dégouline sur les consciences. Et rien n’arrêtera plus l’Histoire, ni l’OAS, ni les généraux putschistes. Francis Jeanson a participé de cette histoire, il en a écrit des pages les plus humaines, les plus honorables. Le jugement par contumace est sévère : 10 ans fermes. Le mot trahison résonne, qui ne s’est pas tu, malgré les ans qui passent. De courageux nostalgiques continuent d’insulter son nom.

Amnistié en 1966, il prend la tête de la Maison de la culture de Châlon-sur-Saône, nommé par Malraux. Son engagement se poursuivra, aux côtés de Léon Schwartzenberg en politique, ou dans l’association « Pour Sarajevo ».

Voilà, en peu de mots, trop peu de mots, à l’évidence, ce qu’il aurait fallu que la radio nous raconte ce matin. Sans oublier tous ceux qui luttèrent de près ou de plus loin pour « défendre des valeurs que la France avait trahies dans des guerres sans nom. » Henri Alleg, Maurice Audin, Robert Delavignette, Pierre Vidal-Naquet, Jacques Pâris de Bollardière, et tous les autres, tous ceux qui ont dit Non ! simplement au nom de l’humanité…

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« Avant de s’indigner des atrocités commises en Algérie, il faut se demander pourquoi nous avons fait la guerre au peuple algérien et pourquoi nous avons laissé faire des choses qui n’avaient pas de raison d’être. »

Francis Jeanson

2) Un intellectuel engagé, Francis Jeanson

Par Benjamin Stora

Francis Jeanson vient de nous quitter. Proche de Jean-Paul Sartre, Francis Jeanson est une des figures intellectuelles françaises les plus connues, les plus engagées contre la guerre d’Algérie dans les années 50. Pour cet animateur infatigable de la revue Les Temps modernes, le moteur de l’histoire est le défi, qui est aussi le mobile de ses propres actes. Pendant la seconde guerre mondiale, moment de son premier engagement, le défi que l’homme libre et responsable doit relever est celui que lance au monde le nazisme. Après 1945, le défi fondamental est celui de la décolonisation. Pendant la guerre d’Algérie, Francis Jeanson veut faire converger ses propos et ses actes : si on parle de solidarité avec les Algériens nationalistes et révolutionnaires, alors il faut se « mettre au service » des militants du FLN. Ce seront les fameux « réseaux Jeanson », chargés de porter les valises pleines d’argent et de documents, traqués par la police française. En 1960, le procès du réseau Jeanson sera l’occasion d’une dénonciation, en portée au grand public, de la guerre coloniale menée en Algérie. Un livre, celui de de Marie-Pierre Ulloa, érudit et précis, restitue avec force l’itinéraire de cet homme, et nous livre un paysage intellectuel saisissant de la France des années 1950. Il a été publié, en 2005, en Algérie et aux Etats Unis. Benjamin Stora.

3) Déclaration d’Alain Krivine. Hommage à un combattant anticolonialiste

Francis Jeanson est décédé samedi 1er août. Avec lui, disparaît un symbole de la lutte internationaliste et anticolonialiste à l’époque de la guerre d’Algérie.

A un moment où la SFIO, ancêtre du Parti socialiste, combattait durement les résistants algériens, le FLN et où les autres partis de gauche ne menaient pas le combat pour l’indépendance de l’Algérie, le réseau créé par Francis Jeanson, unitaire du point de vue des idéaux politiques de ses participants puisqu’il regroupait des communistes, des trotzkistes, des catholiques notamment, participait activement au combat pour l’indépendance. Il avait mis en pratique l’aide et le soutien, matériel et moral, à la résistance du peuple algérien dans sa lutte pour l’indépendance de son pays, colonisé par la France depuis 1830.

Le 3 août 2009.

4) Un désobéissant nommé Jeanson Article de L’Humanité

Anticolonialisme . Le philosophe Francis Jeanson, fondateur d’un réseau de soutien au FLN durant la guerre d’Algérie, est décédé samedi à l’âge de quatre-vingt-sept ans.

« Je ne pouvais être contre une guerre de libération. » C’est dans ces termes implacables que Francis Jeanson résumait, en 1991, dans les colonnes du quotidien algérien El Watan, l’engagement qui fit de lui l’un des symboles du combat anticolonial. Le fondateur du réseau dit des « porteurs de valises », engagé dans l’aide directe au FLN pendant la guerre d’Algérie, est décédé samedi dernier près de Bordeaux, à l’âge de quatre-vingt-sept ans, au terme d’une longue maladie.

