Barnave, le Dauphiné, la bourgeoisie et l’analyse historique de 1789 (Jaurès HS 11)

mardi 15 juillet 2008.
 

Dans le Dauphiné, la situation est plus nette encore : et on y peut faire une application précise de la conception marxiste qui dérive les mouvements politiques des mouvements économiques. Michelet qui a si souvent de merveilleuses et profondes intuitions et qui démêle, en effet, les causes économiques cachées des grands faits historiques, ici n’a pas vu clairement et s’est contenté d’à peu près. « Le Dauphiné, dit-il ne ressemblait guère à la France. Il avait certains bonheurs qui le mettaient fort à part. Le premier, c’est que sa vieille noblesse (l’écarlate des gentilshommes) avait eu le bon esprit de s’exterminer dans les guerres ; nulle ne prodigua tant son sang. A Montlhéry, sur cent gentilshommes tués, cinquante étaient des Dauphinois. Et cela ne se refit pas. Les anoblis pesait très peu. Un monde de petits nobliaux labourant l’épée au côté, nombre d’honorables bourgeois qui se croyaient bien plus que nobles, composaient un niveau commun rapproché de l’égalité. Le paysan, vaillant et fier, s’estimant, portait la tête haute. » Et il ajoute que les communautés rurales des hautes montagnes, administrées comme de petites républiques, donnaient, de leurs sommets glacés, des exemples de liberté.

Tout cela est vague et en partie faux. Si dès 1771, la bourgeoisie de Grenoble entrait en lutte avec la noblesse, si dès 1788 le Dauphiné se soulevait contre l’arbitraire des décisions royales, qui avaient frappé d’exil le Parlement, si le mouvement de liberté fut dès lors assez vif pour réconcilier un moment et soulever à la fois les trois ordres, si nobles, prêtres, bourgeois de Grenoble, à la date du 14 juin 1788, convoquèrent révolutionnairement, sans l’autorisation ministérielle, les Etats du Dauphiné, si dans ces Etats le doublement du Tiers fut pratiqué et si le Tiers-État eut à lui seul autant de représentants que la noblesse et le clergé réunis, si, dans les Etats dauphinois, le vote eut lieu par tête et non par ordre, et si, par dessus les limites de la province, ils saluèrent l’unité nationale et appelèrent à la liberté commune la grande France régénérée, ce n’est point parce que quelques communautés de village, éparpillées sur de froides cimes, pratiquaient une sorte de liberté primitive et rudimentaire, ou parce que la haute noblesse avait été particulièrement décimée par des guerres anciennes.

Il restera assez de nobles Dauphinois pour protester devant les États-Généraux contre le mode d’élection des députés de la province. Non, la vraie raison, la raison décisive de ce grand mouvement dauphinois, et que Michelet n’a point vue, c’est que la bourgeoisie industrielle est plus puissante et plus active en Dauphiné qu’en aucune autre région. Sur ce point, le témoignage de Roland, qui écrivait en 1785, c’est-à-dire avant que les événements révolutionnaires du Dauphiné aient pu préoccuper son jugement est formel. Il constate expressément que pour l’activité de la production, pour la variété et la densité du travail industriel, le Dauphiné est la première province de France : les fabriques de toile, les fabriques de bas, les fabriques de chapeaux, les usines métallurgiques y étaient comme accumulées.

Et par une curieuse rencontre, c’est un député du Dauphiné, Barnave, élevé au spectacle de cette activité industrielle, qui a formulé le plus nettement les causes sociales et, on pourrait dire, la théorie économique de la Révolution française. Marx semble avoir ignoré ces textes qui sont comme une application anticipée de ses doctrines à la Révolution bourgeoise. Lorsque l’Assemblée Constituante, en se séparant, eut déclaré que ses membres ne seraient pas rééligibles, Barnave, très peiné de cette interruption de sa vie publique, retourna à son pays d’origine, et là, comme il avait coutume de le faire dès l’adolescence, il se consola en écrivant.

