LE SOUFISME DANS L’ISLAM :Le dikr pour purifier l’âme

samedi 17 janvier 2009.
 

Pr Chems Eddine CHITOUR

Ecole Polytechnique Alger enp-edu.dz

« Une vie sans religion est une vie sans principes et une vie sans principes est un bateau sans gouvernail. »

Gandhi

En ce mois de piété, il nous a paru intéressant de donner un éclairage sur la mystique musulmane notamment représentée par le soufisme. En ce XXIe siècle de tous les dangers, la quête spirituelle est devenue ringarde et mieux encore, chaque religion croit détenir la vérité allant même jusqu’à aboutir à un choc des civilisations.

Qu’est-ce que le soufisme ? Les mystiques de l’Islam ont souvent souligné l’indigence de la raison humaine ; ils se plaisent à rappeler que le terme arabe ´´aql´´ (´´esprit´´, ´´raison´´) signifie étymologiquement l’entrave, le lien. Un maître syrien du XVIe siècle se livrait ainsi à un jeu de mots - intraduisible en français - en écrivant que ´´les juristes musulmans (fuqahâ’) sont prisonniers de leur mental (bi-’uqûli-him ma’qûlûn)´´. Pour les soufis, il ne s’agit aucunement de rejeter cet instrument qu’est la raison, mais de lui assigner une place relative, contingente, face à cet Absolu que le spirituel musulman a pour but. Pour les soufis, le mystère de l’Unicité divine est ineffable ; il ne sied pas à l’homme de l’évoquer car la perception qu’il en a est obligatoirement en deçà de la réalité. Un maître de l’Ecole de Baghdad de la première période disait que le tawhîd à son stade ultime ´´aveugle le clairvoyant, confond celui qui raisonne et stupéfait celui qui est sûr de son jugement´´.(1)

Le tassawwuf a pour but de conduire au degré de l’excellence de la foi et du comportement (al-ihsân) qui, par la purification du coeur, conduirait à la sincérité spirituelle (ikhlâs), celle par laquelle ´´on connaît´´, par laquelle ´´on voit´´. L’exercice spirituel que les soufis privilégient est le dhikr (remémoration, souvenir) ; il s’agit d’une pratique consistant à évoquer Allah (Dieu) en répétant Son Nom de manière rythmée. Le dikhr est considéré comme une pratique purificatrice de l’âme. Une autre pratique régulière est la récitation de poèmes à caractère spirituel, notamment la louange du Prophète Mohammed (Qsssl).

Un verset du Coran : « Reste en compagnie de ceux qui, matin et soir, invoquent leur Seigneur ne désirant que Son agrément. » (Coran XVIII ; 28) peut s’appliquer aux soufis. Pour les soufis eux-mêmes, leur voie est reconnue par les quatre écoles juridiques (madhhab) sunnites, et les quatre fondateurs sont reconnus pour être eux-mêmes des soufis au sens véritable du mot, c’est-à-dire des saints et par les chiites comme une expression de la foi islamique. Ibn Khaldûn et Ghazâlî rappellent par exemple que « Shâfi‘î s’asseyait devant [le soufi] Shaybân al-Râ‘î, comme un enfant s’accroupit à l’école coranique, et lui demandait comment il devait faire en telle et telle affaire. »

Dans le soufisme, l’Être suprême est Dieu auquel on accède - c’est-à-dire accéder à Son agrément - par l’Amour de Lui. La première phase est donc celle du rejet de la conscience habituelle, celle des cinq sens, par la recherche d’un état d’´´ivresse´´ spirituelle, parfois assimilé à tort à une sorte d’extase ; les soufis eux-mêmes parlent plutôt d’« extinction » (al-fana’), c’est-à-dire l’annihilation de l’ego pour parvenir à la conscience de la présence de l’action de Dieu. Cette première étape réalisée, le soufi doit revenir au monde extérieur qu’il avait dans un premier temps rejeté ; le lexique des soufis désigne cette phase par différents termes qui correspondent à autant d’aspects de ce second voyage : al-baqâ, la ´´subsistance ou la permanence´´, la lucidité (sahw), le retour (rujû’) vers les créatures. Cette description sommaire a forcément un caractère très schématique : comme le montre la littérature soufie, ce processus est bien plus cyclique que linéaire, et l’interprétation des termes du lexique soufi est par nature ésotérique. Les maîtres soufis distinguent trois phases dans l’élévation de l’âme vers la connaissance de Dieu : d’abord l’âme gouvernée par ses passions. Le postulant à l’initiation, qui est considéré comme étant à ce stade, est appelé mourîd [murîd], (novice ; nouvel adepte ; disciple). Vient ensuite le degré de l’âme qui se blâme elle-même, c’est-à-dire qui cherche à se corriger intérieurement, l’initié qui parvient à ce stade est appelé salîk (voyageur) itinérant, allusion au symbolique « voyage intérieur ». Puis le troisième et dernier niveau est celui de l’âme apaisée.(1)

