L’injustice fondamentale des changements climatiques – « Des centaines de millions de personnes seront affectées »

lundi 22 février 2016.
 

L’effet de serre symbolise les atteintes à l’environnement dues à la logique d’accumulation. Des dizaines de milliards de tonnes de CO2 sont émises chaque année par combustion de charbon, pétrole et gaz. Les changements climatiques vont affecter les écosystèmes, la chaîne alimentaire, l’eau, la santé humaine… et en particulier les populations les plus vulnérables. Les principaux responsables continuent pourtant à exporter leur mode de développement, or un monde dont chaque habitant polluerait autant qu’un Etats-unien moyen est inconcevable. La communauté internationale a adopté en 1992 une Convention sur les changements climatiques, renforcée en 1997 par le Protocole de Kyoto. Mais le Nord a accumulé une telle dette climatique vis-à-vis du Sud que ce dernier rechigne à participer aux efforts de réduction des émissions de gaz à effet de serre tant que le Nord ne passe pas sérieusement aux actes. Or, sans réduction drastique de l’usage des combustibles fossiles, un climat plus chaud que ce que l’humanité n’a jamais connu va prévaloir et des centaines de millions de personnes seront affectées. Les pays riches doivent d’urgence réduire leurs émissions, promouvoir un développement mondial propre et aider le Sud à s’adapter à la part des changements climatiques devenue inévitable.

INTRODUCTION

Depuis la révolution industrielle et l’invention de la machine à vapeur, la combustion massive de combustibles fossiles (charbon, pétrole, gaz naturel) a mené à une augmentation de 35 % entre 1750 et 2005 de la concentration atmosphérique en dioxyde de carbone (CO2), le gaz à effet de serre d’origine humaine le plus important. Le CO2 est en effet un déchet inévitable de toute combustion, et près de la moitié des quantités émises reste dans l’atmosphère pendant environ un siècle, l’autre moitié étant absorbée par les océans et la végétation. Le développement inégal du Nord et du Sud a pour conséquence que près de trois quarts de l’excès de CO2 accumulé dans l’atmosphère jusqu’à ce jour proviennent des pays dits « développés ». Même s’il est probable que les pays du Sud émettent d’ici 10 ou 20 ans plus de gaz à effet de serre que ceux du Nord, les quantités accumulées dans l’atmosphère proviendront encore longtemps principalement des pays « développés » [1].

Or ce sont ces quantités accumulées au fil des décennies qui sont à l’origine du réchauffement du climat, et pas directement ce qui est émis une année donnée. En effet, le CO2 présent dans l’atmosphère retient une part de la chaleur rayonnée par la Terre sous forme d’infrarouges, et plus il y a de CO2, plus il y a de piégeage, ce qui accroît inévitablement la température moyenne globale de l’air en surface et modifie le climat de la Terre. C’est ce qu’on appelle « l’intensification de l’effet de serre », en référence au mécanisme à l’œuvre dans les serres, où les vitres jouent un rôle similaire à celui du CO2. Le Nord a donc accumulé, avec le CO2, une « dette climatique » vis-à-vis du Sud (Simms, 2005).

Le GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, ou IPCC en anglais) [2] a estimé en 2001 que la plus grande partie du réchauffement observé au cours des 50 dernières années est due aux gaz à effet de serre d’origine humaine, et que la poursuite de ces émissions sans politique sérieuse de réduction augmenterait la température globale de 1,4 à 5,8°C entre 1990 et 2100, selon le scénario d’émissions et le modèle utilisé (GIEC, 2001 ; Houghton, 2004 ; Le Treut et al., 2004). Bon nombre d’autres paramètres climatiques seraient aussi affectés. Le niveau moyen des mers augmenterait de 9 cm à 88 cm pendant la même période, et continuerait à augmenter pendant des siècles après que la température se soit stabilisée. Le cycle hydrologique sera intensifié, engendrant davantage de sécheresses dans certaines régions, et d’inondations dans d’autres.

Plusieurs des changements anticipés pour ce siècle commencent à être perceptibles dans les relevés climatiques. Le réchauffement global moyen mesuré en surface est de 0,6°C au cours du 20e siècle, avec des valeurs plus élevées encore sur les continents et au voisinage des pôles. Le nombre de vagues de chaleur est en augmentation, de même que la proportion des pluies qui tombe de manière concentrée, ce qui favorise les inondations. L’intensité des cyclones tropicaux croît également depuis 1970. La grande majorité des petits glaciers continentaux est en train de fondre, et la calotte glaciaire du Groenland fait de même.