Sa vie fut tôt marquée du sceau de la désobéissance. À vingt et un ans, Francis Jeanson fuit la France pour échapper au STO. Arrêté en Espagne, il est interné plusieurs mois dans des camps du régime franquiste avant de pouvoir rejoindre, en 1943, les Forces françaises libres d’Afrique du Nord. En 1945, reporter au quotidien communiste Alger républicain, il rencontre Albert Camus. À cette époque, il se lie profondément à Sartre, dont il épouse l’existentialisme, et auquel il consacrera, plus tard, plusieurs ouvrages. Sartre lui confie la gérance des Temps modernes. La ligne de la revue s’affiche, dès 1955, sans ambiguïté. « L’Algérie, ce n’est pas la France », titre-t-elle six mois après le déclenchement de l’insurrection. Cette même année, Francis Jeanson publie, avec son épouse Colette, l’Algérie hors la loi, réquisitoire contre un système colonial qui prospère sur l’exclusion, l’oppression et le mépris des « indigènes ». Une situation jugée « abjecte » par le philosophe.

Deux ans plus tard, il fonde un réseau de soutien au FLN. À gauche, cette sale guerre creuse des fractures. En 1956, le vote des pouvoirs spéciaux au gouvernement du socialiste Guy Mollet désoriente et heurte une partie de la mouvance communiste. Des militants, de différents horizons, ne se satisfont plus du seul mot d’ordre de « paix en Algérie » et de « l’action de masse » prônée par un PCF peu enclin, alors, à donner son imprimatur officiel à « l’action individuelle » clandestine.

« Francis Jeanson sut fédérer des courants très différents, se souvient Rabah Bouaziz, ancien dirigeant de la fédération de France du FLN. Dans ce réseau se côtoyaient des catholiques, des prêtres ouvriers, autour de l’abbé Robert Davezies, des communistes en rupture avec leur parti, comme Henri Curiel, des tiers-mondistes ou encore des intellectuels déçus par les orientations de la gauche officielle. » Tous ont en commun la conviction que la cause des insurgés est juste, que c’est en se rangeant à leurs côtés qu’ils défendront le mieux les valeurs de liberté, d’égalité, de fraternité dont la France se réclame. « Au début de la guerre, a relaté Hélène Cuénat, membre du réseau, j’ai commencé par participer à des actions légales. (…) Puis il est devenu évident que cela n’aboutissait pas. La guerre continuait. Il m’a semblé qu’il n’y avait plus qu’un seul moyen : se ranger aux côtés d’un peuple qui luttait contre le colonialisme » (1). « Nous refusions le mépris à l’endroit des Algériens, nous nous élevions contre la torture pratiquée au nom de la France », explique aussi Michel Muller, journaliste à l’Humanité, membre du réseau à Strasbourg dès 1958.

Ce réseau très organisé

Transfert des fonds collectés par le FLN vers la Suisse, hébergement des indépendantistes, fabrication de faux papiers, exfiltration de militants vers l’Allemagne… Ce réseau de soutien, très organisé, apportera une aide précieuse au FLN jusqu’à son démantèlement, en février 1960. La police arrête alors vingt-trois « porteurs de valises », dix-sept « métropolitains » et six « musulmans ». L’action clandestine se poursuit pourtant, sous la supervision d’Henri Curiel, qui sera arrêté à son tour le 20 octobre 1960.

Le 5 septembre 1960 s’ouvre, devant un tribunal militaire, le procès de ces militants accusés « d’atteinte à la sûreté de l’État ». Le même jour est publié un appel de 121 intellectuels sur le « droit à l’insoumission ». En fuite, Francis Jeanson est condamné par contumace à dix ans de prison ferme. Clandestin, il s’explique dans Notre guerre, ouvrage saisi dès sa parution. Mais répression, anathèmes de la presse réactionnaire et accusations de trahison n’y feront rien. Le procès du réseau et le manifeste des 121 signent un tournant décisif. Sans approuver les « moyens choisis par les inculpés », le PCF leur apporte son soutien. Aux yeux de Français de plus en plus nombreux, l’indépendance de l’Algérie apparaît désormais comme inéluctable. Une prise de conscience que l’action des porteurs de valises, minoritaires, a encouragée au même titre que le travail politique déployé par d’autres acteurs de la cause anticoloniale.

Francis Jeanson, lui, ne sera amnistié qu’en 1966. Celui que ses camarades appelaient, dans la clandestinité, Vincent, laisse à ceux qui l’ont côtoyé le souvenir d’un homme intègre, libre, déterminé, incontrôlable. Un intellectuel engagé, convaincu qu’on ne saurait créditer du moindre « aspect positif » une entreprise coloniale, quelle qu’elle soit.

Rosa Moussaoui

(1) Le Procès du réseau Jeanson, présenté par Marcel Péju, François Maspero, Paris, 1961.


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