Repenser le développement pour repenser la solidarité internationale Douze pistes de réflexion

samedi 3 août 2019.
 

Il devient urgent de repenser la solidarité internationale confrontée à la montée des idéologies racistes, xénophobes, sécuritaires. Dans cette perspective, il est nécessaire de revenir sur le développement qui s’est dégagé comme une référence de l’évolution des sociétés, sur les inégalités entre les sociétés et sur le système international. Ce texte propose douze pistes dans le but de repenser le développement pour réinventer la solidarité internationale.

1. S’interroger sur la notion et sur le concept de développement

Le mot développement dans ses significations récentes concernant l’évolution des sociétés est d’utilisation assez récente. Il y a cinquante ans, ce mot pratiquement inconnu devient un lieu commun et est considéré comme un concept fondamental qui se dégage de la théorie économique pour signifier la transformation et l’évolution des sociétés.

Son utilisation actuelle se diffuse à partir de 1950, autour de la question du sous-développement et s’impose à partir de la fin des années 1960 sur l’ensemble des mutations de sociétés. Le débat partage les différentes écoles qui proposent différentes théories du développement. Il suscite aussi des approches critiques. Il est mis en cause par une critique plus fondamentale, celle de la fin du développement.

2. Remettre en cause la conception dominante du développement, celle du rattrapage

Après la rupture de la décolonisation, une conception dominante du développement s’impose, celle du rattrapage. Le développement, défini comme le complément du sous-développement, implique qu’il n’y a qu’une seule démarche possible de développement de chaque société, celle de la croissance productiviste, qu’il faut donc adopter, sinon imposer. Cette démarche du développement devient la référence des institutions internationales, notamment la Banque Mondiale et le FMI. Cette conception s’impose d’autant que la vulgate marxiste et le modèle soviétique affichent une proposition, elle aussi linéaire. Cette vision est contestée par de nombreux courants marxistes. Le développement est approprié par les nouveaux Etats issus des indépendances. Les pays non alignés font adopter la déclaration sur le droit au développement en 1986. Le débat sur le développement partage le mouvement de solidarité internationale.

3. Prendre la mesure du néolibéralisme et de l’ajustement structurel

Une nouvelle conception du développement va devenir dominante à la fin des années 1970.

Le modèle néolibéral est d’abord imposé, à travers la crise de la dette, aux pays du Sud, avant d’être adapté et généralisé à toutes les sociétés. À partir de 1977 le recours aux institutions financières internationales devient un passage obligé pour le financement du développement.

Le modèle mis en place, celui de l’ajustement structurel, impose une nouvelle pensée du développement. La logique dominante est celle du marché mondial des capitaux. Le néolibéralisme a réussi à s’imposer en mettant en avant la nécessité de réduire les déséquilibres structurels. Le nouveau modèle monétariste, celui de la dictature du marché, remet en cause le modèle keynésien et le modèle des indépendances nationales. C’est aussi l’affirmation que la croissance est la condition du progrès et de la modernité et que cette croissance passe par l’expansion du marché mondial et la liberté donnée aux entreprises multinationales.

4. Resituer l’altermondialisme comme une réponse au néolibéralisme

Le mouvement altermondialiste est le mouvement anti-systémique du néolibéralisme considéré comme une phase de la mondialisation capitaliste. De 1980 à 1989, la première phase de l’altermondialisme est portée par les luttes contre la dette, les famines et l’ajustement structurel. Elle est surtout menée dans les pays du Sud. De 1989 à 1999, le mouvement altermondialiste développe la contestation des institutions internationales et de la mondialisation. En juillet 1996, le mouvement zapatiste organise la « rencontre intercontinentale pour l’humanité et contre le néolibéralisme ». En 1999, à Seattle, le mouvement de contestation apparaît en pleine lumière sur la scène publique internationale à l’occasion de la Conférence de l’OMC (Organisation Mondiale du Commerce).

A partir de 2000 et surtout jusqu’à 2008, le mouvement altermondialiste est caractérisé par le processus des forums sociaux. Après Seattle, le mouvement décide de se réunir sur ses propres valeurs pour discuter des résistances et des alternatives. Il se réunit à Porto Alegre en 2001 et 2002, et crée le Forum Social Mondial en contrepoint du Forum économique mondial qui se réunit à Davos.

5. Prendre conscience du changement de paradigme engendré par l’écologie

A partir de 2008, la crise financière montre les limites de la mondialisation néolibérale. Le débat sur le développement va changer de nature avec l’irruption de l’écologie et la prise de conscience d’une révolution philosophique qui remet en cause les rapports entre l’espèce humaine et la Nature. Le questionnement sur la question de l’écologie n’est pas nouveau ; dès 1960, le Club de Rome avait soulevé la question de l’environnement.