Il composa une Introduction à la Révolution française, qui fut publiée seulement en 1845, par M. Bérenger de la Drôme, d’après les manuscrits que la sœur de Barnave avait eus en mains. C’est, je crois, le principal titre de pensée du facile orateur.

Il faut en citer des fragments assez étendus, car cette œuvre nous montre à quel point la bourgeoisie révolutionnaire, dont Taine dénonce si sottement l’idéalisme abstrait, avait conscience du mouvement économique qui déterminait sa victoire. « On voudrait vainement se faire une juste idée de la grande révolution qui vient d’agiter la France en la considérant d’une manière isolée, en la détachant de l’histoire des empires qui nous environnent et des siècles qui nous ont précédés. Pour en juger la nature, et pour en assigner les véritables causes, il est nécessaire de porter ses regards plus loin, il faut apercevoir la place que nous occupons dans un système plus étendu : c’est en contemplant le mouvement général qui depuis la féodalité jusqu’à nos jours conduit les gouvernements européens à changer successivement de forme, qu’on apercevra clairement le point où nous sommes arrivés, et les causes générales qui nous y ont conduits.

« Sans doute que les révolutions des gouvernements, comme tous ceux des phénomènes de la nature qui dépendent des passions et de la volonté de l’homme, ne sauraient être soumises à ces lois fixes et calculées qui s’appliquent aux mouvements de la matière inanimée ; cependant, parmi cette multitude de causes dont l’influence combinée produit les événements politiques, il en est qui sont tellement liées à la nature des choses, dont l’action constante et régulière domine avec tant de supériorité sur l’influence des causes accidentelles que, dans un certain espace de temps, elles parviennent presque nécessairement à produire leur effet. Ce sont elles, presque toujours, qui changent la face des nations, tous les petits événements sont enveloppés dans leurs résultats généraux ; elles préparent les grandes époques de l’histoire, tandis que les causes secondaires auxquelles on les attribue presque toujours ne font que les déterminer... »

Et Barnave, d’après ces principes, nous trace à grands traits l’histoire des sociétés humaines. C’est vraiment un premier croquis du matérialisme économique de Marx. « Dans la première période de la société, l’homme vivant de la chasse connaît à peine la propriété : son arc, ses flèches, le gibier qu’il a tué, les peaux qui servent à le couvrir, sont à peu près tout son bien. La terre entière est commune à tous. Alors les institutions politiques, s’il en existe quelque commencement, ne peuvent avoir la propriété pour base ; la démocratie n’y est autre chose que l’indépendance et l’égalité naturelle ; la nécessité d’un chef dans les combats y donne les premiers éléments de la monarchie ; le crédit du savoir, toujours d’autant plus grand que la masse des hommes est plus ignorante, y donne naissance à la première aristocratie, celle des vieillards, des prêtres, des devins, des médecins, origine des brames, des druides, des augures ; en un mot, de toute aristocratie fondée sur la science, qui partout a précédé celle des armes et celle de la richesse, et qui, dès l’origine de la société, acquiert toujours un grand pouvoir par quelques services réels soutenus d’un grand accessoire de tromperie.

