Education : "la doctrine libérale de l’individualisation ne fait que renforcer les déterminismes socioculturels"

dimanche 7 août 2016.
 

Notre système scolaire reste aujourd’hui un haut lieu de reproduction des hiérarchies sociales. Pour y remédier, croire en la capacité de tous 
les enfants et en finir avec le culte du classement.

Entretien avec Christophe Mileschi, professeur de littérature italienne contemporaine à l’université Paris-X Nanterre. Au-delà de sa pratique professionnelle en collège, lycée et université, son analyse du système scolaire est également nourrie par son expérience personnelle. Père de trois enfants, Christophe Mileschi a été président d’une crèche parentale durant quatre ans. «  Nous avions de nombreux débats pédagogiques, c’était très enrichissant, se souvient-il. Ce fut comme un point 
de départ pour moi.  »

Des dizaines de milliers d’élèves décrocheurs, un accroissement 
du poids des inégalités sociales 
sur la réussite scolaire… 
Qu’est-ce qui fonde la crise 
actuelle de notre système éducatif  ?

Christophe Mileschi. Notre système scolaire est en crise depuis longtemps. Et on pourrait même dire qu’il n’a jamais rempli pleinement la fonction qu’il s’est assigné. Prenez le Code de l’éducation. On y lit que la scolarité obligatoire devrait garantir, au moins, à chaque élève «  la maîtrise de la langue française, la maîtrise des principaux éléments de mathématiques, une culture humaniste et scientifique permettant le libre exercice de la citoyenneté, la pratique d’au moins une langue étrangère  ». Or, cette ­promesse n’est accomplie que pour une minorité d’élèves. Ceux principalement issus des classes sociales les plus favorisées, culturellement et économiquement, qui sont déjà prédisposés à comprendre le langage et les méthodes d’apprentissage. Mais le système en laissera à la marge beaucoup d’autres…

Que répondez-vous à ceux – nombreux – 
qui se réfèrent souvent à un «  âge d’or  » 
de l’école républicaine  ?

Christophe Mileschi. L’âge d’or, c’est le moment où, à la fin du XIXe siècle, on instaure l’école obligatoire pour tous, après une période où l’instruction n’était réservée qu’à une élite. Cela a permis à 5 % des enfants d’ouvriers d’accéder aux grandes écoles et à environ 20 % d’apprendre à lire là où leurs parents étaient analphabètes. En ce sens, on peut parler d’un «  âge d’or  » puisque l’on partait de rien, ou presque. Mais dès cette époque, on s’accommodait d’un fort échec scolaire. Au fond, l’école n’a jamais été vraiment le lieu de l’égalité ­républicaine sans cesse proclamée. Les textes officiels le prétendent – que pourraient-ils dire d’autre  ? –, mais ils ne s’en donnent aucunement les moyens. Aujourd’hui comme avant, notre système scolaire reste clairement, comme l’a souligné Bourdieu, un lieu de reproduction des hiérarchies sociales.

Quel effet ce système scolaire produit 
sur l’enfant  ? Comment se construit-il 
dans cet environnement  ?

Christophe Mileschi. Le système transforme ­rapidement les déterminismes socioculturels en «  vérité  » pour l’individu. Par le biais du bulletin scolaire, notamment, l’enfant intériorise ses résultats non pas comme le fruit du système dans lequel il évolue, mais comme le verdict implacable de ce qu’il est intrinsèquement capable de faire ou pas. Quand j’étais professeur en collège et lycée, j’étais sidéré par certaines formulations sur ces bulletins comme «  peu de moyens  », «  de la bonne volonté, mais manque de capacités  », «  manque de talent  »… Des verdicts qui ne parlent pas de ce que l’élève a fait, mais de ce que l’élève est censé être. Ce dernier, en l’absence de recul, va accepter ce verdict, l’intérioriser et finir par dire  : «  L’école ce n’est pas pour moi  », «  Je ne suis pas doué en maths  » ou «  Je ne suis pas bon en langues  ». Ce faisant, il accepte sa place dans la classe, qui préfigure bien souvent sa place dans la société lorsqu’il sera adulte… Nous sommes, au fond, dans une école de la résignation politique.

En imposant des rythmes similaires à tous, 
vous dites que l’école forge cette inégalité scolaire  ? Mais peut-on penser 
une organisation qui parte réellement 
du besoin de chaque enfant  ?