Chaque maître du soufisme (shaykh) s’entoure d’un groupe de disciples et anime une confrérie, ou haqiqa, fondée par un grand maître des siècles passés. Il possède une méthode pour l’accession à l’unité divine, et nul ne peut remettre en cause la validité de son enseignement du moment qu’il se réfère à l’Islam. L’ascension vers Dieu passe par les exercices pratiqués dans les confréries : veilles (sahar), jeûnes (siyâm), danses (derviches tourneurs), litanies (dhikr, littéralement, « rappel » du nom de Dieu), contrôle respiratoire. Plusieurs soufis furent victimes de persécutions. Ibn Mansour al Halladj, soufi de Baghdad, fut crucifié en 922 après un long procès. Louis Massignon rapporte cela dans un livre remarquable : La Passion d’Al Hallaj. Ibn Taymiyyah et Ibn Al-Qayyim (XIVe siècle) ont dénoncé les dérives du soufisme, mais ils avaient non seulement de l’estime pour certains soufis qu’ils jugeaient conformes à l’orthodoxie, tels que Al-Junayd, mais plusieurs sources attestent qu’ils étaient eux-mêmes rattachés au cheikh soufi Abd al Qadir al-Jilani. L’école rationaliste et réformiste de Muhammad Abduh et de Mohammed Rachid Rida s’opposait au soufisme, considéré comme une des principales raisons de la décadence des musulmans, par son supposé encouragement du fatalisme et de l’inertie.(1)

L’Histoire ne trouve trace des premiers groupes de soufis qu’à Koufa et Bassorah à partir du VIIIe siècle de l’ère chrétienne, puis à Baghdad au IXe siècle. Les XIIe siècle et XIIIe siècle marquent pour le soufisme le passage à une structuration et une organisation beaucoup plus formelles : c’est ce qu’on appelle les confréries (turuq, pluriel de tarîqa). Les exemples d’islamisation de l’Afrique de l’Ouest par la Tidjaniyya et la Qâdiriyya, ou de la résistance menée contre les Russes aux XIXe siècle et XXe siècle par une population musulmane majoritairement rattachée à la Naqshbandiyya le montrent abondamment. La Shâdhiliyya, fondée au XIIIe siècle, est une confrérie d’origine maghrébine qui s’est diffusée à partir de l’Égypte dans une grande partie du monde musulman. La branche ifriqiyenne de la Shâdhiliyya est notamment représentée par Â’isha al-Mannûbiyya (m. 1267). Le modèle de sainteté qui se forme dans son hagiographie se rattache à celui du majdhûb « l’extatique » dont la pratique est aux marges des normes sociales de l’époque. Le majdhûb partage avec le cheikh ummî plusieurs traits, comme l’´´état d’enfance´´. Il est aussi appelé ´´fou de Dieu´´ car sa raison lui a été ´´ravie´´ (de la racine J-Dh-B) par Dieu, le plus souvent de façon abrupte. Pour Ibn ’Arabî le vrai majdhûb n’est pas déficient : son esprit est saisi et retenu (mahbûs) auprès de Dieu et jouit de la contemplation divine. Ce qui caractérise le majdhûb est son insouciance des normes sociales et religieuses. Ainsi, un des ´´fous de Dieu´´ qu’a rencontrés Ibn ’Arabî traite d’aveugle la foule à laquelle il s’adresse, car celle-ci croit que ce sont des colonnes qui soutiennent le plafond de la mosquée où ils se trouvent, alors que lui voit, à la place des piliers, des hommes invoquant Dieu.