« Lorsque l’accroissement de la population fait sentir à l’homme le besoin d’une subsistance moins précaire et plus abondante, il sacrifie pour exister une portion de son indépendance, il se plie à des soins plus assidus ; il apprivoise des animaux, élève des troupeaux et devient peuple pasteur. Alors la propriété commence à influer sur les institutions ; l’homme attaché au soin des troupeaux n’a plus toute l’indépendance du chasseur ; le pauvre et le riche cessent d’être égaux, et la démocratie naturelle n’existe déjà plus. La nécessité de protéger et de défendre les propriétés oblige de donner plus d’énergie à toute autorité militaire et civile : ceux qui en disposent attirent les richesses par le pouvoir, comme par les richesses ils agrandissent le pouvoir et le fixent dans leurs mains ; enfin, dans cet âge des sociétés, il peut exister des conditions où le pouvoir aristocratique ou monarchique acquiert une extension illimitée : des exemples pris dans plusieurs régions asiatiques le prouvent... « Enfin les besoins de la population s’accroissant toujours, l’homme est obligé de chercher sa nourriture dans le sein de la terre ; il cesse d’être errant, il devient cultivateur. Sacrifiant le reste de son indépendance, il se lie pour ainsi dire à la terre et contracte la nécessité d’un travail habituel. Alors la terre se divise entre les individus, la propriété n’enveloppe plus seulement les troupeaux qui couvrent le sol, mais le sol lui-même ; rien n’est commun bientôt les champs, les forêts, les fleuves même, deviennent propriété ; et ce droit, acquérant chaque jour plus d’étendue, influe toujours plus puissamment sur la distribution du pouvoir.

« Il semblerait que l’extrême simplicité d’un peuple purement agricole devrait s’accorder avec la démocratie, cependant un raisonnement plus approfondi et surtout l’expérience prouve que le moment où un parvenu à la culture des terres et où il ne possède pas encore cette industrie manufacturière et commerciale qui lui succède, est de tous les périodes du régime social celui où le pouvoir aristocratique acquiert le plus d’intensité.C’est à cette époque qu’il domine et qu’il subjugue presque toujours les influences démocratique et monarchique.

« Rarement, et jamais peut-être il n’est arrivé que la première distribution des terres se soit faite avec une certaine égalité. Si le partage a eu lieu sur une terre vierge et possédée par le simple droit d’occupation, le peuple ayant toujours quelques institutions politiques, quelques pouvoirs établis au moment où arrive ce troisième période de la société, la distribution des terres se fera en raison des rangs, du pouvoir et de la quantité de troupeaux dont chacun jouit ; que ferait le pauvre et le faible d’un vaste champ qu’il ne pourrait défricher ? Il se réduira de lui-même au nécessaire, tandis qu’un chef occupera toute l’étendue qu’il peut couvrir par ses troupeaux et cultiver par ses serviteurs et ses esclaves, car c’est une circonstance humiliante de l’histoire des sociétés que la propriété des hommes a presque toujours précédé celle des terres, comme l’usage de la guerre, qui fait les esclaves, a précédé le degré de population qui fait un besoin de la culture et du travail.

« Si la possession de la terre est le fruit de la conquête, l’inégalité de la distribution sera plus grande encore, suivant les usages qui règnent à cette époque. La conquête presque toujours dépouille les vaincus de la plus grande partie de leurs biens et souvent les réduit à l’esclavage ; parmi les vainqueurs, elle n’enrichit guère que les chefs, à peine le soldat trouve-t-il dans son lot à nourrir, pendant quelque temps, son orgueilleuse oisiveté.

« Ainsi, dès le premier moment où un peuple cultive la terre, il la possède ordinairement par portions très inégales. Mais quand il existerait d’abord quelque égalité, pour peu que par la marche nécessaire des choses elle s’altérât, l’inégalité des portions deviendrait bientôt excessive. C’est un principe certain que là où il n’existe pas d’autre revenu que celui des terres, les grandes propriétés doivent peu à peu engloutir les petites ; comme là où il existe un revenu de commerce et d’industrie, le travail des pauvres parvient peu à peu à attirer à lui une portion des terres des riches.

« S’il n’existe d’autre produit que celui des terres, celui qui n’en possède qu’une petite portion sera souvent réduit ou par sa négligence ou par l’incertitude des saisons à manquer du nécessaire ; alors il emprunte du riche, qui, lui prêtant chaque année une portion de son épargne, parvient bientôt à s’approprier son champ. Plus il l’a appauvri, plus il le tient sous sa dépendance ; il lui présente alors, comme une faveur, la proposition de le nourrir en lui faisant cultiver ses propres terres et de l’admettre parmi ses serviteurs ; si même la loi l’y autorise, il achètera jusqu’à sa liberté.