L’activité humaine est la cause du changement climatique. La destruction des écosystèmes, la limitation de la biodiversité, le changement climatique ont mis en danger l’écosystème planétaire. La prise de conscience de l’urgence a été renforcée par l’engagement de la communauté scientifique en alliance avec les mouvements d’urgence climatique. Le système mondial est entré en contradiction avec l’écosystème planétaire, et c’est la première fois dans l’histoire de l’Humanité. Il s’agit en fait d’un changement de paradigme, d’une nouvelle manière de penser l’évolution du monde.

6. Partir de l’analyse de la situation actuelle pour identifier les défis

A partir de 2008, une nouvelle séquence va s’enclencher. Dès 2011, les réponses des peuples à la crise du capitalisme se déclinent sous la forme des insurrections populaires. A partir de 2013, les politiques dominantes, d’austérité et d’ajustement structurel, sont réaffirmées. Dès 2013, commencent les contre-révolutions avec la montée des idéologies racistes, sécuritaires, xénophobes. Les mouvements sociaux et citoyens se retrouvent en position défensive. Mais, dans le moyen terme, rien n’est joué.

Les périodes révolutionnaires sont généralement brèves et souvent suivies de contre- révolutions violentes et beaucoup plus longues, mais, les contre-révolutions n’annulent pas les révolutions. Nous pouvons identifier cinq mutations en cours, des révolutions inachevées dont nous percevons déjà les premiers bouleversements. La révolution des droits des femmes ; la révolution des droits des peuples, la deuxième phase de la décolonisation ; la prise de conscience écologique ; le numérique et les biotechnologies ; le bouleversement du peuplement de la planète et notamment les migrations et la scolarisation.

A partir des contradictions révélées par la situation actuelle, on peut proposer une liste des thèmes que devra prendre en compte l’invention d’une nouvelle pensée du développement.

7. Approfondir la réflexion sur le changement des sociétés

La pensée du développement se présente comme la référence pour comprendre et agir sur l’évolution des sociétés. L’attention a porté sur la transition qui caractérise des périodes longues et contradictoires de passage d’une société à une autre. La transition n’annule pas du tout le rôle des révolutions, des moments d’affrontements et d’invention qui marquent l’évolution et les rapports de forces et dans lesquels s’imposent les idées nouvelles et se définissent les nouveaux rapports sociaux. Un exemple de ce type de transition caractérise le passage du féodalisme au capitalisme maîtrisé par la bourgeoisie en moins de quelques siècles. C’est cet exemple qui sert de référence quand on s’interroge sur les sorties du capitalisme. Car le capitalisme ne résume pas l’Histoire, il a eu un début, il aura une fin et elle n’est pas écrite.

Pour caractériser la transition engagée, on peut mettre en avant la proposition d’une transition sociale, écologique, démocratique et géopolitique. L’enjeu est de s’engager dans une transition vers plus d’émancipation. Il s’agit pour cela d’articuler quatre formes d’engagement : les luttes et les mobilisations ; l’élaboration et la réflexion théorique ; la lutte contre l’hégémonie culturelle par la confrontation des idées et le débat public intellectuel, scientifique, artistique ; la mise en œuvre d’alternatives concrètes à la logique dominante.

8. Se situer dans une perspective stratégique

Une perspective stratégique se définit dans l’articulation entre le court terme et le long terme, entre l’urgence et l’alternative. Il faut inscrire la réponse à l’urgence dans la définition et la réponse à une alternative radicale, une alternative qui s’attaque à la racine.

La stratégie est souvent confondue avec la prise du pouvoir d’Etat. La définition de la stratégie a été résumée à « il faut créer un parti, pour conquérir l’Etat, et pour changer la société ». Cette stratégie est aujourd’hui interrogée. La discussion sur l’Etat qui avait été au centre de la 1re internationale est à approfondir.

Les partis n’ont pas perdu leur rôle et leur nécessité, mais ils n’ont plus le monopole du politique. L’émergence des mouvements sociaux et citoyens change profondément la nature du politique. Nous proposons de mettre l’accent sur les stratégies des mouvements et de porter une attention particulière à la dimension internationale de ces stratégies.

9. S’attaquer à l’urgence en renforçant les résistances

L’urgence s’exprime dans le refus de la pauvreté, des inégalités, des exclusions, des discriminations, des répressions, des guerres. Elle est portée par les mobilisations, par les luttes sociales et citoyennes. Après la crise financière de 2008, le Forum social mondial de Belém, en 2009, a réaffirmé un programme d’urgence avec des propositions immédiates. L’hypothèse d’un changement de politique a été rejetée et combattue par les cercles dirigeants. Pour eux, la crise financière de 2008 est un accident, déjà largement corrigé à partir d’un renforcement des politiques d’austérité.

Le Secrétaire général des Nations Unies, a mis en place une commission pour réagir à la situation. Elle a proposé un programme qu’on a appelé le « Green new deal ». On y retrouve plusieurs des mesures préconisées dans les mesures d’urgence proposées au Forum de Belém. Ces propositions adoptées n’ont pas été appliquées et n’ont pas empêché le durcissement du néolibéralisme. Le débat n’est pas clos pour autant. Il est probable que le débat sur le développement va s’organiser autour du programme du « Green New Deal » comme proposition par rapport au modèle dominant néolibéral. L’urgence est de renforcer les résistances à toutes les échelles locales, nationales et mondiales.