Le fait de voir Dieu par l’oeil de la foi et de la certitude nous a libérés de tout recours à la pensée discursive, disait Abû l-Hasan al-Shâdhilî (m. 656/1258), La sphère de la sainteté s’étend au-delà du champ du mental, car elle est fondée sur le dévoilement spirituel (kashf). Cette dernière phrase a été prononcée par le ´´grand cadi´´ égyptien Zakariyyâ al-Ansârî (m. 926/1520), qui fut lui aussi un soufi. Elle résume fort bien la position des spirituels de l’Islam sur le ´´rationnel´´ ; en effet, le but du soufisme n’est-il autre que de parvenir à la sainteté (walâya) ? Le même savant affirme ailleurs que la connaissance de Dieu passe par la ´´gustation spirituelle´´ (dhawq), qui efface les arguments de la raison et ceux venant de l’enseignement transmis (dalâ’il al-’aql wa shawâhid al-naql).

Les soufis distinguent la science acquise (al-’ilm al-kasbî), encore appelée la science spéculative (al-’ilm al-nazarî), de la science octroyée par grâce divine (al-’ilm al-wahbî). Pour Ibn ’Arabî, le ’ilm wahbî est fondamental puisqu’il constitue la modalité de toute prophétie : al-nubuwwât kullu-hâ ’ulûm wahbiyya, écrit-il. De fait, on constate qu’à partir du XIIIe siècle grosso modo, le dévoilement intuitif (kashf), l’inspiration (ilhâm), la ´´vision certaine´´ (yaqîn) - sont davantage reconnus qu’auparavant comme méthodes d’investigation des réalités spirituelles. Al-Ghazâlî, précurseur dans ce domaine, voyait déjà dans la science du dévoilement (’ilm al-mukâshafa) le moyen d’accéder à la ´´perception sûre et directe´´ (al-’iyân al-ladhî lâ yushakku fîhi) de ces réalités.(1)

Evoquons deux figures du phare du soufisme. D’abord Rabi’ate el ‘addaouya, une mystique qui fut l’un des premiers mystiques de l’Islam à avoir dépassé la démarche ascétique pour appeler à l’union parfaite avec Dieu et la célébrer dans des poèmes d’une brûlante ferveur et ceci bien avant Hallaj et les maîtres du soufisme Ensuite, Djalaleddinn Rumi, le fondateur de l´ordre des derviches tourneurs. Il naquit en 1207 à Balkh, (Afghanistan). C’est un mystique, poète, penseur. Rûmî, l’auteur du Mesnevi, imposant recueil de milliers de vers, célèbre dans tout le monde arabo-musulman, est connu sous le nom de Mevlana (le Maître). Rûmî est le fils d’un théologien et maître soufi réputé : Bahâ od Dîn Wahad (1148-1231), surnommé « sultan des savants » (Sultân al-’Ulama), dont le livre Ma’ârif fut longtemps le préféré de Rûmî. En 1227, un disciple de son père Burhân od Dîn Muhaqqîq Tirmidhî (? - 1240) le rejoignit et devint son maître spirituel pendant neuf ans avant qu’il n’envoie Rûmî étudier en Alep et à Damas où il rencontra Muhyî od Dîn Ibn ul ‘Arabî. Tout comme le père de Rûmî, il était membre de l’ordre Kubrawiyyah.

Rûmî ne revint qu’en 1240 à Konya où il se mit à enseigner la loi canonique. La ferveur mystique qui l´animait était telle que l´on raconte qu´un jour, tandis qu´il se promenait dans le bazar de Konya, il entendit, passant par le souk des bijoutiers, la sonorité cristalline du marteau de l´orfèvre ciselant l´or. À ces sonorités célestes, son âme « s´envola » et il se mit à tourner sur lui-même dans une danse extatique, au sein de la foule médusée. Il est dit que c´est de cet événement que naquit la célèbre danse des derviches tourneurs. C’est à Konya, en Turquie, qu´il s´éteint en 1273. Le 6 septembre 2007 l’Unesco a célébré le 800e anniversaire de la naissance de Rûmî.