« Le cultivateur sacrifie ainsi toute l’indépendance que la nature lui a donnée ; le sol l’enchaîne parce qu’il le fait vivre.

« Pauvre, disséminé dans les campagnes, assujetti par ses besoins, il l’est encore par la nature de ses travaux qui le sépare, de ses semblables et l’isole. C’est le rassemblement des hommes dans les villes qui donne aux faibles le moyen de résister par le nombre à l’influence du puissant et c’est le progrès des arts qui rend ces rassemblements nombreux et constants.

« Enfin dans cet âge de la Société, le pauvre n’est pas moins asservi par son ignorance ; il a perdu cette sagacité naturelle, cette hardiesse d’imagination qui caractérisent l’homme errant dans les bois, ces usages et ces maximes de sagesse qui sont le fruit de la vie contemplative des peuples pasteurs. Il n’a point encore acquis les lumières et la hardiesse de pensée que la richesse et le progrès des arts fait pénétrer dans toutes les classes de la société ; habituellement seul, absorbé par un travail continuel et uniforme, il offre l’exemple du dernier degré d’abaissement auquel la nature puisse tomber, toutes les superstitions ont alors le droit de l’asservir.

« Dans cet état de choses, et comme il n’existe point de commerce, les parties ne sont point unies entre elles par leurs besoins et leurs communications réciproques ; et comme il n’existe presqu’aucun moyen de lever des tributs dans un pays où il n’y a aucune accumulation de capitaux, la puissance du centre ne peut entretenir une force assez considérable pour maintenir l’unité et l’obéissance ; la force reste dans les parties du territoire où les richesses se recueillent et se consomment, et le règne de l’aristocratie dure autant que le peuple agricole continue à ignorer ou à négliger les arts, et que la propriété des terres continue d’être la seule richesse. « Comme la marche naturelle des sociétés est de croître sans cesse en population et en industrie jusqu’à ce qu’elles soient parvenues au dernier degré de la civilisation, l’établissement des manufactures et du commerce doit nécessairement succéder à la culture. »

Ici Barnave constate que les institutions politiques façonnées par l’aristocratie terrienne, peuvent contrarier et retarder l’avènement de la période manufacturière et marchande. Mais « à la longue, les institutions politiques adoptent, si l’on peut s’exprimer ainsi, le génie de la localité » c’est-à-dire qu’elles s’adaptent nécessairement aux conditions économiques nouvelles d’une région déterminée, et Barnave formule avec une force admirable la conclusion de cette sorte de déduction historique : « Dès que les arts et le commerce parviennent à pénétrer dans le peuple et créent un nouveau moyen de richesse au secours de la classe laborieuse, il se prépare une révolution dans les lois politiques ; une nouvelle distribution de la richesse produit une nouvelle distribution du pouvoir. De même que la possession des terres a élevé l’aristocratie, la propriété industrielle élève le pouvoir du peuple ; il acquiert la liberté, il se multiplie, il commence à influer sur les affaires. »

« De là, une deuxième espèce de démocratie : la première avait l’indépendance, celle-ci a la force ; la première résultait du néant des pouvoirs pour opprimer les hommes, celle-ci d’un pouvoir qui lui est propre ; la première est celle des peuples barbares, celle-ci des peuples policés. »

« Dans les petits états, la force de ce nouveau pouvoir populaire sera telle qu’il y deviendra quelquefois maître du gouvernement, et une nouvelle aristocratie, une sorte d’aristocratie bourgeoise et marchande, s’élèvera par ce nouveau genre de richesse. »

Dans les grands états, toutes les parties se lient par une communication réciproque : il se forme une classe nombreuse de citoyens qui, avec les grandes richesses de l’industrie a le plus puissant intérêt au maintien de l’ordre intérieur, et qui, par le moyen de l’impôt, donne à la puissance publique la force nécessaire pour faire exécuter les lois générales. Une somme considérable d’impôts qui sans cesse se porte des extrémités au centre et du centre aux extrémités, une armée réglée, une grande capitale, une multitude d’établissements publics deviennent autant de liens qui donnent à une grande nation cette unité, cette cohésion intime qui la font subsister. »

