Entretien avec Michael Haneke : Le ruban blanc "un exemple incontestable, celui d’une génération qui a engendré les nazis"

mercredi 15 juillet 2015.
 

Michael Haneke nous a reçus à Paris, où son film le Ruban blanc sort actuellement. La presse internationale était également au rendez-vous car les sorties européennes vont rapidement s’enchaîner jusqu’au début du mois de novembre. Mais le récipiendaire de la palme d’or, chaleureux, est attentif aux questions qu’on lui pose, en homme qui prend le juste temps de ses propos comme il le fait de ses images.

- Le Ruban blanc, votre premier film à caractère historique, pourrait, par la précision de la restitution, sembler provenir d’un conte ou d’une nouvelle. Pourtant, il s’agit d’un scénario original. Qu’est-ce qui vous l’a inspiré ?

MICHAEL HANEKE. J’avais déjà tourné un film historique pour la télévision. Mais le projet de ce qui est devenu le Ruban blanc remonte à tellement longtemps, une vingtaine d’années, que je ne sais plus précisément ce qui m’a poussé à y entrer. J’avais même écrit un scénario il y a une dizaine d’années, mais je n’avais pas à l’époque les moyens de le tourner. Lorsque je relis des entretiens que j’ai donnés au fil du temps, je me rends compte que l’on m’assigne souvent une filmographie fondée sur des idées. Ce n’est pas le cas. Je m’intéresse à des personnages, à des situations. Bien sûr, il y a un contexte. Mais si l’on s’en tient à considérer que ce serait de l’illustration d’idées, alors on construit des explications a posteriori, comme on peut le faire à la fin d’une existence humaine. Je crois que le cinéma, comme la vie, est tissé de hasards. Là, il s’agissait de raconter l’histoire d’un choeur d’enfants qui érigent en absolu les valeurs de leur éducation et veulent punir leurs parents de ne pas vivre selon ces valeurs. Ensuite j’ai voulu montrer comment se développe le rigorisme dès lors que l’on fait d’une idée une idéologie, très dangereuse pour ceux qui ne s’y plient pas. L’idée de départ peut même être très belle, à la manière des Évangiles, quand l’Inquisition l’est évidemment beaucoup moins.

- Comme un peintre revient sur le motif, vos problématiques restent les mêmes, à savoir ce qui ressortit à l’éducation, à la transmission...

MICHAEL HANEKE. J’ai toujours la même tête. Il me semble que tous les auteurs, ou tous ceux qui revendiquent ce statut, reviennent sur les mêmes thèmes, compte tenu des préférences intellectuelles ou émotionnelles. Ne me demandez pas le pourquoi des miens. L’éducation me paraît en tout cas une question majeure. Si vous observez des enfants autour d’un bac à sable, ils se livrent à de vrais combats pour exister comme individus. Vient ensuite la nécessité de briser cette liberté totale que chacun exige afin de les transformer en membres d’une société. Je connais les termes en allemand et en anglais mais pas en français, si cela existe, pour signifier que l’on doit « casser » quelqu’un pour en faire un être civilisé. Pour préparer le Ruban blanc j’ai lu non seulement beaucoup de livres sur la vie paysanne au XIXe siècle mais également de nombreux traités d’éducation de cette époque. De nombreuses situations du film en sont directement inspirées, à commencer par le port de ce ruban blanc imposé aux enfants dans un but de révéler leurs péchés et de les en purifier. Les comportements parentaux qui nous semblent très durs étaient alors habituels. Je crois que l’éducation première est décisive même si les circonstances ultérieures peuvent modifier le processus. Dans le film, les enfants se vengent, du moins on le suppose, mais ils ne se révoltent pas plus que les paysans contre le baron.

- C’est le sommet de l’aliénation ?

