La tornade Tsipras

dimanche 15 février 2015.
 

Si l’Europe est devenue le nom de l’austérité, et sa réalité, que peut faire un gouvernement de gauche en Europe ? Et, si le centre a défailli, est-ce qu’un parti de gauche peut représenter l’aspiration et la mobilisation populaire en réalisant son ambition majoritaire ? Deux questions qui réclament une réponse à court terme. Pas le temps de reculer ni d’occasion de rectifier. C’est pourquoi on se demande : est-il prêt ?

Alexis Tsipras a brisé les tabous (un gouvernement de gauche impossible en Europe ?), les protocoles (la prestation de serment devant les autorités religieuses) et les traditions (le dress code ministériel). Ce n’est pas rien, mais sera-ce suffisant ? Déjà, ce n’est pas rien. C’est maintenant qu’arrive ce qu’on considère comme impossible : conduire une restructuration de la dette extérieure de la Grèce à une échelle telle qu’elle permette au pays d’inaugurer l’après-austérité et de retrouver le contrôle de l’économie pour créer de l’emploi. Y est-il préparé et a-t-il l’équipe pour le faire ?

Il n’y a pas de réponse à cette question, rien que des pronostics en fait. Jusqu’à maintenant, il a bénéficié de deux circonstances uniques et rien de tel ne devrait se reproduire. Il a trouvé en Merkel sa plus puissante alliée électorale, parce que le gouvernement allemand ne comprend pas l’imbécillité suprême de l’arrogance face à un peuple chez lequel il y a encore des vivants pour se rappeler l’ombre de la croix gammée sur le Parthénon. Pour chaque Grec, la blague d’un ministre allemand, « vendez vos îles », évoque l’écho d’un passé ténébreux, surtout quand il éprouve la violence contenue des règles berlinesques, telles que l’exclusion des chômeurs de l’accès au service de Santé, gratification spéciale du programme de la Troïka. De surcroît, Draghi a donné le coup de grâce à l’alliance entre la Nouvelle Démocratie et le PASOK en excluant la Grèce du « bazooka », le nouveau mécanisme de rachat de la dette par l’émission monétaire, si elle se soumettait pas à un nouveau programme. Les ennemis de Tsipras ont été ses alliés. Le second facteur, pas moins important, a été l’implosion du système politique et de son centre quand la bipolarisation s’est faite entre la gauche et la droite, et il a suffi de trois ans pour que cela se produise. Les adversaires de Tsipras ont disparu.

Tsipras hérite de cette situation vertigineuse deux problèmes majeurs, l’un et l’autre inédits dans notre monde, depuis au moins l’espace d’une génération. Si l’Europe est devenue le nom de l’austérité, et sa réalité, que peut faire un gouvernement de gauche en Europe ? Et, si le centre a défailli, est-ce qu’un parti de gauche peut représenter l’aspiration et la mobilisation populaire en réalisant son ambition majoritaire ? Deux questions qui réclament une réponse à court terme. Pas le temps de reculer ni d’occasion de rectifier. C’est pourquoi on se demande : est-il prêt ?

Une vie à chercher de nouvelles solutions

Alexis Tsipras, comme on le rappelle dans la biographie ébauchée dans ces pages, a commencé sa vie politique au mouvement des étudiants communistes. Ainsi, il a appris le b-a ba à Synapismos (Coalition de Gauche et de Progrès), une alliance éphémère entre les deux partis communistes et d’autres forces, qui plus tard fut abandonnée par le KKE (le parti dit de l’extérieur, du fait de ses attaches soviétiques). Le noyau de Synapismos s’est réduit au Parti Communiste dit de l’intérieur, qui avait rompu avec la tutelle lors de l’invasion de la Tchécoslovaquie, et qui s’était rapproché des positions eurocommunistes, mais avec une tonalité propre qu’il importe de comprendre car elle est la clé de son évolution postérieure. En rejetant l’héritage stalinien et en recherchant des solutions socialistes qui procèdent de la démocratie pluripartidaire et de l’anticapitalisme, Synapismos tournait la page d’un siècle où la Grèce, les Balkans et l’Europe Centrale étaient soumises à la Guerre Froide.

Tsipras a vécu cette période où Synapismos a été une promesse, qui est tombée de 13% (1989) et 10% (1990), avant la scission, jusqu’à 3,3%, le début de la modeste Coalition de la Gauche Radicale (Syriza) en 2004. Petite montée en 2007 (jusqu’à 5%) et léger recul en 2009 (4,5 %, c’est à ce moment que Tsipras fait son entrée au parlement).

Alexis a donc vécu l’enthousiasme de la représentation unitaire de la gauche et ensuite la désillusion de la scission. Et de nouveau un élan unificateur, mais au succès limité au début : au Bloco de Esquerda on connaît la légende d’un dirigeant du sommet qui, écoeuré par le mauvais résultat, s’est inscrit aussi au parti portugais pour faire partie des deux, redoutant qu’il faille un temps trop long de récupération en Grèce.

