Révolution russe d’Octobre 1905 (18 octobre Grève générale et première constitution du pays) 5

samedi 4 octobre 2008.
 

La grève ne se borne plus aux chemins de fer. Elle tend à devenir générale.

Après avoir déchargé les locomotives et plongé les gares dans l’obscurité, elle se rend, avec la foule des cheminots, dans les villes, elle arrête le tramway, elle prend à la bride le cheval du cocher et fait descendre le client, elle ferme les magasins, les restaurants, les cafés, les estaminets et s’approche hardiment des portes de la fabrique. On l’attendait. Le sifflet d’alarme retentit, le travail cesse, la foule augmente aussitôt dans la rue. Elle va plus loin et porte déjà le drapeau rouge. Il est dit sur ce drapeau qu’elle demande une assemblée constituante et la république, qu’elle lutte pour le socialisme. Elle passe devant la rédaction d’un journal réactionnaire. Elle considère avec aversion ce foyer d’épidémie idéologique et, si elle trouve une pierre sur son chemin, elle la lance contre la fenêtre. La presse libérale, qui s’imagine servir le peuple, envoie vers la foule une députation, promettant d’apporter la " réconciliation " en ces terribles journées et demandant pardon et merci. Cette démarche est laissée sans réponse. Dans les imprimeries, on range les casses, les compositeurs descendent dans la rue. Les comptoirs, les banques se ferment… La grève règne en maîtresse.

Le 10 octobre, la grève politique générale commence à Moscou, à Kharkov et à Reval. Le 11, à Smolensk, Kozlov, Ekaterinoslav et Lodz. Le 12, à Koursk, Belgorod, Samara, Saratov et Poltava. Le 13, à Pétersbourg, Orcha, Minsk, Krementchoug, Simferopol. Le 14, à Gomel, Kalisz, Rostov sur-le Don, Tiflis, Irkoutsk. Le 15, à Vilna, Odessa, Batoum. Le 16 à Orenbourg. Le 17, à Derpt, Vitebsk, Tomsk. La grève s’étend encore à Riga, Libau, Varsovie, Plotsk, Belostok, Kovno, Dvinsk, Pskov, Poltava, Nicolaev, Marioupol, Kazan, Czenstochowo, Zlatooust, etc. Partout, la vie industrielle s’arrête, de même qu’en beaucoup d’endroits le mouvement commercial. Les établissements d’enseignement se ferment. A la grève du prolétariat se joignent les " unions " des intellectuels. En de nombreux cas, les jurés se refusent à juger, les avocats à plaider, les médecins à traiter leurs malades. Les juges de paix ferment leurs salles d’audience.

VI

La grève organise de grandioses meetings. L’animation intense des masses et l’affolement du pouvoir grandissent parallèlement, s’entretiennent mutuellement. Les rues et les places sont couvertes de patrouilles à pied et à cheval. Les cosaques se font les provocateurs du désordre : ils se jettent sur la foule, lancent des coups de fouets, frappent du sabre et, embusqués, tirent sans avertissement.

Alors la grève démontre, partout où elle le peut, qu’elle ne consiste pas simplement dans une interruption du travail pour attendre les événements, qu’elle n’est pas une passive protestation des bras croisés. Elle se défend, et, de la défensive, passe à l’offensive.

Dans plusieurs villes du Midi, elle élève des barricades, fait main basse sur les magasins des armuriers, s’arme et fournit une résistance sinon victorieuse, du moins héroïque.

A Kharkov, le 10 octobre, après un meeting, la foule s’empare d’un magasin d’armes. Le 11, près de l’université, les ouvriers et les étudiants dressent des barricades. On couche des poteaux télégraphiques en travers des rues ; on y ajoute des battants de fer provenant de portes cochères, des volets, des grilles, des caisses d’emballage, des planches et des poutres, le tout maintenu par du fil de fer. Plusieurs barricades sont assujetties sur une base de pierre ; par dessus les poutres, on jette de lourdes dalles arrachées au trottoir. Vers une heure de l’après midi, grâce à cette simple mais noble architecture, on a élevé dix barricades. On a également obstrué les fenêtres et les entrées de l’université. Le quartier est déclaré en état de siège... Les pouvoirs en cet endroit sont confiés à un certain général lieutenant Maou, dont la bravoure ne fait aucun doute. Cependant le gouverneur cherche à parlementer. Par l’intermédiaire de la bourgeoisie libérale, on élabore les conditions d’une honorable capitulation. La milice qui est organisée est saluée par les applaudissements enthousiastes des citoyens. Elle rétablit l’ordre. Mais Pétersbourg exige que l’ordre soit écrasé par la force. La milice, à peine constituée, est dispersée ; la ville se trouve de nouveau au pouvoir des voyous à pied et à cheval.