On devine sans peine l’application de ces principes si nets à la Révolution française. La croissance de la richesse industrielle et mobilière, de la bourgeoisie industrielle et marchande, a peu à peu diminué la puissance de l’aristocratie fondée sur la propriété de la terre. A cette aristocratie terrienne, à ce système féodal morcelé et immobile elle a substitué, par les liens du commerce, de l’échange et de l’impôt, la force unitaire et centralisée des monarchies modernes : et par la croissance d’une classe nouvelle plus industrieuse et plus populaire, la démocratie bourgeoise s’est substituée à l’oligarchie des nobles. Selon le degré de force déployé en chaque pays de l’Europe par la propriété industrielle et mobilière, la révolution économique a été plus ou moins profonde. Et comme le développement technique de l’industrie a été plus rapide et plus vigoureux en France qu’en Allemagne, comme d’autre part les révolutions anglaises du dix-septième siècle, déjà en partie bourgeoises, ont éclaté avant le grand essor industriel du dix-huitième siècle et qu’en France au contraire le mouvement ajourné jusqu’à la fin du dix-huitième siècle a participé de la force industrielle accrue de la bourgeoisie, c’est en France que la Révolution politique, fruit plein et mûr de la révolution économique en sa plus vigoureuse saison, s’est rapprochée le plus de l’entière démocratie.

De même que Barnave dans son esquisse générale de l’évolution sociale devancé l’œuvre magistrale de Marx, (en s’arrêtant bien entendu au stade bourgeois et sans entrevoir le stade prolétarien), de même dans l’interprétation économique des différences de la Révolution française plus tardive et plus démocratique à la Révolution anglaise plus précoce et plus mélangée d’aristocratie, il a devancé expressément le lumineux commentaire que Saint-Simon a donné, dans son Catéchisme industriel, du mouvement anglais et du mouvement français. Il faut que je cite encore une page où Barnave résume fortement sa pensée, car il est important pour le prolétariat qui cherche encore sa route dans un jour douteux, de constater à quel degré de clarté était parvenue, quand éclatèrent les événements décisifs, la conscience révolutionnaire de la bourgeoisie. « Dans les gouvernements d’Europe, la base de l’aristocratie est la propriété de la terre, la base de la monarchie est la force publique, la base de la démocratie, la richesse mobilière.

« Les révolutions de ces trois agents politiques ont été celles des gouvernements. »

« Pendant la plus grande énergie du régime féodal, il n’y eut de propriété que celle des terres ; l’aristocratie équestre et sacerdotale domina tout, le peuple fut réduit à l’esclavage, et les princes ne conservèrent aucun pouvoir. »

« La renaissance des arts a ramené la propriété industrielle et mobilière qui est le fruit du travail, comme la propriété des terres est, originairement, le produit de la conquête ou de l’occupation.

« Le principe démocratique, alors presque étouffé, n’a cessé depuis de prendre des forces et de tendre à son développement. A mesure que les arts, l’industrie et le commerce enrichissent la classe laborieuse du peuple, appauvrissent les grands propriétaires de terres, et rapprochent les classes par la fortune, les progrès de l’instruction les rapprochent par les sciences, et rappellent, après un long oubli, les idées primitives de l’égalité.

« On peut diviser en trois branches la grande révolution que l’influence du progrès des arts a opérée dans les institutions européennes.

« 1° Les communes, acquérant des richesses par le travail, ont acheté d’abord leur liberté et ensuite une portion des terres, et l’aristocratie a perdu successivement son empire et ses richesses ; ainsi le régime féodal s’est écroulé sous le rapport civil.

