Loi sur le sport professionnel : défendre l’égalité

jeudi 25 novembre 2004.
 

Le Sénat examinait le 24 novembre 2004 une proposition de loi relative au sport professionnel. Soutenu par le gouvernement, ce texte exempte d’impôt sur le revenu et de cotisations sociales la part de salaires des sportifs liée à l’exploitation commerciale de l’image de leur équipe. Le texte soustrait également les clubs au paiement de la taxe sur les CDD alors qu’ils recourent massivement à cette forme de contrats. Au nom du groupe socialiste, j’ai insisté en séance sur cette mise en péril du principe d’égalité des citoyens devant les charges publiques. De quoi conclure à l’inconstitutionnalité du texte.

Intervention en séance

J’ai beaucoup entendu parler de l’intérêt à porter aux préoccupations des investisseurs et de la viabilité financière des clubs. J’ai été choqué que ne soient jamais mis en regard la viabilité financière de la sécurité sociale, qui va être mise à contribution, ni l’intérêt au moins égal du contribuable qui financera la totalité des mesures proposées !

Le sport est porteur dans notre imaginaire collectif des valeurs de mérite, d’effort, de talent, d’ascension individuelle. C’est également un spectacle : l’exemplarité de ses acteurs n’en est que plus grande. Il faut être d’autant plus exigeant, demander des comportements conformes aux valeurs qui font le lien de notre patrie républicaine. Ce texte heurte le principe de l’égalité devant les charges publiques, fondement de notre solidarité nationale et de notre vivre ensemble, proclamé dès l’article 13 de la déclaration de 1789 : « La contribution publique doit être également répartie entre tous les citoyens en raison de leurs facultés ». Qui gagne plus contribue plus : c’est une règle élémentaire de morale civique ! L’article premier du texte soustrait la part de rémunération des sportifs correspondant à l’exploitation commerciale de l’image de leur équipe à la fois à l’impôt sur le revenu et aux cotisations sociales de sécurité sociale. L’article 3 exonère les clubs sportifs de la taxe de 1 % sur les C.D.D. Dans les deux cas, la rupture de l’égalité devant les charges publiques est manifeste. Lorsque le gouvernement Juppé avait présenté la même proposition en 1997, le Conseil d’État avait conclu à son inconstitutionnalité. Rien n’a changé depuis. Le gouvernement ne s’est d’ailleurs pas hasardé à présenter lui-même ce texte : il se serait heurté au même avis du juge.

Pour être acceptables, les ruptures d’égalité créées par des exonérations de charges doivent être justifiées soit par une différence objective de situation par rapport aux autres contribuables, soit par l’existence de motifs impérieux d’intérêt général.

La première condition est difficilement démontrable. Les revenus tirés de l’image de l’équipe font bien partie des rémunérations perçues par le sportif en tant que salarié de son club. Quant à la comparaison avec les artistes du spectacle, elle n’est guère plus pertinente. On ne peut pas mettre sur le même plan un match et une création artistique ! Vous ne me ferez jamais considérer une pièce de théâtre comme l’équivalent d’une marque sur un paquet de cacahuètes ! Les droits de retransmission des matchs comme les revenus tirés des publicités sont indissociables de la mise en œuvre du contrat de travail. Rien à voir avec les droits dérivés des artistes du spectacle qui ont un caractère moral et patrimonial lié au droit de la propriété intellectuelle. Il n’existe pas non plus de motif impérieux d’intérêt général. Non pas que la promotion des sportifs et l’attractivité des clubs français ne relèvent pas de l’intérêt général. Mais elles devraient être poursuivies par d’autres moyens que l’exonération fiscale. Comment justifier l’intérêt général d’une inégalité qui augmente les revenus des sportifs déjà les plus fortunés, qui se double d’une perte considérable de ressources pour la sécurité sociale, en faveur de grands consommateurs de prestations d’assurance maladie ? La rupture d’égalité entraînée par l’article 3 est tout aussi injustifiable. Pourquoi les clubs sportifs ne paieraient-ils pas la taxe sur les C.D.D. alors qu’ils affectionnent particulièrement ces formes de contrat ? L’argument selon lequel ils n’auraient que marginalement recours aux congés de formation financés par cette taxe n’est pas recevable. Depuis quand n’accepte- t-on de payer un prélèvement obligatoire que lorsque l’on a recours à la prestation qu’il finance ?