IMPACTS

Le GIEC (2001) a aussi évalué l’information scientifique disponible sur les impacts des changements climatiques sur les écosystèmes, les secteurs socioéconomiques, y compris la chaîne alimentaire et les ressources en eau, et sur la santé humaine. Ce qui suit résume les conclusions du GIEC dans ces domaines. Voir aussi Schneider (1999).

Ecosystèmes : Le rythme du réchauffement climatique peut excéder le rythme des migrations naturelles de certaines espèces végétales ou animales, qui peuvent alors être sérieusement affectées, ou même, disparaître. Cela risque d’être le cas de nombreuses espèces de forêts. Certaines espèces de plantes et d’animaux (comme les espèces en voie d’extinction et les espèces adaptées à des niches étroites pour lesquelles l’habitat est discontinu et des barrières empêchent ou bloquent les migrations), et certains systèmes naturels (comme les récifs coralliens, les palétuviers et autres régions humides côtières, les prairies humides, les écosystèmes de montagne, les écosystèmes reposant sur du sol gelé en permanence) seront affectés négativement par des variations climatiques correspondant à un scénario de réchauffement global moyen de moins de 1°C en 2100 par rapport à la température de 1990. Avec un réchauffement moyen de 1 à 2°C en 2100, les effets négatifs infligés à ces espèces et systèmes très sensibles deviendraient plus graves et le risque de dégâts irréversibles ou de pertes augmenterait, y compris pour des espèces et systèmes supplémentaires. Ces changements résulteraient aussi probablement en une diminution nette de la biodiversité globale.

Production alimentaire : En dehors des facteurs de production humains, la production de nourriture est principalement influencée par la disponibilité de l’eau et des nutriments, et par la température. L’augmentation de la température pourrait ouvrir de nouvelles aires à l’agriculture dans les régions qui sont froides aujourd’hui, mais accroîtra aussi le risque de stress thermique ou hydrique dans d’autres régions. Les animaux de ferme (bétail, porc et volaille) sont tous sensibles à la chaleur et à la sécheresse. Les effets des changements climatiques, même en cas d’évolution progressive, ne seront pas uniformes. Généralement, les latitudes moyennes à hautes peuvent bénéficier d’accroissements de la productivité agricole dans certains cas pour un réchauffement global modéré (jusqu’à 2°C d’augmentation moyenne au dessus de la température de 1990). Au contraire, dans les régions tropicales et subtropicales – où certaines cultures sont proches de leur seuil limite de tolérance à la chaleur et où l’agriculture non irriguée des régions sèches prédomine – la production devrait décroître. De plus, la capacité d’adaptation des pays tropicaux moins développés est limitée par le manque de moyens financiers.

Le réchauffement risque donc d’accroître la disparité en production de nourriture entre pays développés et en développement. Pour un réchauffement global supérieur à environ 2°C, la productivité devrait décroître dans les latitudes moyennes à hautes également, et la situation dans les pays tropicaux empirerait encore. D’après l’étude de Parry et al. (2004), dans les années 2080, le nombre total de personnes qui pourraient avoir faim pourrait augmenter de 50 à 580 millions suite aux changements climatiques. Ces chiffres pourraient être inférieurs si la végétation pouvait tirer parti de manière optimale de l’enrichissement de l’atmosphère en CO2, mais cela semble peu probable. La plupart des personnes concernées seraient dans les pays en développement. Certaines régions (particulièrement les tropiques arides et sub-humides, notamment l’Afrique) seront très affectées.

Eau : La quantité d’eau et sa distribution dépendent dans une grande mesure des chutes de pluie et de son évaporation, qui risquent tous les deux d’être affectées par les changements climatiques. La distribution prévue des changements comprend des augmentations de précipitations dans les hautes latitudes et dans certaines régions équatoriales et une diminution dans certaines régions des latitudes moyennes, subtropicales et semi-arides. Cela suggérerait que le stress hydrique augmente au Moyen-Orient, autour de la Méditerranée, au Sud de l’Afrique, au Mexique, dans certaines parties de l’Europe et en Amérique Latine, pendant que ce stress diminuerait en Chine et dans le Sud-Est Asiatique.