« 2° La même cause, appuyée par le progrès de l’industrie qui l’accompagne toujours, a affranchi l’Europe entière de la puissance temporelle du pape et en a enlevé la moitié à sa suprématie spirituelle.

« 3° La même cause, c’est-à-dire le progrès de la propriété mobilière, qui est en Europe Vêlement de la démocratie et le ciment de l’unité des États, a modifié successivement tous les gouvernements politiques. Suivant qu’elle a été plus ou moins favorisée par la situation géographique des lieux, elle a établi des gouvernements divers ; là où le peuple s’est trouvé très fort dans un petit état, il a établi des républiques ; là où, dans une grande région, il n’a eu que la force de soutenir, par l’impôt, le pouvoir monarchique contre l’aristocratie, ennemi commun du prince et du peuple, il a graduellement établi des monarchies absolues ; là où il a pu pousser plus loin ses progrès, après avoir servi longtemps d’accessoire au trône contre les grands, il a fait explosion et, prenant sa place dans le gouvernement, il a établi la monarchie limitée ; là seulement où il n’a pu que faiblement pénétrer, les formes aristocratiques et fédératives du gouvernement féodal ont pu se maintenir et ont même acquis, par le temps, une forme plus solide et plus régulière.

« C’est cette progression commune a tous les gouvernements européens qui a préparé en France une Révolution démocratique, et l’a fait éclater à la fin du xviiie siècle... ». Ainsi, selon Barnave qui traduit évidemment la pensée de toute la bourgeoisie du Dauphiné, la Révolution n’est ni un fait accidentel, ni un fait local. Elle est comme préparée par le mouvement qui vient du fond des siècles, par l’immense évolution sociale qui, peu à peu, a donné force directrice à la propriété et qui a, par conséquent, subordonné les formes du pouvoir politique aux formes changeantes de la propriété elle-même. Maintenant, la propriété industrielle et mobilière, c’est-à-dire la propriété bourgeoise est en pleine force : l’avènement de la démocratie bourgeoise est donc inévitable et la Révolution est une nécessité historique. Liée au mouvement de la propriété industrielle, la Révolution est vaste comme ce mouvement. Selon Barnave, il n’y a pas, à proprement parler, une Révolution française : il y a une Révolution européenne qui a en France son sommet.

La bourgeoisie révolutionnaire a donc un sens admirablement réaliste et pénétrant de sa force, du mouvement économique et historique qu’elle représente. Il ne s’agit pas là de la vague hypothèse d’un contrat primitif d’égalité qui aurait été rompu ou obscurci dans la suite des temps, et que rétablirait, en son intégrité, une révolution idéale.

Dans les sociétés primitives, où les rapports économiques des hommes errants étaient très faibles, très lâches, c’est la force du bras qui domine, la force du glaive. Puis, à mesure que la population est plus dense et plus fixe, ce sont les rapports économiques des hommes entre eux qui déterminent la forme des sociétés et des institutions. C’est la force de la propriété qui est dominante, et, à la longue, souveraine, et la propriété entraîne dans ses évolutions lentes, marquées de crises révolutionnaires, tout le système humain.

Il ne s’agit pas non plus d’un idyllique appel aux vertus champêtres, à l’innocence et à l’égalité prétendue de la vie rurale. La propriété foncière est mère d’inégalité et de brutalité. Quand son action est sans contrepoids, elle produit le système féodal qui isole et asservit les hommes, qui morcelle les Sociétés et abêtit les paysans. Et bien loin que la propriété foncière puisse être inspiratrice d’égalité ; bien, loin qu’elle puisse propager parmi les hommes la douceur de vivre et l’innocence des mœurs, c’est du dehors seulement et sous l’action de la propriété industrielle qu’elle se transforme et s’humanise. Il a fallu que des artisans, des hommes d’industrie et de négoce, enfermés dans les communes urbaines, arrivent à la richesse et achètent de la terre pour que le lourd monopole féodal cessât de peser sur le sol et sur les hommes, et la propriété foncière ne pourra entrer dans le mouvement démocratique que si elle est comme assouplie et pénétrée d’égalité par la propriété industrielle elle-même.