A Ekaterinoslav, le 11 octobre, les cosaques, traîtreusement, ouvrent le feu sur une foule pacifique ; aussitôt, on dresse les premières barricades. Il y en aura six. La plus grande, la " mère-barricade ", se trouve sur la place de Briansk. Des véhicules, des rails, des poteaux, une multitude de menus objets, tout ce que la révolution, suivant l’expression de Victor Hugo, peut jeter à la tête de l’ancien régime, sert à la construction. Le squelette même de la barricade est recouvert d’une épaisse couche de terre. Des fossés sont creusés sur les côtés et des barrières de fil de fer disposées devant eux. Dès le matin, plusieurs centaines d’hommes se trouvent sur chaque barricade. Le premier assaut donné par les troupes échoue ; les soldats ne s’emparent du premier obstacle qu’à trois heures et demie. Au moment où ils avancent, deux bombes sont jetées du haut des toits, coup sur coup ; il y a des tués et des blessés parmi les soldats. Vers le soir, l’armée est maîtresse de toutes les barricades. Le 12, un calme de cimetière règne dans la ville. Les soldats nettoient leurs carabines et la révolution ensevelit ses morts.

Le 16 octobre est jour de barricades à Odessa. Dès le matin, dans les rues de la Transfiguration et de Richelieu, on renverse les wagons du tramway, on décroche les enseignes, on coupe les arbres, on entasse les bancs. Encerclées de fils barbelés, quatre barricades condamnent la rue dans toute sa largeur. Elles sont prises par les soldats après un combat et balayées par les garçons de cour.

Dans beaucoup d’autres villes, il y eut des échauffourées entre la foule et les troupes, on tenta de construire des barricades. Mais, dans leur ensemble, les journées d’octobre ne furent qu’une grève politique, une grande manœuvre pour la révolution, une revue simultanée de toutes les forces ; ce ne fut pas une véritable insurrection.

VII

Et cependant l’absolutisme céda. La terrible surexcitation qui se fit sentir dans tout le pays, l’effarement que trahissaient les rapports venus de la province et dont la profusion était écrasante par elle même, l’incertitude absolue au sujet du lendemain, tout cela produisit une incroyable panique dans les rangs du gouvernement. Il ne pouvait compter d’une façon absolument certaine sur l’armée : des soldats se montraient dans les meetings ; des officiers prenaient la parole pour affirmer que le tiers de l’armée était " avec le peuple ". La grève des chemins de fer créait d’ailleurs des obstacles insurmontables pour la répression militaire. Et, enfin, il fallait songer à la Bourse européenne. Celle ci avait compris qu’en face d’elle, c’était bien la révolution et elle déclarait qu’elle ne voulait pas la tolérer davantage. Elle exigeait l’ordre et des garanties constitutionnelles.

Ayant ainsi perdu la tête, à bout de souffle, l’absolutisme accorda des concessions. Le manifeste du 17 octobre fut promulgué. Le comte Witte devint premier ministre et cela – qu’il essaye donc de nous démentir ! – grâce à la victoire de la grève révolutionnaire, ou, plus précisément, grâce à l’insuffisance de cette victoire. Dans la nuit du 17 au 18, le peuple arpentait les rues avec des drapeaux rouges, réclamait l’amnistie, chantait " Mémoire éternelle [3]... " aux endroits de la ville où avaient eu lieu les massacres de janvier et criait " anathème " sous les fenêtres de Pobiedonostsev et du Novoïé Vrémia... Dans la matinée du 18 eut lieu la première tuerie de l’ère constitutionnelle.

L’ennemi n’était pas écrasé. Il avait seulement battu en retraite pour un temps, devant la manifestation soudaine d’une force imprévue. La grève d’octobre montra que la révolution pouvait désormais soulever au même moment toutes les villes de Russie. Ce pas en avant était immense, et les réactionnaires au pouvoir montrèrent qu’ils en comprenaient l’importance lorsqu’ils répondirent à l’essai d’octobre par le manifeste d’une part, et, de l’autre, par la convocation de tous leurs cadres pour organiser la terreur noire.