En tout cas, l’expérience politique de Tsipras a toujours été marquée par la recherche de convergences unitaires. De victoires en défaites, plus de défaites que de victoires, la recherche de l’unité. Aussi, quand Syriza a fait un bond vers la majorité et a accueilli les dissidents du PASOK et tant d’autres, lors de ces dernières années de bipolarisation, était-ce sa conception fondatrice qui se confirmait : inclusion et convergence sur une ligne politique irréductible sur ce qu’il considère comme essentiel, la restructuration de la dette. C’est ainsi que Tsipras en est arrivé au point actuel.

Il vaut la peine de souligner que cette tradition contraste diamétralement avec celle d’une grande partie de la gauche. Peut-être un souvenir l’illustrera de la meilleur manière : quand en 2009 Alexis Tsipras a visité Lisbonne et a participé à la manifestation du 25 Avril sur l’Avenida da Libertade, je l’ai présenté à Jerónimo de Sousa[1], qui se trouvait à mon côté au premier rang. Jerónimo l’a salué cordialement, comme on pouvait l’attendre. Mais le KKE a demandé des explications au Comité Central du PCP, quelque temps après, pour cet acte qu’il considérait comme indigne. Cette gauche grecque a son histoire.

Moment décisif

« Lula ou Chavez », dit le Financial Times, insinuant que la politique d’Alexis Tsipras ne peut être que réalisme capitulard ou démagogie. Pauvreté d’imagination, comme si la vie toute entière était l’éternelle répétition d’un jeu aux cartes truquées : la Grèce n’a pas de pétrole pour une politique distributive ou clientélaire, elle n’a pas non plus la dimension continentale qui conditionne les superpuissances, à commencer par la plus puissante de toutes, la finance. Et il reste à savoir s’il attend des facilités. Et, qu’il le veuille ou non, comment il répondra à la plus grande des menaces, celle que le Financial Times ignore en faisant des analogies avec la lointaine Amérique Latine : celle que constitue l’Union Européenne. Car c’est à Berlin que réside le problème — ce que les militants de Syriza ont enregistré poétiquement avec Leonard Cohen, « then we take Berlin… »[2]

Alors, prêt ?

Le programme du nouveau gouvernement vit et meurt avec sa proposition fondamentale, la restructuration de la dette. Mais il ne s’agit pas que de cela, ou c’est cela pour être plus : il tend vers un plan d’investissement et de création d’emploi, un allègement d’urgence pour des raisons humanitaires aux chômeurs, aux malades et aux personnes à qui l’on a coupé l’électricité et, plus perturbant pour la vieille Grèce, une réforme fiscale exigeant une forme de contrôle des mouvements de capitaux. Dit en jargon économique, si le problème de la dette extérieure n’est pas seulement la dette publique, alors il est nécessaire d’abattre la dépendance, en réduisant l’endettement et en réorganisant le système bancaire et aussi de relancer le système productif par l’investissement, et à court terme seul l’argent public est garanti. Tout doit être résolu : d’ici au mois d’août, la Grèce devrait amortir 6,7 milliards d’€uros à la BCE, et ses banques dépendent de la concession de liquidités par la banque européenne au jour le jour.

Pour être prêt à cette gestion à très court terme, unissant l’alliance politique qui le soutient, en évitant les perturbations et en réalisant cette promesse, le premier gouvernement qui, depuis le premier jour de la troïka, est vraiment grec, doit se concentrer sur l’essentiel. Il ne peut s’offrir le luxe de se distraire et il sait que les négociations avec l’Union et la BCE seront les plus difficiles de leur vie.

Beaucoup de ceux qui le soutiennent se sont sentis à cause de cela gênés par l’affirmation de Tsipras qu’il respecterait les traités européens, dés lors qu’il y aurait un abattement de la dette, parce qu’ils savent que ces traités ne sont pas viables. Cependant, il y a une explication à cette ligne : elle impute à Bruxelles et à Berlin toute la charge de la solution. Même si l’Europe se résume aujourd’hui à la loi de l’austérité, ce qui signifie qu’il n’y a pas de politique structurelle de gauche dans le cadre des restrictions de l’€uro et de la liberté de circulation des capitaux, la première décision, celle qui va déterminer l’avenir de la Grèce, est toujours le choix entre un nouveau programme de la troïka ou la réduction de la dette. À très court terme, ce qu’il faut à la Grèce, c’est une tornade et en même temps beaucoup de précision : et c’est ce qu’il a dit. Prêt, donc.

À long terme, ce sera plus difficile. L’Europe ne survivra pas à cette mort lente qu’elle a choisie et la Grèce ne pourra pas accepter ce chantage monstrueux. Néanmoins, si la politique byzantine n’a pas bonne réputation, il convient de rappeler que, dans le pays bucolique où a été inventée la première forme de démocratie, celle-ci a duré mille ans de plus que le plus grand empire de l’Antiquité, l’empire romain.

Francisco Louçã. Universitaire, militant du Bloco de Esquerda.

Traduction Jean josé Mesguen. Publié dans la revue « E » du 31 janvier de l’hebdomadaire Expresso.

Cet article a été écrit avant le "coup d’état" de la BCE survenu le 4 février...

[1] Secrétaire du Parti Communiste Portugais.

[2] La chanson de Leonard Cohen dit : First we take Manhattan, then we take Berlin, ce que nos camarades ont reformulé : First we take Athens, then we take Berlin, on prend d’abord Athènes, après on prend Berlin ! https://www.youtube.com/watch?v=JTT...


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