D’une manière générale, la capacité des systèmes d’approvisionnement en eau actuels et leur faculté à réagir aux changements de la demande d’eau détermine dans une large mesure la gravité des impacts potentiels des changements climatiques sur l’approvisionnement en eau. En 1999, 1,3 milliard de personnes n’avaient pas accès à une fourniture adéquate d’eau saine, et 2 milliards de personnes n’avaient pas accès à des sanitaires adéquats, principalement dans des régions arides et semi-arides (voir UNEP, 1999). Dans ce contexte, les changements climatiques constituent un stress supplémentaire important. En plus de changements dans l’approvisionnement moyen, les extrêmes climatiques comme la sécheresse ou les inondations sont censées devenir un plus gros problème dans beaucoup de régions tempérées et humides.

Effets socioéconomiques : Les impacts ci-dessus affectent l’ensemble des établissements humains, et les conditions mêmes du développement. Par exemple, une hausse du niveau des mers d’un mètre diminuera la surface du Bangladesh de 17,5 % et des dizaines de millions de personnes seront forcées de migrer. De nombreuses villes proches de la mer, comme Londres, New York, Mumbai, ou Shanghaï, sont menacées à moyen terme dans leur existence. Certains États insulaires, comme les Maldives ou Tuvalu, sont tout simplement menacés de disparaître. Outre ces lents changements des conditions moyennes, la fréquence et/ou la gravité d’événements extrêmes comme les sécheresses, les inondations, les cyclones, les marées-tempêtes ou les tempêtes sont susceptibles de changer dans un monde plus chaud, et cela peut avoir de graves conséquences humaines et socioéconomiques.

Ces dernières peuvent être plus ou moins grandes en fonction de l’organisation sociale ou du degré de préparation des autorités et des populations. Un cyclone tropical d’intensité similaire peut avoir des effets très différents d’un endroit à l’autre. Les pauvres n’ont souvent pas d’autre choix que de s’installer sur des lopins de terre sans valeur dans des zones sujettes aux catastrophes naturelles, telles que les rives de cours d’eau, les flancs de colline instables des zones déboisées ou les zones fragiles de captage des eaux. Ce sont ces conditions qui prédéterminent non seulement la vulnérabilité des plus démunis aux catastrophes naturelles, mais aussi leur capacité à en affronter les conséquences. Les familles les plus pauvres sont parfois contraintes de s’endetter encore davantage pour reconstruire leur foyer, remplacer les biens perdus et satisfaire leurs besoins les plus élémentaires jusqu’à la reprise d’activités qui génèrent des revenus (De Souza, 2004).

Les dégâts humains et matériels provoqués par l’ouragan Katrina à la Nouvelle Orléans ont rappelé que les exclus des pays riches n’étaient pas mieux lotis que les habitants du Sud. Le livre de Le Tréhondat et Silberstein (2005) est édifiant à cet égard. Ces auteurs montrent également comment la reconstruction après la catastrophe donne l’occasion à la classe dominante américaine de saisir l’occasion d’expulser les habitants dont elle ne veut plus, car ils entravent la bonne marche du profit. Condoleeza Rice n’avait-elle pas aussi déclaré après le tsunami de décembre 2004 que ce dernier était une « opportunité formidable » pour les États-Unis, qui en « toucheraient les dividendes » (Le Tréhondat et Silberstein, 2005) ?

Les réfugiés : La migration des populations affectées par des changements climatiques progressifs ou soudains risque évidemment d’accroître les risques d’instabilité politique et de conflit. Ils sont évoqués avec pudeur dans les rapports du GIEC. Le rapport réalisé en octobre 2003 par deux experts travaillant pour le Pentagone, P. Schwartz et D. Randall, est autrement explicite (Schwartz et Randall, 2006). Curieusement, alors que le discours officiel de l’administration Bush visait toujours à ce moment à minimiser l’importance des changements climatiques et de leurs causes anthropiques, ce rapport resté secret quelques mois envisage un scénario catastrophe, où le climat devient chaotique, et où les réfugiés se disputent les maigres ressources alimentaires encore disponibles.

