Le premier procureur accuse le pouvoir

dimanche 16 janvier 2011.
 

Lors de l’audience solennelle de la Cour de cassation, Jean-Louis Nadal a dénoncé « le mépris » et « l’instrumentalisation » de la justice, allusions aux propos du chef de l’État et de Brice Hortefeux.

L ’homme était déjà connu pour sa liberté de ton et l’acidité de son verbe. Pour son dernier discours avant son départ en retraite (1), il a fait très fort.

Lors de l’audience solennelle de rentrée de la Cour de cassation, Jean-Louis Nadal, premier procureur de France, s’est livré à une contre-attaque en règle pour défendre la justice contre l’exécutif. Personne n’est nommément cité mais, entre les lignes, le magistrat tacle implicitement Nicolas Sarkozy ou Brice Hortefeux.

Le procureur sort ses griffes

« Prenons garde à l’instrumentalisation de la justice ! » lance le procureur général près la Cour de cassation. En septembre 2010, le président avait pris la population à témoin en jugeant « difficilement compréhensible » la remise en liberté d’un homme soupçonné du braquage du casino d’Uriage-les-Bains (Isère). En décembre, surfant lui aussi sur le présumé laxisme des juges, Brice Hortefeux avait déclaré que la condamnation à de la prison ferme de sept policiers par le tribunal de Bobigny pouvait « légitimement apparaître, aux yeux des forces de sécurité, comme disproportionné ». Sur ce point, Jean-Louis Nadal se montre intraitable : « Où sont les repères quand celui qui rappelle que l’accusé a des droits encourt le reproche d’avoir choisi le camp des assassins contre celui des victimes ? » « Inspirer à l’opinion des sentiments bas en instillant de manière extravagante la confusion entre la responsabilité du criminel et celle du juge dont on dénigre la décision  (...), tout cela avilit l’institution et, en définitive, blesse la République », estime Jean-Louis Nadal.

Le syndicat de policiers Synergie officiers, qui avait affirmé que le tribunal de Bobigny « ne condamne quasiment jamais les délinquants multirécidivistes à de la prison ferme », en prend aussi pour son grade. « Par quelles dérives, certains des représentants (de la police) se permettent-ils d’en appeler à l’opinion contre les magistrats quand ils prennent une décision qui leur déplaît ? »

Très remonté, Jean-Louis Nadal s’attaque aussi au statut du parquet, rappelant que le 15 décembre, la Cour de cassation a « dénié au ministère public la qualité d’autorité judiciaire », sans que le gouvernement ne réagisse. Alors que le procureur de Nanterre, Philippe Courroye, a été nommé par l’exécutif, contre l’avis du Conseil supérieur de la magistrature (CSM), le magistrat préconise a contrario de « couper tout lien entre l’échelon politique et le parquet pour ce qui concerne les nominations » et de confier ces dernières au CSM.

Avant de tirer sa révérence, le magistrat cite aussi un de ses prédécesseurs, André Dupin : « Être indépendant, c’est savoir défendre son opinion, sa croyance et ses actes contre les actes du dehors, contre tous ceux qui, sans avoir le droit, font effort sur notre volonté pour nous imposer la leur. »

Mehdi Fikri

Principaux extraits du discours 
de Jean-Louis Nadal

Afficher pour la justice une forme de mépris blesse la République

Par Jean-Louis Nadal, procureur général près la Cour de cassation (extraits de son discours de rentrée, le 7 janvier 2011).

Tel quel

De tout temps, la justice a été brocardée. Et aujourd’hui, à un magistrat qui ne supporterait pas la critique, je serais plutôt tenté de conseiller de changer de métier. Et s’il fallait encore se convaincre que le fait n’est pas nouveau, il conviendrait de se reporter au discours prononcé ici même en janvier 1979 par le regretté premier président Pierre Bellet, qui s’exprimait en des termes encore aujourd’hui d’une cruelle actualité  : « La justice est de plus en plus contestée, alors qu’on lui demande de plus en plus. Elle est discutée sur tous les points. Les récriminations portent essentiellement sur le coût de la justice et sa lenteur mais aussi sur sa raideur, son inefficacité, son manque de clarté, que sais-je encore  ? Elle serait trop sévère et trop laxiste à la fois. »

Mais s’il n’est pas récent, le phénomène ne laisse pas d’inquiéter quand, à cette institution fondamentale de la République et de la démocratie, les coups sont portés par ceux qui sont précisément en charge de la faire respecter. À cela, je dis qu’il faut très sérieusement prendre garde.

