De la psychanalyse dans la révolution citoyenne, en France

lundi 7 mai 2012.
 

Lille, la Bastille, Grigny, le Bataclan, Toulouse, Marseille… au fil de ces meetings, quelque chose de géant apparaît dans toute sa puissance et consistance, dont très peu pouvaient envisager la possibilité. « Le fleuve est sorti de son lit » et nous voyons bien qu’il n’est pas près d’aller se coucher.

Au Prado à Marseille, le discours commence sous l’égide de la scène primitive de la ville. Sur le même sable où, dit-on, Gyptis, femme de la tribu salyenne locale, et Protis le Grec se sont épousés. La vérité mythique ainsi dite à Marseille est que, au plus loin que l’on creuse dans l’histoire du monde humain, l’empathie, la conscience de l’autre comme métaphore de soi, nous embellit et nous grandit.

Mais ceux de la Belle de Mai, de Belsunce, de la Joliette, de la Blancarde, de la Pointe -Rouge, de la Pomme, de l’Estaque, ceux d’Aix, ceux d’Aubagne, ceux de Berre, ceux de La Ciotat, ceux de Martigues, ceux de Carpentras, ceux d’Avignon, et ceux de Tunis, d’Alger, de Barcelone, de Constantine et tous les autres qui ont suivi les discours sur place ou autrement n’auront pas seulement partagé là un moment de ferveur intellectuelle. L’événement de ces meetings en lui-même a créé quelque chose d’irréversible  : une nouvelle conscience politique pointe, qui est soutenue par ce que nous appelons une resymbolisation.

Encore la Grèce antique. Le terme symbole vient en effet du grec, et il est composé de deux mots accolés, à savoir « ballo » qui, comme au football, signifie quelque chose que l’on envoie au loin dans la dispersion, et « sun » qui signifie au contraire la reprise de cet ensemble de dispersés, par delà les coupures de leur histoire commune. Le symbole est donc un objet-mémoire qui permet la reprise du cours d’une histoire. Beaucoup de mythes grecs, comme celui d’Œdipe, sont fondés sur des retrouvailles agies par les dieux manipulant l’outil symbolique. Et l’entre-deux, entre absence et éventuelles retrouvailles, c’est le temps de l’indécision. « Où on était passés  ? Où on était disparus tout ce temps  ? On se manquait  ! On s’espérait  ! On s’est retrouvés  ! » dit Jean-Luc Mélenchon en commençant le discours de la Bastille.

Et alors, comme pour une pensée matérialiste, ce ne sont pas les dieux qui font les destins, il nous appartient d’ouvrir la possibilité démocratique que le peuple change tout seul des symboles. Ce n’est pas là un programme de terreur. Il n’engage que la conscience d’un possible. Mais alors, la nommer crée la chose. Ainsi, dès que Marx et Engels ont couché sur le papier la première phrase du Manifeste du Parti communiste (« Un spectre hante l’Europe, le spectre du communisme »), le spectre en question a fait ses valises. Ou plutôt, le spectre a pris un visage et un corps pour la création d’un nouvel ensemble de matière symbolique avec lequel des humains ont la possibilité de changer le cours de l’histoire. Et l’être qu’il est devenu peut alors prétendre damer le pion aux grands de ce monde.

C’était exactement le propos du conte l’Autre Joueur, inventé par le sous-commandant Marcos au lendemain de la Marche de la couleur de la terre de 2001 qui, au long de 4 000 kilomètres, alla porter la parole indigène jusqu’au centre symbolique de la nation mexicaine.

C’est là que nous avons inventé le concept de resymbolisation. Psychanalystes, psychiatres, anthropologues cliniciens, nous avons trouvé là l’énergie pour imaginer une autre pratique de la 
psychanalyse, moins bourgeoise et individualisante, et plus tournée vers les souffrances sociales et les névroses de la marchandisation.

Plus tard, au sein de la rébellion zapatiste, nous avons appris l’usage de l’arme de la dignité. Puis, toujours au Chiapas, un concours de circonstances, le croisement d’une commission des droits humains avec un crime d’État dévoilé par notre expertise entraîna une cascade d’événements secondaires imprévus qui ont entamé pour un temps le système de l’injustice. Alors il apparut que, derrière un acte initial, une quantité d’autres actes invisibles et même inimaginables attendaient leur heure. Et ce fut la problématique du renversement.

Plus près de chez nous, nous avons accompagné le journaliste et réalisateur de films documentaires Marcel Trillat, pour un film dans la filature d’Hellemmes qui allait s’appeler 300 Jours de colère (VLR Productions, 2002). Marcel Trillat a partagé pendant dix mois le quotidien de grévistes qui luttaient pour l’obtention d’un réel plan social après la fermeture de leur usine, filiale du groupe Mossley Badin. Seule arme des salariés (en plus de la présence de France 2), un trésor de guerre de 700 tonnes de fil qu’ils menacent de détruire à la moindre alerte.

La lutte fut exemplaire et le film est un grand film, sensible et pédagogique, qui emmène le spectateur jusqu’en Turquie pour y découvrir en particulier la source miraculeuse où une fausse usine pouvait se transformer en lessiveuse d’argent. Et là, comme dans le cas précédent, il s’en est fallu d’un rien pour que toute cette histoire ait jamais existé. Le premier acte, cadenasser l’usine et rassembler le « trésor de guerre », aurait très bien pu ne pas être pensé ou il aurait pu échouer. Alors cet acte aurait pu végéter dans les rêves des salariés. Toute la question, tant dans la clinique du sujet singulier dont nous ne donnerons pas d’exemple ici, que dans l’acte politique émancipateur, est de passer de la lourde frivolité du spectre à la légère densité du symbole dans la cité. C’est la vitalité des humains qui y conduit. Car, non seulement les humains sont doués pour produire des symboles, mais le symbole est la pâte première qui fait d’un homme, un humain (2).

Par Bernard Doray, psychiatre, anthropologue clinicien, et Concepcion Doray, psychanalyste, anthropologue clinicienne (1). Tribune dans L’Humanité.


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