Les auteurs concluent notamment que « Les États-Unis et l’Australie seront enclins à bâtir des forteresses défensives autour de leur pays parce qu’ils ont les ressources et les réserves pour assurer leur autosuffisance. (…) Les frontières seront renforcées dans l’ensemble du pays afin de tenir à l’écart les immigrants indésirables des îles Caraïbes, du Mexique et d’Amérique du Sud. (…) Dans ce monde d’États en guerre, on ne pourra pas échapper à la prolifération d’armes nucléaires. » Ainsi les changements climatiques servent ici à justifier des moyens supplémentaires pour renforcer le rôle de gendarme des États-Unis, dans un monde où ce qui compte plus que jamais, c’est le contrôle des ressources fondamentales : énergie, alimentation et eau (Valantin, 2005).

Santé humaine : Les impacts sur la santé humaine d’un changement climatique global incluent des changements dans l’extension géographique et dans la saisonnalité de différentes maladies infectieuses, les effets de la malnutrition et de la famine dus à une redistribution de la nourriture et des ressources en eau, et des augmentations de la mortalité et de la morbidité associées aux vagues de chaleur.

Pour chacun des impacts potentiels indiqués ci-dessus, la vulnérabilité relative de différentes régions est largement déterminée par leur accès aux ressources, à l’information et aux technologies, et par la stabilité et l’efficacité de leurs institutions. Cela signifie que les possibilités de développement durable seront plus gravement affectées par les changements climatiques dans les pays en développement et parmi les populations non privilégiées. Bien sûr, les changements climatiques n’expliqueront pas tous les problèmes rencontrés par les pays en développement dans le siècle à venir, mais ils rendront plus difficile encore la satisfaction des besoins essentiels de leurs populations, tant dans le court terme que dans le long terme. Les changements climatiques risquent d’accroître l’iniquité à l’échelle mondiale et régionale, tant au sein des générations présentes qu’entre les générations actuelles et futures.

STRATÉGIES DE RÉPONSE : CONTRACTION ET CONVERGENCE

La prise de conscience de la communauté internationale a été bien tardive par rapport à l’ampleur du problème climatique. Alors que des scientifiques ont commencé à sonner l’alerte dès la fin des années 1950 [3], que la première Conférence mondiale sur le climat a reconnu en 1979 l’importance des changements climatiques qui pourraient résulter de l’intensification de l’effet de serre, il a fallu attendre la Conférence des Nations unies sur l’environnement et le développement à Rio de Janeiro en 1992 pour qu’une Convention cadre des Nations Unies sur les changements climatiques (CCNUCC 1992) soit adoptée. L’article 2 de la CCNUCC décrit l’ultime objectif de la Convention : « stabiliser les concentrations de gaz à effet de serre dans l’atmosphère à un niveau qui empêche toute perturbation anthropique dangereuse du système climatique ». Cet article mentionne le besoin d’atteindre ce niveau dans un délai suffisant pour que « les écosystèmes puissent s’adapter naturellement aux changements climatiques, que la production alimentaire ne soit menacée, et que le développement économique puisse se poursuivre de manière durable ».

Le Conseil des ministres européens est la seule instance politique à s’être prononcée officiellement sur la quantification de cet objectif. Le Conseil européen du 23 mars 2005 a rappelé la position prise dès juin 1996 : « Le Conseil […] confirme que, pour réaliser l’objectif ultime de la Convention cadre des Nations unies sur les changements climatiques, l’augmentation de la température mondiale annuelle moyenne en surface ne doit pas dépasser 2°C par rapport aux niveaux de l’époque préindustrielle. » Peu avant, le Conseil européen des ministres de l’environnement avait écrit, le 10 mars 2005 : « Il ressort de recherches scientifiques récentes et des travaux effectués dans le cadre du GIEC qu’il est peu probable qu’une stabilisation des concentrations à un niveau supérieur à 550 parties par million en volume en équivalent CO2 soit compatible avec l’objectif de 2°C et que, pour avoir une chance raisonnable de limiter à 2°C le réchauffement de la planète, il sera peut-être nécessaire de stabiliser les concentrations à un niveau très inférieur à 550 ppmv en équivalent CO2. » Nous sommes déjà actuellement à 380 ppm de CO2, et en tenant compte de l’effet additionnel des autres gaz à effet de serre, cela correspond à environ 450 ppm de CO2 équivalent. Nous sommes donc peut-être déjà au dessus du maximum considéré comme dangereux par l’Union européenne !

