Les travailleu(r)ses du sexe (entretien avec Jean-Michel Carré après son film)

lundi 15 février 2010.
 

Jean-Michel Carré livre un documentaire sur les prostitués des deux sexes qui revendiquent leur liberté et un statut avec ses devoirs et ses droits. Le film met en relief la nécessité d’ouvrir un vrai débat de société.

Les travailleu®ses du sexe, de Jean-Michel Carré. France. 1 h 25.

Le film de Jean-Michel Carré commence par l’exposé sans fard de la grande permissivité sexuelle du marché capitaliste. Salons de l’érotisme, sex-shops, sex-toys sur catalogues familiaux, éditions de films et de publications pornographiques… Rien ne semble gêner les ardeurs au nom d’un consommateur libre dans un marché libre. Mais les personnes prostituées subissent toujours le même rejet, la même stigmatisation. La loi de 2003 dite de « sécurité intérieure » que fait alors voter Nicolas Sarkozy, avec son volet sur le « racolage passif », les jette aux mains des réseaux mafieux. Le documentaire que leur consacre Jean-Michel Carré a réuni trois millions de téléspectateurs. Mais la présence de ces femmes et hommes sur grand écran leur confère un statut de personnage dont la parole nous interroge tous sur le monde dans lequel nous vivons, sur notre sexualité, sur notre humanité.

Vous avez déjà réalisé plusieurs documentaires sur la prostitution. Les Travailleu®ses du sexe portent en sous-titre « Et fières de l’être ». Un autre point de vue  ?

Jean-Michel Carré. Je croyais, après cinq ou six films sur la prostitution, avoir fait le tour de la question. Et puis est arrivée la loi Sarkozy de 2003. Cela n’a pas résolu le problème mais l’a déplacé. Au pire, dans les bois, aux périphéries, là où ni la police ni les associations ne peuvent intervenir. Il m’a semblé nécessaire en effet d’apporter un autre point de vue, celui de femmes et d’hommes qui ont « choisi » la prostitution. Je connais les limites du terme mais l’abolition et la prohibition sont des échecs dans les pays qui les appliquent. Les prostituées sont d’autant plus menacées par les réseaux mafieux qu’une totale absence de droits sociaux les rend vulnérables.

Le film n’est pas seulement un plaidoyer pour un statut de la prostitution…

Jean-Michel Carré. Je veux souligner deux choses importantes  : nous sommes tous d’accord parmi ceux à qui je m’adresse pour lutter contre l’esclavage. La prostitution est l’un de ses aspects, sans doute l’un des pires. Nous serons ensuite d’accord pour dire que le plus formidable dans la sexualité, c’est faire l’amour avec amour. Ceci posé, on sait qu’existent des gens timides, d’autres qui ont des difficultés relationnelles, des pratiques sexuelles qu’il n’est pas évident de partager. Lorsque surgit l’argent, surgissent les problèmes. Depuis mes films précédents, j’ai noté des évolutions. La première, qui constitue le début du film, c’est cette « liberté sexuelle » exponentielle du marché du sexe. La seconde, dont le film témoigne également, c’est le recours, certes minoritaire et onéreux, des femmes aux prostitués masculins. Il y a des dizaines de sites Internet, des voyages organisés dans différents pays. Pour ces femmes également, l’argent permet la distance, l’absence d’implications et de complications. C’est un rapport « gratuit » au sens où l’on se quitte sans rien se devoir. C’est intéressant dans une société qui reste foncièrement inégalitaire.

La tractation financière de la prostitution n’induit-elle pas tout de même un rapport de soumission  ?

Jean-Michel Carré. Les personnes prostituées expliquent clairement que l’argent ne donne pas le pouvoir aux clients. Elles savent ce qu’elles font, ce que cela vaut, jusqu’où elles veulent aller. Bien sûr, il n’en va pas de même dans les réseaux mafieux ou concernant la prostitution liée à la drogue. Sinon, elles ne vendent pas plus leur corps qu’un ouvrier ne « vend » ses bras à l’usine ou un avocat sa langue dans le prétoire. Elles sont comme eux des personnes à part entière. Il s’agit de respecter cette pluralité.

Et de dénoncer l’hypocrisie… ?

Jean-Michel Carré. Cette société qui se dit sexuellement libre est très hypocrite. On voit bien à la fin du film ce gouvernement qui veut un contrôle de l’intimité des gens. De la même manière, on voyait dans mon film J’ai très mal au travail comment les patrons veulent contrôler celle de leurs salariés. Les prostituées sont verbalisées, parfois rattrapées par le fisc mais n’ont aucun droit. Les clients tombent dans les bras de la police qui les ramasse et les menace de les ramener honteusement dans leur famille s’ils ne dénoncent pas la prostituée qui les a « racolés ». Le pouvoir ne sait pas s’arrêter. C’est vrai face à la psychiatrie, à la prison, au travail, à la sexualité. D’autres, que je ne place pas sur le même plan, parfois des associations féministes, n’entendent que les paroles des prostituées qui sont au fond du malheur et de l’exploitation. Il faut tout mettre à plat et aborder ce débat de société avec rigueur.

Selon vous, la sexualité des personnes handicapées serait l’un des éléments de ce débat  ?

Jean-Michel Carré. On considère pour l’instant en France l’assistance sexuelle aux handicapés comme une entrée déguisée de la prostitution. Pourtant ces femmes et ces hommes vivent non la frustration mais une véritable privation quand sont impossibles la masturbation, parfois la parole, les déplacements. Des prostitués ont réfléchi à une autre approche de la libido, à d’autres relations. C’est le sujet de mon prochain film et d’un livre car j’ai une grande richesse de témoignages.

Entretien réalisé par Dominique Widemann


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message