Christophe Mileschi. La première question ­fondamentale est, selon moi, celle des rythmes. Je ne parle pas des rythmes au sens biologique où l’entend la réforme de Vincent Peillon, avec ces prétendus «  pics de vigilance  » ou «  pics de somnolence  ». Ça, je n’y crois pas une seconde. Je parle des temps personnels de l’enfant, des centres d’intérêts qui lui sont prioritaires à différents moments de sa vie. Un enfant peut, par exemple, s’intéresser à la lecture à trois ans comme à sept ans. Il ne sera pas plus intelligent dans un cas que dans l’autre. Mais dans le système actuel, avec ses rythmes uniformes, il est supposé s’y intéresser forcément à six ans. Pour l’élève dont les parents sont familiers de la culture écrite, cette obligation ne posera pas de problème, il ne fera qu’entrer dans un monde qui lui a été présenté depuis sa naissance. Mais pour l’élève issu d’une famille éloignée de cette culture, ce sera l’inconnu et il est tout à fait ­normal qu’il mette du temps à en voir l’intérêt et à s’y investir. Le système doit donc partir de là où se trouve l’enfant au moment où il est accueilli à l’école, et non se baser sur un modèle d’élève censé posséder tous les prérequis. Il doit le faire tout en ayant la conviction profonde que tous les enfants sont non seulement égaux en droit mais aussi en capacités. Le fils de maçon peut, dans un premier temps, avoir plus de mal à l’école que le fils de médecin. Mais, pour autant que l’on prenne des mesures adéquates, il reste potentiellement capable d’être aussi bon. Le problème aujourd’hui, c’est que ce handicap de départ face à l’école, loin d’être résorbé, pèse sur toute la scolarité.

Souvent évoquée par les enseignants, 
la question de baisser le nombre d’élèves 
par classe vous semble-t-elle fondamentale  ?

Christophe Mileschi. C’est, selon moi, un autre frein essentiel à la réussite de tous les élèves. On ne peut pas prendre en compte les rythmes de chacun s’il n’y a pas une disponibilité de l’adulte enseignant à l’égard des enfants. Avec vingt-cinq enfants en CP pour apprendre à lire, on produit mécaniquement de l’échec scolaire  : il y en aura en moyenne toujours quatre ou cinq qui seront en difficulté, même si le prof s’investit de toute son âme. Dans les phases d’apprentissage des matières fondamentales, comme la lecture, il faudrait des moyens nettement supérieurs pour permettre d’avoir des effectifs très réduits 
– 8 maximum – au moins une partie de la ­journée. Cela permettrait d’appliquer d’autres méthodes d’enseignement et, encore une fois, de prendre le temps de partir d’où est l’enfant pour parvenir à tous les faire entrer dans la culture scolaire. À 30 élèves par classe, le prof est mécaniquement obligé à une certaine coercition. Les élèves n’ont droit à aucun débordement de désir et de plaisir. Je me souviens de mon dernier fils  : il adorait la maternelle, mais après une semaine de CP, il rentre avec une tête de petit garçon mécontent. Je lui demande comment il trouve l’école, il me dit  : «  C’est nul, on nous oblige à rester assis toute la journée  ! » On contraint les corps des apprenants en les fixant à leur place.

Vous considérez qu’il faudrait réhabiliter 
le plaisir d’apprendre. Est-ce une clé 
pour repenser les programmes scolaires  ?

Christophe Mileschi. Tout à fait. Les programmes définissent ce qu’il est important de connaître, une certaine manière de concevoir la culture et la connaissance, qui disqualifie implicitement beaucoup d’autres aspects du savoir. L’école n’aura rien à faire des compétences qu’a pu développer, par exemple, un élève de la campagne qui arrive en CP et qui connaît la nature, grimpe aux arbres, etc. Idem pour un enfant qui a développé une grande sensibilité artistique, un enseignement trop dévalorisé en France. D’une manière générale, en France, on a la conception d’un savoir qui doit être ennuyeux. S’il y a trop de plaisir, c’est que ce n’est pas sérieux  ! On sent, derrière, le poids de la religion catholique  : le corps doit rester à sa place pendant que l’âme travaille  ; le plaisir, c’est sale, cela ne doit pas être mélangé avec le vrai savoir… Et pourtant, le plaisir reste le b.-a.-ba de l’apprentissage. S’il n’y a pas de plaisir, et surtout de désir, l’enfant n’apprend rien. Il faut partir de ce désir, c’est essentiel. En CP, on ne raconte presque plus d’histoires aux enfants. Comment, alors, leur donner l’envie de lire  ?

Au-delà des effectifs, quelles solutions mettriez-vous en avant  ?