Il n’est pas possible d’atteindre un tel objectif sans une limitation sérieuse du volume total de CO2 que l’humanité peut émettre au cours du siècle à venir. Cette limite signifie que les émissions mondiales de gaz à effet de serre devront subir progressivement une contraction par rapport aux niveaux d’aujourd’hui. C’est la première idée que défend Aubrey Meyer du Global Commons Institute depuis une quinzaine d’années (Meyer, 2000) : pour avancer sur le chemin de la protection du climat, il faut d’abord accepter que la quantité totale d’émission de gaz à effet de serre doit aller en se contractant. La question suivante est alors : comment se partage-t-on le gâteau des émissions entre pays ?

La Convention peut nous aider ici aussi : elle reconnaît dans son article 3 les responsabilités historiques communes mais différenciées des pays développés et des pays en développement. Communes parce que nous partageons tous l’atmosphère, et qu’un kg de CO2 émis à New York, Bruxelles ou Ouagadougou a le même effet sur le climat, mais différenciées, par ce qu’un Américain moyen émet 25 tonnes de CO2/an, un Belge 12 tonnes, et un Burkinabé une centaine de kilogrammes (dans le secteur énergétique). Certains ont essayé à Rio de faire oublier ces différences énormes en insistant sur le rôle de la croissance démographique des pays en développement dans la croissance des émissions de gaz à effet de serre.

Mais là où cette croissance démographique a lieu, la consommation de biens et d’énergie par tête est bien plus faible en moyenne que dans les pays développés. Ainsi, on a pu calculer qu’entre 1950 et 1990, l’augmentation des émissions de CO2 par habitant dans les pays développés a joué un plus grand rôle dans l’augmentation des émissions mondiales de CO2 que la croissance démographique dans les pays en développement (Bartiaux et van Ypersele, 1993). Cela explique que la Convention sur les changements climatiques reconnaît que les pays développés doivent être « à l’avant-garde » en étant les premiers à réduire les émissions qui mettent le climat en danger.

Un autre principe important sur lequel s’appuie la Convention dans son article 3 est celui de l’équité. Pour que des accords soient efficaces et incitent à la coopération, ils doivent être considérés comme légitimes. Or, comme le rappelle le GIEC, l’équité est un facteur important de légitimation. Étant donné que les pays développés ont causé l’essentiel du problème, que leur production de CO2 par habitant est largement supérieure à celle du reste du monde, et que les pays en développement doivent pouvoir augmenter leurs émissions pour se développer, les pays industrialisés ont contracté une dette morale envers le reste du monde et les générations à venir. Comment doit se répartir la charge de cette dette ? Le débat est loin d’être clos, mais il est déjà clair qu’ils doivent réduire leurs émissions davantage que les pays en développement.

C’est en fait la deuxième idée défendue par Aubrey Meyer : la convergence progressive des niveaux d’émissions par habitant, vers un niveau unique, cohérent avec la taille du « gâteau » d’émissions « autorisées ». Dans le jargon des négociateurs (voir Gupta, 2001), on parle de « C&C », ou « contraction et convergence ». Pour Raùl Estrada , l’ambassadeur argentin qui a présidé avec brio à l’accouchement du texte du Protocole de Kyoto [4], C&C est séduisant sur papier, mais ne résout pas la question fondamentale de l’équité, qui n’est de plus, fait-il remarquer, qu’un ersatz de la notion d’égalité (Estrada, 2000). En effet, les pays en développement ne sont pas prêts à envisager la moindre limitation de leur croissance, surtout si les pays développés ont pu émettre sans aucune contrainte pendant longtemps, et qu’ils ne se soumettent qu’aux objectifs peu ambitieux de Kyoto (voir aussi Athanasiou et Baer, 2002).

Comment avancer alors ? Peut-être la solution viendra-t-elle d’un des mécanismes les plus souvent décriés du Protocole de Kyoto. Ce dernier prévoit en effet notamment la possibilité que les pays industrialisés réalisent une part de leur objectif de réduction en échangeant entre eux (et non avec les pays du « Sud » pour le moment, contrairement à ce qui est souvent écrit) une part de leurs quotas. Un tel système est régulièrement qualifié d’immoral parce qu’il permettrait à certains pays de se donner bonne conscience en achetant des droits à polluer davantage. Il ne fait cependant que rendre apparente la nécessaire limitation des émissions polluantes.