10. Rendre visible les alternatives, les nouveaux projets de société

La réponse à l’urgence ne suffit pas pour définir une nouvelle pensée du développement. Il faut pour ouvrir des perspectives et définir des alternatives. Au FSM de Belém, en 2009, un ensemble de mouvements sociaux et citoyens a proposé un projet alternatif, celui de la transition sociale, écologique, démocratique, y compris politique et géopolitique. Cette transition s’appuie sur de nouvelles notions et de nouveaux concepts : les communs, la propriété sociale, le buen vivir, la pachamama ou la Terre-Mère, la démocratisation radicale de la démocratie, …

Le débat ne porte pas sur la nécessité d’une alternative mais sur la nature de cette alternative. Dans tous les cas, il y aura une transition écologique, sociale, démocratique et géopolitique. La question est de savoir comment elle peut être plus juste. Quelles sont donc les éléments qui permettront d’en juger et de préparer une alternative d’émancipation. Les mouvements font progresser l’élaboration d’un projet et un récit d’émancipation. C’est une étape dans la lutte contre l’hégémonie culturelle aujourd’hui dominante.

11. Lutter contre l’hégémonie culturelle qui cherche à imposer un monde inégal

A partir de 2013, la situation internationale et dans un très grand nombre de pays est marquée par la montée des idéologies racistes, sécuritaires et xénophobes. Elle se traduit par une double offensive : contre les migrants et par la criminalisation des mouvements sociaux et citoyens. Les travaux sur les inégalités mondiales permettent de comprendre l’évolution autoritaire et violente du néolibéralisme : en perdant l’alliance avec les classes moyennes et certaines couches populaires, après la crise de 2008, il tourne le dos à une option démocratique, même relative ; il s’engage dans une version austéritaire, mêlant l’austérité à l’autoritarisme et développe une violence d’Etat agressive. Par rapport aux urgences et aux dangers des remontées totalitaires qui occupent l’espace philosophique et politique, l’alliance entre les humanistes et les alternatifs radicaux est essentielle. Elle nécessite un renouvellement et une réinvention de l’humanisme, au sens d’une philosophie qui vise à l’épanouissement de la personne humaine et au respect de sa dignité.

L’extrême droite a commencé dès la fin des années 1970 son offensive contre l’égalité. Cette offensive a ciblé les libertés ne défendant que la liberté des entreprises et a combattu le droit international dans sa référence à la Déclaration universelle des droits humains. On retrouve ainsi les explications de Gramsci sur l’importance de l’hégémonie culturelle. Dans cette bataille culturelle, la définition d’un projet, porteur d’une alternative d’émancipation, est essentiel.

12. Repenser le développement des sociétés et réinventer la solidarité internationale

La solidarité internationale est interpellée par cette nouvelle situation. La solidarité internationale se décline comme une valeur, une stratégie, des pratiques et un mouvement.

En tant que valeur, la solidarité internationale est la dimension internationale de la solidarité. La solidarité traduit le lien entre des personnes qui se considèrent comme liées par leur appartenance commune à une communauté ou un territoire. En cela, la solidarité internationale renforce et complète la solidarité en élargissant la communauté à l’Humanité et le territoire à la planète. Elle est souvent perçue comme le complément de la liberté et de l’égalité.

Les pratiques de solidarité ont résisté à la marchandisation, la privatisation et l’étatisation. Elles sont à la base des propositions telles que les communs et la propriété sociale. La solidarité internationale a mis en avant des pratiques spécifiques notamment avec le partenariat. Le pari est de construire des relations d’égalité alors que les situations sont profondément inégales et marquées par des rapports de domination.

La solidarité internationale est un mouvement inscrit dans l’ensemble des mouvements sociaux et citoyens. La solidarité est constitutive de tous les mouvements sociaux et citoyens. Et c’est tout naturellement que se construisent les réseaux internationaux de familles de mouvements confrontés à la mondialisation néolibérale. L’altermondialisme est né de la convergence des mouvements sociaux et citoyens et des réseaux internationaux de mouvements.

Des changements culturels considérables sont à l’œuvre qui vont marquer le mouvement de solidarité internationale. Particulièrement, les nouvelles formes générationnelles d’engagement et les changements dans le rapport individuel/collectif. La nouvelle phase de l’altermondialisme sera définie et construite à partir des stratégies des mouvements sociaux et citoyens et de leurs réseaux internationaux. Repenser le développement, c’est redéfinir les stratégies de changement social. Le mouvement social de solidarité international rappelle que la transformation de chaque société ne peut pas être envisagée en dehors du changement du monde.

Gus Massiah, CRID, mai 2019


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