Christophe Mileschi. Commençons déjà par cesser de raisonner par classe d’âge, au moins pendant les premières années d’apprentissage des matières fondamentales. Arrêtons de mettre tous les enfants au garde-à-vous à six ans en exigeant qu’ils apprennent à lire en même pas un an  ! C’est une monstruosité. On sait pertinemment que, pour certains, cela va prendre deux ou trois ans, le temps qu’ils s’intéressent aux livres et aux histoires qu’ils contiennent. Il faut parfois du temps pour convaincre les enfants  : d’abord leur raconter ces histoires, puis leur montrer qu’ils peuvent se les raconter tout seuls en lisant des livres… Cela ne se fait pas en quelques mois. Deuxième point crucial  : supprimer, au moins dans les ­premières années, toute forme de notation qui reste une manière d’assigner sa place à l’élève dans le système, lui déniant toute possibilité d’évolution. Certains systèmes scolaires ont aboli ces notations et l’on s’aperçoit que le niveau de culture des populations est globalement plus élevé. En France, cela a été tenté dans les années 1970 avec l’instauration de niveau A, B, C… Mais les profs ont très vite inventé le A–, le B+ et on a retrouvé à peu près l’échelle de notation traditionnelle  ! Il ne faut pas, en revanche, abolir l’évaluation qui permet de faire le point et de remettre l’ouvrage sur le métier pour l’améliorer. Notre école est schizophrène  : elle insiste beaucoup sur la «  méritocratie  » mais, en même temps, elle ne conduit pas les élèves à concevoir que, par le travail, ils peuvent s’améliorer. On se contente d’arrêter par une note la performance du moment, comme une photographie des hiérarchies sociales. Ça ­commence dès la maternelle, avec le fameux livret de compétences et ses «  acquis  », «  non acquis  », «  en cours d’acquisition  »… Cela peut être un repère pour l’enseignant, mais à quoi cela sert-il d’écrire ces jugements sur un bout de papier si ce n’est à stigmatiser le niveau de l’enfant à un moment donné  ?

Notre système scolaire est également 
confronté à un recul de la mixité sociale, 
avec une ghettoïsation de certains établissements et une montée du privé. 
Quelle conséquence cela a-t-il  ?

Christophe Mileschi. Réunir des enfants tous ­issus d’un même milieu social dans une même école est une manière d’envoyer un message très ­puissant sur le rôle de l’école. C’est le ­paroxysme du système que l’on a décrit. L’école prend là ­totalement en charge son rôle de ­fixation des rôles et des places sociales. Une école vraiment républicaine ne devrait pas accepter que l’on puisse contourner la carte scolaire, un ­phénomène malheureusement en extension ces dernières années. Sur le fond, on assiste à un durcissement des frontières entre les classes sociales en même temps que l’on essaie de nous faire croire qu’il n’y en aurait plus et que chacun serait maître de son propre parcours… Cette doctrine libérale de «  l’individualisation  » ne fait que renforcer les déterminismes socioculturels.

Ne s’inscrit-elle pas également 
dans une vision politique plus globale 
défendue au niveau européen  ?

Christophe Mileschi. Tout à fait. La séparation encore plus nette entre les établissements pour les riches et ceux pour les pauvres est à la fois une conséquence et un moyen de la privatisation de l’école. Le cahier nº 13 du programme de l’OCDE, en 1997, expliquait déjà comment ­
«  réformer  » – comprendre : privatiser – les ­services publics. Il ne faut pas trop s’en prendre, dans un premier temps, au quantitatif ­(supprimer les écoles, fermer les hôpitaux, etc.), mais faire dysfonctionner qualitativement ces services ­publics, de ­manière à ce qu’à un ­moment donné, il y ait une demande de la ­population elle-même d’une «  vraie réforme  », bref d’une privatisation. Ces dysfonctionnements de l’école, qui amènent des parents à enlever leurs gamins de certains établissements, c’est une démarche qui relève du dysfonctionnement délibéré du service public pour céder la place au pouvoir privé, censé fonctionner beaucoup mieux. Cette bataille idéologique est une réalité et rencontre, malheureusement, de moins en moins ­d’adversaires.

Le projet de « refondation » de Vincent Peillon est-il à la hauteur de l’enjeu  ?

Christophe Mileschi. Je vais être expéditif et ­lapidaire, je pense que cela ne touche aucun des vrais problèmes. On agite des chiffons à des endroits secondaires, comme cette réforme des rythmes scolaires qui ne changera rien pour l’enfant, et l’on reste dans le rafistolage.

Entretien réalisé par 
Laurent Mouloud, L’Humanité


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