La bourgeoisie du Dauphiné, dont Barnave a merveilleusement dégagé et interprété la pensée, a proclamé nettement l’antagonisme de la classe industrielle et de la classe foncière : cet antagonisme est si profond, il est si bien l’irréductible conflit de la Révolution elle-même que, même aujourd’hui, même quand la croissance du prolétariat socialiste oblige le capitalisme industriel et la grande propriété foncière à se coaliser pour la résistance, des crises imprévues mettent aux prises la classe foncière et la classe industrielle, et c’est du côté de la classe industrielle qu’est encore, malgré bien des déformations et des défaillances, l’esprit de la Révolution : c’est la grande propriété foncière qui prolonge la contre-Révolution. Cet antagonisme persistant des deux grandes fractions possédantes, que Marx, dans son manifeste communiste de 1849, signalait à la tactique vigilante du prolétariat, Barnave l’a défini en 1792 et il en a fait le fond même de la Révolution.

Et, certes, il faut que le sens des intérêts économiques et de la force historique de la propriété ait été bien aigu dans la région Dauphinoise pour que Barnave, Réformé et fils de Réformé, ait donné une interprétation toute économique et, en quelque sorte, matérialiste de la Réforme elle-même. Selon lui (j’ai souligné ce passage décisif) c’est le progrès de la propriété industrielle et mobilière qui a affranchi l’Europe entière de la puissance temporelle du pape, et en a enlevé la moitié à sa suprématie spirituelle. Ainsi, si les nations modernes, même catholiques, ont secoué le joug temporel du pape, c’est parce qu’il s’était formé une bourgeoisie riche et active qui avait besoin de liberté, qui avait donné aux rois le point d’appui nécessaire pour résister à l’oppression ultramontaine et qui, en outre, par le lien multiple des échanges, avait donné à la nation cette vivante unité, condition même de l’indépendance. Bien mieux, la Révolution religieuse, qui avait arraché au dogme catholique la moitié de l’Europe, n’était, pour ainsi dire, que la traduction spirituelle d’une révolution économique : la bourgeoisie avait introduit la liberté dans l’interprétation des textes immuables, comme elle avait introduit le mouvement dans les sociétés jusque-là immobiles.

Qu’on songe qu’une interprétation aussi réaliste, aussi brutalement bourgeoise de la Réforme se produisait dans ce rude Dauphiné, où le courage des Réformés s’était exalté jusqu’au martyre ; tout près de ces montagnes de l’Ardèche et du pays d’Alais, où une prodigieuse fièvre mystique, coupée de prophétiques visions, avait soulevé les foules ; et on comprendra la force nouvelle de la conscience bourgeoise, qui ramenait explicitement à une crise de propriété cette crise des âmes et qui soumettait à la discipline souveraine des lois de la production les grands phénomènes, troublants et confus, de la conscience religieuse.

Évidemment, la bourgeoisie était en pleine possession de sa pensée et, en appuyant sur cette interprétation de l’histoire la Révolution nouvelle, elle s’appropriait à la fois tout le passé européen, depuis le mouvement des communes et tout le présent ; elle croyait aussi s’approprier tout l’avenir, qu’elle se figurait comme une évolution tranquille et indéfinie de la propriété industrielle.

Est-ce à dire que ce réalisme historique et économique de la bourgeoisie industrielle excluait tout idéalisme, toute grande et généreuse passion ? Bien au contraire, l’enthousiasme humain qui, à la veille de 1789, passionnait la bourgeoisie, était d’autant plus énergique et ardent qu’il s’exerçait dans le sens même du mouvement universel, et qu’il lui apparaissait comme la consommation de l’histoire. Il était beau d’appeler au plein rayonnement de la vie politique et du pouvoir les obscurs producteurs qui, dès le temps des Communes, avaient si péniblement lutté et trafiqué sous les brutalités et sous les dédains. Il était beau, en assurant le règne de la propriété industrielle et mobilière, faite de travail et, semblait-il, d’égalité, de rendre aux hommes la mobilité et la liberté primitives, mais dans des conditions toutes nouvelles de sécurité, de lumière intellectuelle et de concorde. Il était beau, au souffle errant et tiède qui s’échappait des usines, de dissoudre la dure glèbe féodale où la vie du paysan était captive.