Quelques conseils de Roumi : sois comme l’eau courante pour la générosité et l’assistance. Sois comme le soleil pour l’affection et la miséricorde. Sois comme la nuit pour la couverture des défauts d’autrui. Sois comme la mort pour la colère et la nervosité. Sois comme la terre pour la modestie et l’humilité. Sois comme la mer pour la tolérance. Parais tel que tu es ou bien sois tel que tu parais.

Si Dieu est infini et que nous sommes des êtres limités, il est raisonnable de croire que nul d’entre nous ne peut appréhender complètement Sa nature. « On peut dire que si l’Islam est un corps, le soufisme en est le coeur », explique cheikh Khaled Bentounès. il faut considérer le soufisme comme un style de vie par lequel le croyant, le mourid, voue son existence entière à réaliser l’unicité avec Dieu. Son moyen le plus imparable pour cela est le « dhikr », l’évocation permanente de Dieu. Le soufisme n’est pas un Islambis. Dans certains cercles occidentaux, on tend à présenter le soufisme comme une alternative à l’Islam avec le sous-entendu que l’Islam « canonique » est « belliqueux, archaïque et arriéré », alors que le soufisme serait pacifique, tolérant et oecuménique.(2)

La civilisation de l’éphémère Le XXe siècle né dans l’enthousiasme et salué comme l’aube d’un nouvel âge d’or s’est achevé dans le désabusement convaincu d’avoir apporté le crime et la misère aux trois quarts de la planète, ainsi que le désespoir aux générations futures. L’individualisme est devenu la règle, la prospérité ayant balayé les idéologies, la consommation a eu raison de l’esprit de liberté. Le libéralisme sauvage se caractérise par une extension de la vision mercantile à des domaines non marchands comme la culture, l’art, la religion et la science. Retournez en tous sens les règles du marché, vous n’y trouverez jamais celle d’honnêteté, d’honneur, de solidarité, de dévouement sans lesquelles le lien social se dénoue. Les sociétés occidentales sont minées de l’intérieur, par des contradictions insurmontables, une absence complète de repères. L’Occident malade de la croissance, mortellement atteint pour avoir fait de l’homme un agent géologique qui ne cesse d’accélérer le désordre est contagieux.

Les sociétés musulmanes devant le vide sidéral proposé par leurs gouvernants se jettent à corps perdu dans cette civilisation de l’éphémère. Pendant des siècles, l’homme a visé la maîtrise de la nature, sans tenter de s’y insérer ; saura-t-il à temps s’assurer la maîtrise de soi ? Cette société fondée sur la concurrence et l’anonymat, fonctionne de telle façon que l’homme y devient un loup pour l’homme. Devenu un matricule anonyme, informatisé à outrance, ses possibilités intellectuelles, son potentiel génétique, ses performances physiques sont les seuls paramètres que lui demande la Société du Web.2. Son aptitude à la générosité, son amour du prochain, ses interrogations métaphysiques ou religieuses n’entrent pas en ligne de compte dans son classement social.

Cette malnutrition spirituelle lui donne les pouvoirs d’un Géant pour satisfaire les besoins d’un nain pervers. En définitive, on constate que la foi s’est refroidie en rites et en mythes. Comme l’écrit R. Garaudy : Les sagesses et les prophétismes des trois mondes nous ont enseigné que l’homme ne devient humain que par une lutte incessante contre la prétention de son petit « moi » égoïste à s’ériger en valeur absolue. Le refus du moi individualiste est déjà dans le dépouillement total des grands visionnaires de l’Inde et des soufis musulmans. Abou Yazid El Bistami écrit : « Quand le moi s’efface, alors Dieu est son propre miroir en moi ».(3)

1.Amir Akef. Du dépassement de la raison dans le soufisme - vendredi 4 juillet 2008 Oumma.com

2.Mustapha Benfodil. Aux origines de la Tariqa Alawiya, El Watan juillet 2009

3.R.Garaudy. Appels aux vivants. p. 226. Editions du Seuil. 1979

Pr Chems Eddine CHITOUR

Ecole Polytechnique Alger enp-edu.dz


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