La violation du principe constitutionnel d’égalité met aussi en cause les fondements mêmes de notre esprit public.

La mesure va-t-elle profiter également à tous les sportifs d’équipe ? Non, puisque l’essentiel des revenus issus de l’image des équipes est concentré sur les clubs les plus fortunés, singulièrement de football. Plus grave : les sportifs d’équipes dont les salaires sont nettement moins élevés que ceux du football par exemple, le rugby ou le basket, n’ont pas forcément intérêt à voir restreindre la base salariale sur laquelle ils cotisent, notamment pour le calcul de leur future retraite.

Nos sportifs professionnels sont-ils aujourd’hui les laissés pour compte de la solidarité nationale ? Les joueurs français sont-ils si nombreux à s’expatrier vers l’étranger et les paradis fiscaux ? Dans cette hypothèse, ils ne peuvent se prévaloir de leurs turpitudes pour exiger des changements législatifs. Les joueurs français les mieux payés n’oublient pas de revenir en France pour se faire soigner. Le secteur du sport professionnel est ainsi un important bénéficiaire de la solidarité nationale en matière d’assurance maladie et d’accidents du travail. En 2000, on y enregistrait un taux de sinistres de 750 pour 1 000 contre 44 pour 1 000 pour l’ensemble de la société. Les sportifs bénéficient également d’indemnités journalières considérables. Avec la mesure proposée, la sécurité sociale perdrait entre 60 et 130 millions d’euros de recettes, mais les risques et les coûts resteraient à la charge des autres cotisants ! Une logique insoutenable et moralement insupportable à l’heure du creusement du déficit de l’assurance maladie dont vous parlez tant !

Est-il moral et exemplaire pour notre jeunesse de donner encore plus à ceux qui ont déjà le plus ? Adulés et idéalisés, les meilleurs sportifs reçoivent des revenus considérables. Le salaire mensuel moyen des footballeurs professionnels a doublé depuis 1998, pour atteindre trente mille euros. Zinedine Zidane gagne en un mois à Madrid ce qu’un smicard gagnerait en 55 ans ! À vingt ans, Djibril Cissé gagnait 80 000 euros par mois à Auxerre ! Leur mérite n’est pas en cause, même si on peut trouver que c’est beaucoup par rapport aux efforts demandés aux autres. Mais quel message le législateur adresserait-il à la société et à la jeunesse s’il les dispensait de payer des impôts ? Vanter l’argent facile sans contrepartie pour la collectivité est-ce la langue de la République ? Ce serait à mille lieues de l’esprit d’équipe que nous voulons encourager par le sport !

Doit-on accepter d’entrer dans la logique du dumping fiscal et social - que nous condamnons par ailleurs - sachant la guerre économique que se livrent les clubs européens pour attirer les joueurs ? Devons-nous imiter les États qui tolèrent d’énormes impayés fiscaux ? La dette fiscale des clubs italiens atteint 500 millions d’euros, l’ensemble du football transalpin enregistre un déficit de deux milliards d’euros, pour un chiffre d’affaires de 1,4 milliard d’euros ! Ce serait inconcevable pour n’importe quelle entreprise ! Dans la course au profit, à la mauvaise gestion et au gaspillage d’argent public, le marché européen du sport peut nous emmener loin ! Rien ne servirait d’entrer dans cette spirale : nos voisins auront tôt fait d’inventer de nouveaux privilèges pour leurs clubs ! Harmonisons plutôt les dispositions fiscales et sociales européennes !

Vous aurez compris mon esprit. Je ne suis en rien opposé à la pratique du sport, amateur comme professionnel. Mais je suis de ceux que choque la masse d’argent en jeu. Je n’aime pas l’idée que des raccourcis dans la vie, dispenseraient de faire des efforts. Je suis un pédagogue. Je suis issu des mêmes milieux, parfois de la même rive que bien des jeunes sportifs, je sais que déjà à Rome on débattait pour savoir s’il était juste que les gladiateurs gagnent plus que les juristes - et je suis persuadé que si, dans les fédérations, j’expliquais aux jeunes que cette loi exonérera les sportifs qui gagnent le plus, au détriment de ceux qui gagnent leur maigre salaire à la force des bras, je suis certain que ces jeunes me donneraient raison, contre ce texte ! ( Applaudissements à gauche. Exclamations dubitatives à droite.)


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