Afficher pour la justice une forme de mépris, inspirer à l’opinion des sentiments bas en instillant, de manière en réalité extravagante, la confusion entre la responsabilité du criminel et celle du juge dont on dénigre la décision, inscrire au débit des cours et tribunaux l’altération du lien social compromis pour une multitude de raisons qui leur sont étrangères, tout cela avilit l’institution et, en définitive, blesse la République.

Le propre de la justice est de fixer les repères qui nous viennent de la loi, pour donner force et contenu au pacte social d’une société moderne et démocratique, c’est-à-dire d’un État de droit. La délinquance appelle la répression, c’est entendu et le mot ne doit pas faire peur, mais où sont les repères quand celui qui rappelle que l’accusé a des droits encourt le reproche d’avoir choisi le camp des assassins contre celui des victimes  ? Où sont-ils ces repères quand est niée la présomption d’innocence, principe pourtant fondateur de tout dispositif pénal, au même titre que la légalité des délits et des peines ou la non-rétroactivité de la loi pénale  ?

La police judiciaire est un élément majeur du dispositif assurant paix et sécurité à nos concitoyens. Ses membres, policiers et gendarmes, méritent respect et encouragements pour le travail qu’ils accomplissent dans des conditions très difficiles, trop souvent au risque de leur vie. Cette police, nous dit la loi républicaine, est dirigée par les magistrats. Mais au nom de quoi, par quelles dérives, certains de ses représentants se permettent-ils alors d’en appeler à l’opinion contre ces mêmes magistrats quand ils prennent une décision qui leur déplaît  ? Et le scandale n’est-il pas encore plus grand quand ces protestations politico-corporatistes sont relayées au plus haut niveau, au mépris du fondamental principe de séparation des pouvoirs. Prenons garde, prenons garde à l’instrumentalisation de la justice  ! (…)

J’ai ensuite, et ce sera l’essentiel de mon propos, une très vive inquiétude pour le ministère public. Fidèle à la jurisprudence de la Cour de Strasbourg, la chambre criminelle, a, le 15 décembre dernier, dénié au ministère public la qualité d’autorité judiciaire. Si cette décision devait trouver sa traduction en langage médical, il faudrait dire que le parquet est maintenant proche d’un état de coma dépassé. (…)

Je le redis avec force, à titre en quelque sorte testamentaire  : le statut du ministère public français doit être profondément revisité. Il ne s’agit pas d’encourager à la sécession en proclamant sa totale indépendance. Le parquet est une composante de l’État, c’est entendu, et je ne crois pas souhaitable qu’il se divise en autant de féodalités qu’il existe de ressorts, tandis que nul ne peut contester que la définition des politiques publiques, y compris en matière judiciaire, revient au gouvernement.

Mais le respect de ces principes fondamentaux ne doit pas empêcher d’extraire le venin de la suspicion. C’est pourquoi je préfère parler de plus grandes garanties de neutralité et d’un surcroît d’indépendance. (…)

Les exigences de l’apparence, que la Cour de Strasbourg nous interdit d’ignorer ainsi qu’elle le rappelle très régulièrement, sont impossibles à contourner et je ne doute pas que tôt ou tard ce qui paraît audacieux aujourd’hui sera regardé comme normal. Et pour qu’il en soit ainsi, la seule solution est de couper tout lien entre l’échelon politique et le parquet pour ce qui concerne les nominations. (…) Je crois venu le temps d’un pouvoir exécutif se maintenant en dehors de ces nominations, s’effaçant comme il a sagement commencé à le faire devant le Conseil supérieur de la magistrature, dont la réforme constitue un premier pas dans la bonne direction.

En terminant sur ce sujet, j’oserai transmettre à mon successeur – qui peut-être est assis dans cette salle – une importante recommandation. Je veux lui dire qu’il aura la lourde charge de prolonger le combat pour le ministère public. L’enjeu n’est rien de moins que le maintien de l’unité du corps judiciaire. Lorsque j’ai embrassé la carrière du parquet, cette unité ne se discutait pas. Or, sur ce point, le ministère public se trouve véritablement à la croisée des chemins. Soit, autant par la conception que ses membres ont de leur mission que par les moyens juridiques et matériels qui leur sont donnés, il reste le gardien de la liberté individuelle tel que le conçoit l’article 66 de la Constitution, soit il ne parvient pas à s’imposer dans ce rôle pour devenir, selon la formule anglo-saxonne, une sorte d’avocat, non plus de l’ordre public mais des pouvoirs publics.

Jean-Louis Nadal


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