VIII

Il y a dix ans [4], Plekhanov déclarait au congrès socialiste de Londres : " Le mouvement révolutionnaire russe triomphera en tant que mouvement ouvrier, ou bien ne triomphera pas du tout. "

Le 7 janvier 1905, Strouvé écrivait : " Il n’y a pas de peuple révolutionnaire en Russie. "

Le 17 octobre, le gouvernement autocratique contresigna la première victoire sérieuse de la révolution, et cette victoire avait été remportée par le prolétariat. Plekhanov avait raison : le mouvement révolutionnaire avait triomphé en tant que mouvement ouvrier.

Il est vrai que la grève ouvrière d’octobre eut lieu non seulement avec l’aide matérielle de la bourgeoisie, mais avec son appui, en raison de la grève des professions libérales. Cela ne change pourtant rien à l’affaire. Une grève d’ingénieurs, d’avocats et de médecins ne pouvait avoir aucune importance par elle même. Elle accrût seulement à un très modeste degré la signification politique de la grève générale des travailleurs. En revanche, elle souligna l’hégémonie indiscutable, illimitée, du prolétariat dans la lutte révolutionnaire ; les professions libérales qui, après le 9 janvier, adoptèrent les mots d’ordre fondamentaux de la démocratie, préconisés par les ouvriers de Pétersbourg, se soumirent en octobre à la méthode de lutte qui constitue la force spécifique du prolétariat : elles déclarèrent la grève. Le groupe le plus révolutionnaire de tous les intellectuels, celui des étudiants, avait introduit depuis longtemps dans les universités le procédé de lutte par la grève, emprunté à l’industrie, et cela malgré les solennelles protestations de tout le professorat libéral. L’hégémonie révolutionnaire du prolétariat s’affirma ensuite par l’extension de la grève aux tribunaux, aux pharmacies, aux administrations des zemstvos et aux doumas municipales.

La grève d’octobre fut la démonstration de l’hégémonie prolétarienne dans la révolution bourgeoise, et, en même temps, de celle de l’hégémonie de la ville sur la campagne.

Le vieux pouvoir de la terre, divinisé par l’école populiste, fut remplacé par l’autorité absolue de la ville capitaliste.

La ville s’était rendue maîtresse de la situation. Elle avait concentré des richesses immenses, elle s’était attaché la campagne par le rail ; ainsi elle s’était assimilé les meilleures forces d’initiative et de création dans tous les domaines de la vie ; elle avait assujetti matériellement et moralement tout le pays. C’est en vain que la réaction cherche à évaluer l’importance proportionnelle de la population urbaine et se console en songeant que la Russie est encore une nation de paysans. Le rôle politique de la ville moderne, pas plus que son rôle économique, ne peuvent être mesurés par le simple chiffre de ses habitants. Le recul de la réaction devant la grève des villes, malgré le silence des campagnes, est la meilleure preuve que l’on puisse donner de la dictature exercée par la cité.

Les journées d’octobre ont montré que si, dans la révolution, l’hégémonie appartient aux villes, dans les villes elle appartient au prolétariat. Mais, en même temps, les événements ont démontré que la ville, consciemment révolutionnaire, n’a pas de politique commune avec la campagne, que l’instinct seul commande.

Les journées d’octobre ont posé en pratique et dans toute son ampleur la question : De quel côté se trouve l’armée ? Et elles ont montré que de la solution de cette question dépend le sort de la liberté russe.

Les journées d’octobre de la révolution ont suscité une orgie réactionnaire dès la fin du mois. La réaction a profité du moment où le flot révolutionnaire redescendait pour déployer une force aveugle et se lancer à l’attaque avec toute la furie sanguinaire qui la caractérise. Elle a dû son succès à ce fait que la grève révolutionnaire, en lâchant le marteau, n’avait pas encore saisi le glaive. Les journées d’octobre ont prouvé à la révolution, d’une manière frappante, qu’elle avait besoin d’être armée.

Organiser les campagnes et établir une liaison entre elles et les villes ; s’attacher étroitement l’armée ; prendre les armes : telles sont les simples et considérables déductions qu’imposèrent au prolétariat la lutte et la victoire d’octobre.

C’est sur ces déductions que désormais la révolution va se fonder.

