Printemps 1789 : une révolution politique et juridique impulsée par le pouvoir législatif

mardi 3 octobre 2017.
 

Dans son premier grand texte (Critique du droit politique hégélien), le jeune Marx affirme "le pouvoir législatif a fait la Révolution française... il était justement le représentant du peuple". Du 5 mai 1789 (ouverture des Etats généraux) à la fin août, le rôle révolutionnaire de ce "pouvoir législatif" ne fait pas de doute même s’il s’appuie sur le rapport de force social ; les journées du 6 mai et 23 juin sont un bon exemple de cette révolution politique par l’Assemblée des députés.

1) En 1789, subversifs malgré eux (par Laurent Bonelli, Monde diplomatique, mai 2009)

En 1902, Lénine écrit Que faire ?. Il considère alors qu’il ne peut y avoir de transformation sociale majeure sans une organisation constituée « principalement d’hommes ayant pour profession l’activité révolutionnaire », c’est-à-dire des agitateurs, des organisateurs, des propagandistes spécialisés. Les bolcheviks adopteront rapidement ce modèle, inaugurant une voie qui sera suivie par beaucoup d’autres, y compris d’options idéologiques différentes. Le rôle de ces militants aguerris — un Jan Valtin, un Max Hölz — dans le déclenchement de grèves ou d’insurrections, comme dans le développement et la circulation des idées, fait qu’ils sont devenus une référence obligée de l’imaginaire progressiste (1).

Ces minorités agissantes suscitent également l’intérêt des polices politiques : elles renforcent sans relâche leur coopération — leur internationalisme devance souvent l’internationalisme prolétarien — et cherchent inlassablement derrière toute mobilisation sociale les menées occultes d’organisations subversives poursuivant d’autres fins.

Bien qu’opposées pratiquement sur tout, ces deux visions s’accordent pour considérer que les dynamiques révolutionnaires naissent de l’action consciente, planifiée et organisée de certains acteurs.

La Révolution française a démontré l’insuffisance d’une telle analyse. En effet, si l’on étudie, comme l’historien américain Timothy Tackett (2), les membres des trois ordres — clergé, noblesse et tiers-état — convoqués en mai 1789 pour les Etats généraux, on peine à trouver les suspects habituels de la sédition. Sont réunis au contraire des individus qui comptent parmi les plus respectables du royaume : princes, ducs, marquis, comtes, barons, archevêques, évêques, magistrats, avocats, médecins, professeurs d’université, banquiers... A l’exception d’une centaine de députés du tiers-état et d’une partie du clergé constituée des prêtres de paroisse, l’immense majorité du millier de délégués qui convergent à Versailles appartient aux catégories les plus privilégiées de l’Ancien Régime.

Pourtant, ce sont eux qui, en quelques semaines, vont jeter à bas les fondements mêmes du système monarchique. Des années après les faits, le constituant Malouet s’étonnait encore de l’œuvre accomplie en 1789 : « On ne sait comment, sans plan, sans but déterminé, des hommes divisés dans leurs intentions, leurs mœurs, leurs intérêts, ont pu suivre la même route et arriver de concert à la subversion totale (3). »

Pour expliquer ce phénomène, des historiens comme Albert Soboul ou Michel Vovelle ont mis l’accent, dans un contexte de crise financière profonde de l’Ancien Régime, sur l’antagonisme entre la bourgeoisie économique et la noblesse foncière. La première finance en effet les dettes sans cesse croissantes de la monarchie, sans pour autant accéder au pouvoir politique, accaparé par la seconde en vertu de sa naissance.

Juste sur le fond, cette analyse néglige trop les enchaînements par lesquels les délégués des Etats généraux sont devenus des révolutionnaires. Et, collectivement, ont conclu que le monde politique et institutionnel qu’ils avaient toujours connu devait être renversé.

La Révolution se déroule par à-coups, sans que personne ne soit en capacité de la maîtriser complètement. Elle passe d’abord par le renforcement de l’unité du tiers-état, qui paradoxalement va être favorisé par l’attitude du clergé et de la noblesse. En effet, en refusant de rencontrer les représentants du tiers et en les obligeant à se réunir séparément, les ordres privilégiés ont contribué à développer chez les premiers une cohésion que leurs différences d’origines et d’aspirations rendaient peu probable. L’intransigeance des nobles, enmenés par leur fraction la plus conservatrice, provoque une virulente hostilité à leur encontre. Leur morgue et leur dédain irritent les délégués du tiers-état jusqu’aux plus modérés, si bien que ceux-ci se constituent le 17 juin en Assemblée nationale, sans représentants des deux autres ordres.