Il était beau d’arracher à leur existence étroite et abêtie ces travailleurs, serfs de la terre, qui, selon la belle remarque de Barnave, n’avaient plus la merveilleuse sagacité des sens et de l’instinct du sauvage errant, ni les graves émotions de l’humanité pastorale devant la liberté simple et la lenteur changeante des horizons, et qui n’avaient pas encore le mouvement de pensée et les curiosités nobles du producteur affranchi des villes. Il était beau, en développant la liberté et la force de cette propriété industrielle et mobilière qui lie toutes les parties du territoire, de cimenter à jamais, selon le mot même de Barnave, l’unité de la nation : ainsi la bourgeoisie révolutionnaire, dans le prolongement direct de son intérêt propre, de sa force industrielle et de son mouvement social, entrevoyait l’humanité plus vivante et plus libre, la nation plus une et plus forte. Sublimes émotions qui mêlent, pour ainsi dire, toutes les fibres du cœur et qui ne permettent pas de discerner le juste égoïsme des classes montantes et le dévouement à l’humanité !

Mais quel que soit ce trouble généreux des cœurs, il est clair que la bourgeoisie révolutionnaire ne parvient pas, si je puis dire, à dépasser son propre horizon. Barnave a beau s’élever à une philosophie générale de l’histoire et développer l’évolution de la propriété à travers les siècles : il ne se demande pas un instant si au delà de la propriété industrielle et mobilière bourgeoise d’autres formes économiques ne se peuvent pressentir. Il oppose la propriété industrielle, fruit du travail, à la propriété foncière et féodale, née de la violence, et il ne se demande pas un instant si la possession du capital n’est pas un nouveau privilège qui permet de pressurer le travail. Quand le riche bourgeois Périer, dans le château de Vizille devenu une grande usine, a fait dresser une table de quatre cents couverts pour la bourgeoisie révolutionnaire du Dauphiné, Barnave n’a pas senti un instant que la domination bourgeoise se substituait à la domination féodale, mais qu’il y aurait encore soumission des hommes à une classe souveraine. Dans tout son livre, qui a plus de 200 pages, il n’y a pas un mot sur la condition des ouvriers, pas une vue d’avenir sur l’évolution du salariat. Évidemment, pour cette bourgeoisie industrielle dont Barnave, malgré sa culture supérieure, ne fait que réfléchir la pensée, le problème du prolétariat ne se pose même pas. C’est en toute innocence de pensée que les révolutionnaires du Dauphiné n’admirent à participer aux élections que les citoyens qui payaient 6 livres d’imposition directe et exigèrent, pour l’éligibilité, la qualité de propriétaire. Ainsi, dans le Dauphiné, comme partout alors en France, c’est bien une Révolution bourgeoise qui se prépare. Le mouvement politique y est d’autant plus vif que la force économique de la bourgeoisie y est plus grande et plus dense : et dans cette région industrielle, la pensée bourgeoise arrive à un tel degré de netteté que, par son jeune interprète, la bourgeoisie dauphinoise prélude à l’interprétation marxiste de l’histoire par l’interprétation économique de la Révolution. Une classe est bien forte, quand elle a à ce point conscience de sa force, et la croissance de la bourgeoisie française est telle, dans les régions industrielles, comme dans les centres marchands, que même si Paris, ou trop mêlé ou trop frivole, avait mal saisi ou mal secondé le mouvement, il est infiniment probable que, malgré tout, la Révolution eût éclaté et triomphé.


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