En effet, quand un automobiliste achète aujourd’hui 10 litres d’essence, il s’approprie en même temps, sans s’en rendre compte, le « droit » d’envoyer dans l’atmosphère les 25 kg de CO2 qui correspondent à leur combustion. Et il ne doit pas se soucier d’acheter ce droit à un autre habitant de la planète. Le problème éthique lié aux échanges de permis réside ainsi davantage dans la manière dont les quotas ou « permis de polluer » sont initialement répartis entre les pays. Si leur répartition initiale était basée sur l’équité plutôt que sur les « droits acquis », les permis pourraient même constituer, à certaines conditions, un formidable vecteur d’aide aux pays en développement (Grégoire et al., 2000). Et à condition que la quantité totale de permis soit déterminée par le souci de protéger le climat pour les décennies et siècles à venir (la contraction), un tel système permettrait d’effectuer les nécessaires réductions d’émissions au meilleur coût.

Il faut remarquer que l’efficacité environnementale du système ne dépend que de la quantité totale émise, et non de sa répartition. Un des grands penseurs indiens de l’écologie, feu Anil Agarwal avait même publié peu avant le sommet de Rio un article dans lequel il proposait exactement cela : diviser équitablement le total des émissions mondiales « autorisées » pour protéger le climat par le nombre d’habitants de la planète, puis autoriser la commercialisation de ces « droits à polluer » (Agarwal, 1992). Les pays n’utilisant pas leurs droits pourraient les vendre à ceux qui dépasseraient les leurs. En quelque sorte un Kyoto mondial, mais avec l’équité en plus.

CONCLUSION : URGENCE ET JUSTICE

La tentation à la fois du Nord et du Sud peut être d’attendre pour agir jusqu’à ce que les impacts soient (encore plus) clairement visibles et attribuables aux activités humaines. Mais plus nous attendons, plus il sera difficile de réduire la gravité des impacts futurs, étant donné l’immense inertie dans les systèmes sociaux et naturels. Les impacts des changements climatiques affecteront l’habitabilité même de notre planète. Des dizaines de millions de gens vont voir leur maison inondée, perdre le fruit de leur travail, voire leur vie ou celle de leurs enfants, parce que les océans se dilatent quand ils s’échauffent et que leur niveau va s’élever, inondant des pays entiers. Mais aussi parce que des pluies diluviennes s’abattront de plus en plus fréquemment sur bien des régions.

L’accélération du cycle de l’eau provoquera davantage de sécheresses dans certaines régions et facilitera les feux de forêts. Des vagues de chaleur tueront par milliers chaque année. Des millions d’hectares de cultures seront brûlés par le soleil et de nombreuses espèces vivantes ou écosystèmes disparaîtront. Des moustiques porteurs de maladies tropicales viendront piquer les banquiers à Wall Street. Plus tard, l’Antarctique et le Groenland commenceront à fondre. Et les sociétés humaines n’ont pas l’expérience d’un climat nettement plus chaud : pour retrouver un climat dont la température globale dépasse de plus de 2°C celle d’aujourd’hui, il faut remonter plus de 2 millions d’années en arrière !

Les premiers à subir ces impacts seront les pays en développement, qui ont justement le moins de moyens d’y faire face et ne manquent pas d’autres difficultés. Deux milliards de Terriens ne connaissent ni électricité, ni téléphone, ni l’internet et n’ont qu’un revenu inférieur à quelques euros par jour. Plus d’un milliard de personnes n’ont pas non plus accès à l’eau potable et 5 millions meurent chaque année de maladies liées à l’eau. Mais avant la fin du siècle, si le dossier climatique n’est pas pris au sérieux, ce sont probablement plusieurs centaines de millions de Terriens de plus qui risquent de connaître le manque d’eau par exemple.