Le décret fondateur de cette assemblée indique qu’elle contrôle l’intégralité de la levée des impôts. La mesure, remarquablement révolutionnaire, déclenche immédiatement l’hostilité du roi. Ce dernier laisse entendre qu’il va dissoudre l’assemblée et déploie des troupes autour de la salle du conseil. Mais le bras de fer est enclenché : les députés prennent leur nouvelle fonction au sérieux et, encouragés par le soutien enthousiaste des centaines de Versaillais et de Parisiens qui assistent aux séances, déclarent que quiconque tenterait de les disperser ou de les arrêter serait « coupable d’un crime capital ». L’audace de cet acte collectif accélère le rythme de la mobilisation : une bonne part du clergé puis quarante-sept nobles rejoignent l’Assemblée nationale. Le roi fait alors volte-face. Il ordonne à l’ensemble du clergé et de la noblesse de siéger ensemble dans ce qu’il appelle encore les Etats généraux. Les députés des trois ordres se mettent au travail dans de multiples bureaux et commissions, limant peu à peu les antagonismes qui les opposaient quelques jours plus tôt.

La lente pacification des relations à Versailles contraste néanmoins avec la dégradation de la situation générale du pays. Une violente insurrection populaire éclate le 12 juillet à Paris. La Bastille est prise le 14, et les scènes de lynchage (dont celui de l’intendant de Paris et de son gendre, accusés d’être responsables des difficultés d’approvisionnement) se multiplient. Les pillages et les émeutes s’étendent en province, provoquant ce que l’on appellera la Grande Peur. L’administration royale semble au bord de l’effondrement et en tout cas incapable de ramener le calme. Inquiets — et parfois horrifiés — de la situation, les députés inaugurent une série de débats sur les mesures à prendre pour en finir avec les troubles. Et la séance historique du 4 août 1789 commence en réalité par l’examen d’un décret visant à restaurer l’ordre et la loi...

Au milieu des débats, deux représentants de la haute aristocratie, le vicomte de Noailles et le duc d’Aiguillon — faisant écho aux doléances des émeutiers —, proposent alors, à la surprise de leurs homologues, d’en finir avec les droits seigneuriaux et d’instaurer un impôt proportionnel aux revenus. Le duc du Châtelet, courtisan et pair du royaume, commandant en chef des troupes ayant réprimé les troubles parisiens de la mi-juillet et considéré comme un intransigeant, s’avance à son tour et déclare officiellement renoncer aux droits sur ses terres, sous réserve d’une « juste compensation ». Une sorte d’euphorie s’empare de l’assemblée et, les uns après les autres, les députés viennent faire leurs propres offrandes : instauration d’un système judiciaire gratuit, suppression des droits casuels du clergé, du droit de chasse, réforme de la gabelle et des traites, abolition de certains privilèges provinciaux ou municipaux... A 2 heures du matin, il ne reste apparemment plus rien à offrir. Pendant un bref moment, un curieux mélange d’idéalisme, d’inquiétude et de fraternité a réuni les députés de tous ordres. Un moment que le député Pellerin, tard dans la nuit, consignait ainsi dans son journal : « La postérité ne voudra jamais croire ce que l’Assemblée nationale a fait dans l’espace de cinq heures. [Elle] a anéanti des abus qui existent depuis neuf cents ans et qu’un siècle de philosophie avait en vain combattus (4). »

Bien sûr, les antagonismes resurgirent par la suite, lors des débats sur la nationalisation des biens du clergé ou lorsque, le 19 juin 1790, l’assemblée vote l’abolition de la noblesse héréditaire, provoquant le départ d’une bonne part des aristocrates vers les armées d’émigrés, qui luttent contre la Révolution. Mais la nuit du 4 août 1789, qui vit l’abolition des privilèges, n’en reste pas moins une illustration éclairante de la manière dont, dans une situation de crise, les dynamiques propres de l’assemblée ont pu entraîner des députés à adopter des positions révolutionnaires qui, quelques semaines auparavant, leur auraient paru totalement inconcevables.

Laurent Bonelli

(1) Cf. l’autobiographie du premier : Jan Valtin, Sans patrie ni frontières, Actes Sud, Arles, 1999, et, pour le second, Paco Ignacio Taibo II, Archanges. Douze histoires de révolutionnaires sans révolution possible, Métailié, Paris, 2001.

(2) Timothy Tackett, Par la volonté du peuple. Comment les députés de 1789 sont devenus révolutionnaires, Albin Michel, Paris, 1997.

(3) Ibid., p. 113.

(4) Ibid. p. 168. Soutenez-nous !


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