Dans l’étude que nous avons écrite à l’époque du " printemps " libéral, sous le titre : Avant le 9 janvier, nous avons essayé d’indiquer les directions que devrait suivre plus tard le développement des forces révolutionnaires. Nous appliquions toute notre énergie à marquer l’importance d’une grève politique des masses comme méthode indispensable de la révolution russe. Certains politiciens perspicaces, hommes respectables d’ailleurs sous tous les rapports [5], nous reprochaient de chercher une " recette " de révolution. Dans leurs critiques ils nous expliquaient que la grève, moyen spécifique de lutte " pour la classe prolétarienne ", ne peut jouer dans les circonstances d’une révolution nationale et " bourgeoise " le rôle que nous prétendions lui " imposer ". Les événements qui se sont produits en dépit de bien des prévisions fondées sur la routine, en dépit des théories les plus " sensées " nous épargnent la nécessité de répliquer à ces honnêtes critiques. La grève générale de Pétersbourg, occasion du drame du 9 janvier, éclata avant que cette étude eût été publiée : évidemment, notre " recette n’était qu’un simple plagiat, un emprunt à la vérité du mouvement révolutionnaire.

En février 1905, pendant les grèves partielles et chaotiques que suscita le Dimanche rouge de Pétersbourg, nous écrivions :

" Après le 9 janvier, la révolution ne connaîtra plus d’arrêt… Nous ne nous trompions pas : sur le terrain préparé par une campagne de grèves de neuf mois, surgit la grande grève d’octobre.

Pour le libéralisme, dont les idées sont organiquement superficielles, les événements de l’automne furent aussi imprévus que l’avait été le 9 janvier. Ils n’entraient pas dans le schéma historique préalable de la pensée libérale ; la grève était une intruse et les libéraux ne l’acceptèrent qu’après coup. Bien plus : si, avant la grève d’octobre, le libéralisme, appuyé sur le congrès des zemstvos, dédaigna l’idée d’une grève générale, ce même libéralisme, représenté par son aile gauche, après le 17 octobre, ayant constaté le triomphe de la grève, s’éleva contre toute autre formule de lutte révolutionnaire.

" Cette grève pacifique, écrivait M. Procopovitch dans la revue Pravo, grève qui a occasionné un nombre beaucoup moins considérable de victimes que ne l’avait fait le mouvement de janvier, et qui s’est terminée par un coup d’Etat, a été une révolution, car elle a transformé radicalement le régime gouvernemental de la Russie. " L’histoire, dit il encore, qui avait ôté au prolétariat un de ses moyens de lutte pour les droits populaires, l’insurrection et les barricades dans la rue, lui en donna un autre beaucoup plus puissant, la grève politique générale. [6] "

Nous donnions certes une énorme importance alors à une grève politique des masses, considérée comme l’indispensable méthode de la révolution russe, tandis que des radicaux comme les Procopovitch se nourrissaient de vagues espérances fondées sur l’opposition des zemstvos. Mais nous ne pouvons admettre en aucune façon que la grève générale ait abrogé et remplacé les anciennes méthodes révolutionnaires. Elle en a seulement modifié l’aspect et elle les a complétées. Nous ne pouvons pas non plus reconnaître que la grève d’octobre, quelque estime que nous en ayons, ait " radicalement transformé le régime gouvernemental de la Russie ". Au contraire, tous les événements politiques ultérieurs ne s’expliquent qu’en raison de ce fait que la grève d’octobre n’a rien changé au régime gouvernemental. Nous dirons même qu’elle n’aurait pas pu accomplir un " coup d’Etat ". En tant que grève politique, elle se borna à mettre les adversaires face à face.

Sans aucun doute, la grève des chemins de fer et du télégraphe désorganisa au dernier degré le mécanisme gouvernemental. Et la désorganisation s’aggrava avec la durée de la grève. Mais, en se prolongeant, cette même grève troublait les fonctions de la vie économique et sociale et affaiblissait nécessairement les ouvriers. Et, enfin, elle devait avoir un terme. Mais, dès que la première locomotive fut sous pression, dès que le premier appareil télégraphique produisit son tac-tac, ce qui subsistait du pouvoir trouva la possibilité de remplacer tous les leviers brisés et de renouveler toutes les pièces avariées de la vieille machine gouvernementale.

Dans la lutte, il est extrêmement important d’affaiblir l’adversaire ; c’est la tâche de la grève. En même temps, elle met sur pied l’armée de la révolution. Mais ni l’un ni l’autre de ces résultats ne constituent par eux-mêmes un coup d’Etat.

Il faut encore arracher le pouvoir à ceux qui le détiennent et le transmettre à la révolution. Telle est la tâche essentielle. La grève générale crée les conditions nécessaires pour que ce travail soit exécuté, mais elle est, par elle même, insuffisante pour le mener à bien.

Texte de Léon Trotsky

Extrait de : 1905


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