MICHAEL HANEKE. C’est bien sûr le problème de l’aliénation qui peut aller très loin. On le voit notamment dans le comportement des femmes dans le film. Mais la problématique n’est pas seulement sociale. Elle réside aussi dans la violence mentale. Le plus déprimant peut-être dans le film, c’est que, dans l’intention de blesser leurs parents, les enfants ne s’en prennent pas à ce qui leur est cher mais aux plus faibles, aux plus fragiles. Ils sont en fait convaincus des valeurs qu’on leur inculque aussi brutalement. Ils en dénoncent les manquements, qu’ils en aient ou non une connaissance précise. Ces enfants se prennent en quelque sorte pour la main droite de Dieu, qui a été un moment le titre envisagé du film. Les enfants perçoivent mieux que les adultes ce qui n’est pas dit parce qu’ils le font avec leur sensibilité. Je le savais, notamment de par ma propre enfance. J’ai tout de même été étonné en travaillant avec eux. Le tout petit acteur qui joue le plus jeune fils du pasteur, par exemple, lorsqu’il va offrir son oiseau à son père, savait parfaitement comment tenir son rôle. Il savait exactement comment se présenter, comment jouer de son air innocent pour obtenir quelque chose. Il était extrêmement raffiné. Ils le sont tous d’ailleurs. Le plus dur a été de les trouver. Nous en avons auditionné plus de sept mille sur près de six mois parce qu’ils étaient essentiels au fonctionnement du film.

- Pourquoi avez-vous déplacé vos thématiques au sein d’un système, celui d’une communauté villageoise ?

MICHAEL HANEKE. Cette société villageoise est alors une société féodale très structurée, très hiérarchisée. Elle est en ce sens plus facile à déchiffrer. Sa réalité a déjà été avalisée par des historiens, par d’autres films d’époque. Elle est également très représentative parce qu’à ce moment-là, quatre-vingt-dix pour cent de la population vivaient de cette manière. Le prolétariat des débuts de l’industrialisation en est absent, concentré dans les villes. Ce village offre donc facilement un modèle. Chaque histoire individuelle qui s’y déroule devient une histoire sur la société tout entière parce que même les gens les moins éduqués ont une idée de cette époque et de ce qui s’est passé entre-temps, bien que je ne pense pas que cela soit indispensable pour aborder le film. Je pense qu’un artiste ne doit jamais surplomber le public. Le cinéma est un tel support de manipulation, le metteur en scène a un tel pouvoir qu’il existe une obligation morale à savoir où cela conduit, comme il existe une morale derrière la façon de raconter une histoire. Le spectateur doit pouvoir se poser des questions, parfois celles auxquelles il n’avait pas pensé. Il s’agit d’un village d’Allemagne du Nord à la veille de la guerre de 1914.

- Pourquoi ce choix spécifique ?

MICHAEL HANEKE. Je suis germanophone et il me fallait pour explorer ce rigorisme protestant que je connais bien un exemple incontestable, celui d’une génération qui a engendré les nazis. Mais rien ne dit dans le film que les enfants vont plus tard pourchasser des juifs. Ils peuvent même devenir des victimes du fascisme, ou d’abord, à cette époque, les victimes directes ou indirectes de la grande boucherie de 1914. L’événement historique relié au film n’est pas la montée au pouvoir de Hitler mais l’assassinat de l’archiduc François-Joseph à Sarajevo. Je me contente de jeter des soupçons et le spectateur peut ensuite compléter avec ses expériences. Si l’on fait une coupe transversale des différents niveaux sociaux du film et de leurs rapports, c’est en effet politique. Mais le réduire à l’origine du fascisme allemand est un malentendu. On peut penser au fascisme allemand pour penser à tous les radicalismes fanatiques. Cela vaut par exemple pour l’islamisme alors que l’islam n’est pas une religion plus agressive que le christianisme. Ce qui m’intéresse, ce sont les conditions sous lesquelles on devient accessible à n’importe quelle solution, même violente. Et il existe là des constantes : oppression, humiliation, souffrance, désespoir. On m’a un jour demandé d’imaginer un titre générique pour l’ensemble de mes films. J’ai répondu Guerre civile. J’entends par là non pas ce qui est communément entendu, mais la guerre de tous les jours. Les blessures infligées dans la vie personnelle ou professionnelle. Tout le monde, ou l’immense majorité, est humilié tout le temps et c’est quelque chose que la conscience n’oublie jamais.

Entretien réalisé par Dominique WIDEMANN


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