10 novembre 1793 : fête de la Liberté à Notre-Dame-de-la-Raison

dimanche 6 août 2023.
 

Il y a 220 ans, le 10 novembre 1793, un mouvement populaire puissant mettait en cause la religion catholique, dans ses fondements mêmes, le clergé et les églises. Une fête de la Liberté était organisée en la cathédrale Notre-Dame de Paris, rebaptisée et désormais vouée au culte de la Raison.

Montée d’un «  torrent  » mettant en cause la religion catholique, dans ses fondements même

Nous sommes le décadi 20 brumaire de l’an II (10 novembre 1793, vieux style), selon le calendrier républicain adopté par la Convention nationale depuis un mois. Une fête particulière se déroule dans la cathédrale Notre-Dame de Paris, rebaptisée pour l’occasion Notre-Dame-de-la-Raison.

Depuis une décade (dix jours), la Convention assiste à la montée d’un «  torrent  » mettant en cause la religion catholique, dans ses fondements même, le clergé et les temples. Des délégations venues de province (la Nièvre) ou de la banlieue (Mennecy-Marat, Ris-Brutus) annoncent l’abdication de leurs curés et la laïcisation de leurs églises. Le 17 brumaire (7 novembre), l’évêque de Paris, Mgr Gobel, et ses vicaires sont venus abjurer, déposer leurs lettres de prêtrise devant la Convention, à l’initiative de membres de la municipalité parisienne (la Commune de Paris) siégeant à l’Hôtel de Ville, aux cris de «  Vive la République  !  » En dépit de résistances des régions et des populations réfractaires, la vague de déprêtrisations, qui submerge la Convention, s’accompagne de dépôts d’objets et de métal précieux réquisitionnés dans les églises par des groupes de sans-culottes, sous le contrôle de municipalités et sociétés populaires. Les députés assistent à des «  mascarades  », tournant en dérision la religion et le culte. Les églises deviennent des «  temples de la Raison  » ou de la «  Nature  ». Comment traduire ce mouvement, dans le langage de la fête révolutionnaire  ? L’inauguration d’une statue de la Liberté est prévue au Palais-Royal (Palais-Égalité). Une délégation de la Commune obtient de la Convention qu’elle ait lieu dans l’enceinte de la cathédrale Notre-Dame, le décadi 20 brumaire.

Selon les Révolutions de Paris, l’un des périodiques les plus lus de l’époque, qui compte Sylvain Maréchal et Chaumette parmi ses rédacteurs, la fête a été populaire et impressionnante. La cérémonie civique, organisée par la Commune et les sections, réunit à la ci-devant cathédrale des gardes nationaux, des artistes, «  un peuple immense  ». La fête voit le triomphe de la Raison-Liberté, une belle danseuse (et non une statue), bien vivante en lieu et place de la Sainte Vierge. Elle surgit d’un petit temple de la Philosophie aménagé dans une montagne, au centre de la nef. Elle assiste, depuis l’autel où elle siège, en bonnet phrygien et armée de la pique, au spectacle civique. L’école de musique de la garde nationale, devenue conservatoire de musique, et la troupe de l’Opéra interprètent des hymnes et l’Offrande à la Liberté (voir notre encadré). Liberté, Raison, Nature, Vérité, Égalité ou République  : une allégorie, une femme dotée d’attributs signifiants, symbolise ainsi la régénération révolutionnaire (future Marianne  ?).

Selon les archives parlementaires, «  tout le peuple de Paris  » a communié avec les autorités et les artistes, chanté et dansé, en toute décence, sans violence ni destruction. Pour d’autres observateurs, la fête est porteuse d’autres significations. Nicolas Rouault, un bourgeois de Paris, déplore «  l’anéantissement des prêtres des églises, de la religion  » par «  un peuple d’athées, de fous, un peuple ingouvernable  ». Une caricature allemande met en scène l’allégresse du peuple et l’iconoclasme des objets du culte  : «  Ciboires et crucifix, le saint sacrement, chasubles  : tout est pillé, profané. Peuple insensé, écoute la voix de Dieu.  » L’ambassadeur américain, Gouverneur Morris, écrit à Jefferson, six jours après  : «  Ce culte expire maintenant sous les coups redoublés de l’âme particulière aux Français, le ridicule.  » Pour tous cependant, la journée a été le théâtre d’un nouveau culte révolutionnaire, celui de la Raison, différent du culte des Martyrs de la Liberté, alors en pleine expansion, et du culte à l’Être suprême, que des Montagnards privilégient, depuis la Constitution de l’an I (juin 1793). À la suite de cette fête du 20 brumaire, accélérateur de l’histoire, la «  déchristianisation  » emporterait tout, malgré la condamnation de l’athéisme par Robespierre, l’interdiction des mascarades par Danton et la proclamation de la liberté des cultes.

Les historiens débattent depuis un siècle sur la signification de la fête de la Raison. Quels sont les responsables et leurs motivations  ? Est-ce un culte encore imprégné de religiosité, même républicaine, une étape vers la laïcisation de la société, ou une diversion devenue «  lame de fond  », pour occulter la question cruciale des subsistances  ? Cette fête singulière du 20 brumaire, qui anticipe sur un monde sans dieu, sans christ, sans églises, s’est déroulée il y a deux cent vingt ans, un décadi, dans le Temple de la Raison…

Hymne à la Liberté

Au sortir de la fête, une immense procession se forme, accompagnant la déesse et son cortège de jeunes républicaines du corps de ballet, vêtues de blanc et de rubans tricolores. Elle se présente à la Convention pour l’inviter à prendre part à la fête. Le président donne à la Liberté, en pleine séance, un baiser «  fraternel  ». Les députés (la moitié  ?) quittent alors le palais des Tuileries et se rendent, en costume, jusqu’à l’île de la Cité et à l’ancienne cathédrale, devenue Temple de la Raison, par décret. Un spectacle est donné par les artistes de l’Opéra. Ils interprètent l’Hymne de Marie-Joseph Chénier (paroles) et Gossec (musique) à la déesse Liberté-Raison  :

Descends ô Liberté, fille de la nature,

le peuple a reconquis son pouvoir immortel,

Sur les pompeux débris de l’antique imposture, ses mains relèvent ton autel.

Venez, vainqueurs des rois, l’Europe vous contemple,

Venez sur les faux dieux, 
Toi, sainte Liberté, viens habiter ce temple.

Sois la déesse des Français  !

Pour aller plus loin  : Religion et Révolution.
La déchristianisation de l’an II, de Michel Vovelle (Hachette, 1976)  ; la Civilisation et la Révolution française, d’Albert Soboul (Arthaud, 1982)  ; la Révolution culturelle de l’an II, de Serge Bianchi (Aubier-Floréal, 1982)  ; 
Une histoire de la Révolution française, d’Éric Hazan
(La Fabrique éditions, 2012).


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message