Pourquoi (re)lire Horkheimer, penseur critique des sociétés modernes  ?

dimanche 15 novembre 2009.
 

Un retour à la dialectique sociale

PAR CHRISTIAN DE MONTLIBERT, SOCIOLOGUE, PROFESSEUR ÉMÉRITE À L’UNIVERSITÉ DE STRASBOURG.

À une époque où les philosophes les plus médiatiques prônent le « retour du sujet », vantent, dans une attitude toute postmoderne, le relativisme « plural », nient la capacité d’une science « dogmatique » à saisir un réel « complexe » et « polymorphe », à un moment où des sociologues en vue adoptent des positions idéalistes, trouvent le rationalisme « plat » et « ennuyeux », doutent de « la vérité », il est roboratif de lire les essais de Max Horkheimer, cette figure éminente de l’École de Francfort disparue en 1973 (*). D’abord on comprend vite, en le suivant, que les prétendus discours novateurs de la doxa contemporaine que l’on peut lire dans les tribunes de Libération, le Monde et le Nouvel Observateur n’ont rien de bien neuf  : ce sont de vieilles critiques adressées à la philosophie rationaliste de la connaissance que l’on devrait avoir honte de réutiliser tant elles sont éculées. Ensuite, Horkheimer montre, on ne peut mieux, non seulement la force d’analyse que donne le raisonnement matérialiste dialectique, mais aussi le dépassement qu’il représente par rapport au positivisme. Sans cesse le sociologue allemand affirme qu’on ne peut comprendre le monde sans faire intervenir les conditions matérielles de son apparition et de son existence, et que conduire des recherches spéculatives sur des configurations de l’esprit relève de la croyance dans des illusions spirituelles. Affirmer que les idées et les contenus spirituels déterminent l’activité humaine relève autant d’une négligence des conditions sociales d’existence que croire, comme le font « les idéalistes libéraux », qu’il suffirait de « libérer » l’individu des chaînes de la vie sociale pour atteindre le salut. Il n’existe pas de monde éternel des valeurs mais ce n’est pas pour autant que la psyché, le droit, l’art ou la philosophie sont le pur reflet de l’économie. Pour lui la recherche doit définir de façon précise quels sont les rapports pour tel groupe social, à telle époque, entre son rôle dans le processus économique, la transformation de la structure psychique de ses membres et les idées et institutions qui agissent sur cette structure et qui sont produites par elle. Faute de cela les concepts sociologiques seront toujours « évanescents » et inutilisables pour la compréhension de la vie sociale.

Ensuite Horkheimer, dans le sillage de Marx, critique autant la croyance dans une « vérité » transcendante que le relativisme intégral. Le choix entre une vérité dernière et l’idée que toute théorie n’est jamais que « subjective » est une fausse alternative qui trouve son origine dans une conception abstraite et réifiée de l’individu. La dialectique, seule, surmonte la contradiction du dogmatisme et du relativisme. Il reste que cette démarche suppose une réflexivité de la science sur elle-même et réclame d’abandonner un empirisme prétendant à la neutralité. Le sociologue montre qu’une science qui se contenterait d’enregistrer des « données » se verrait vite enrôlée par l’appareil totalitaire d’un gouvernement soucieux de renforcer sa domination. Une science de la vie sociale ne peut ignorer que la nécessité de dissimuler l’enrichissement d’une partie de l’humanité réduit les aspirations culturelles et limite la connaissance, ni que la réconciliation de l’intérêt particulier et de l’intérêt collectif ne peut être obtenue que par le dépassement des formes de cette société. Contrairement à la figure complètement décontextualisée et aseptisée que présentent Luc Ferry et Alain Renaut d’un Horkheimer rompant à la fin de sa vie avec le matérialisme dialectique, voire avec la raison « totalitaire » pour réhabiliter, disent-ils, « la dimension religieuse de la conscience » ou de « l’Autre », alors qu’il analysait lucidement la situation allemande de 1970, l’intellectuel critique a toujours considéré la validité des mots d’ordre de l’Aufklärung et de la Révolution française, tout en estimant que le matérialisme seul donne à la théorie, soumise à la vérification, un sens décisif.

(*) Voir notamment, Théorie critique, essais. 
Éditions Payot, 2009, 25 euros.


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message