D’ici quelques décennies, les réfugiés du climat se compteront par millions. Même les plus riches ne pourront plus échapper aux conséquences des changements climatiques. On a vu les milliers de victimes en France pendant l’été 2003. Faudra-t-il qu’un cataclysme climatique s’abatte sur la Maison Blanche, comme dans « Colère », le passionnant roman de Denis Marquet [5], pour que le problème soit pris au sérieux ? C’est un des paradoxes de la question des changements climatiques : les bases scientifiques sont largement comprises, les chiffres sont clairs, même si certains préfèrent les travestir ou les ignorer. Or, nous allons vers un mur, et nous ne faisons rien, ou presque.

Les pays riches devraient réduire leurs émissions de manière ambitieuse, cesser d’exporter via la culture télévisuelle et la Banque mondiale leur mode de vie destructeur, et commencer à partager leurs ressources et technologies avec les pays du Sud pour les aider à atteindre un mode de développement plus durable, et à s’adapter à la part des changements climatiques qui sera devenue inévitable (voir Yamin et Huq, 2005). Dans beaucoup de cas, les actions prises pour protéger le climat ou pour s’adapter aux changements peuvent être bénéfiques à d’autres points de vue : réduire la vulnérabilité à la variabilité existante du climat et réduire notre dépendance envers les combustibles fossiles, ce qui présente beaucoup d’autres bénéfices en termes de bruit, de pollution de l’air et de l’eau (voir Wehab, 2002) ou d’accidents de la route et d’embouteillages.

Pour terminer, je voudrais faire mienne cette phrase de l’éditorial du numéro d’Alternatives Sud consacré en 2003 au pétrole : « le progrès identifié à la croissance, cette dernière devenue la condition même de la survie du système économique, le productivisme en tant que valeur centrale, y compris dans l’agriculture, le calcul économique comme seule norme d’organisation collective des sociétés, tout cela contribue, sous couvert de rationalité et de modernité, à faire de l’exploitation des richesses naturelles un en soi qui a éliminé de la culture le respect de la nature. » (Alternatives Sud, 2003). Il est temps de trouver une alternative. Puisse ce numéro y contribuer.

Jean-Pascal van Ypersele

BIBLIOGRAPHIE

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— Yamin F. et Huq S. (2005), « Vulnerability, Adaptation and Climate Disasters », IDS Bulletin, 36, octobre, ix +131p (voir : www.ids.ac.uk). P.-S.

* « Changements climatiques. Impasses et perspectives ». Alternatives Sud. Vol. XIII 2006/2. Date 03/2006. EDITION CETRI, Syllepse : http://www.cetri.be/L-injustice-fon...

* Jean-Pascal van Ypersele est professeur de climatologie et de sciences de l’environnement à l’Institut d’astronomie et de géophysique de l’Université catholique de Louvain-la-Neuve (www.climate.be), représentant des Services fédéraux belges de la politique scientifique lors de nombreuses conférences internationales sur les changements climatiques, notamment celles du GIEC (www.ipcc.ch) et de la Convention climat (www.unfccc.int).

Notes

[1] Le lecteur intéressé peut expérimenter différents scénarios climatiques avec le logiciel JCM proposé sur http://jcm.chooseclimate.org, et qui a été développé notamment grâce au soutien des services fédéraux belges de la politique scientifique (SPPPS).

[2] Le GIEC fut fondé par l’Organisation météorologique mondiale et par le Programme des Nations unies pour l’environnement en 1988 pour évaluer l’état des connaissances à partir de la littérature scientifique de référence. Le GIEC a publié nombre d’importants rapports et documents. Des centaines de spécialistes participent au travail du GIEC comme auteurs ou comme relecteurs critiques, dans le cadre d’une procédure rigoureuse et transparente. Les rapports du GIEC fournissent un excellent travail de référence, largement utilisé par les décideurs politiques, les scientifiques et autres experts. Les quelques critiques des évaluations du GIEC viennent la plupart du temps de non-spécialistes, de scientifiques bornés ou de personnes payées par des groupes industriels, qui ont intérêt à propager des informations incomplètes à propos des changements climatiques (Ehrlich et Ehrlich, 1996, Gelbspan, 1998). Site : www.ipcc.ch

[3] Les chercheurs Revelle et Suess (1957) écrivent : « Avec sa civilisation industrielle mondiale, l’homme effectue involontairement une grande expérience géophysique. En quelques générations, il brûle les combustibles fossiles qui s’étaient lentement accumulés sur la Terre au cours des derniers 500 millions d’années. » Ils plaident ensuite avec succès pour que l’on commence à mesurer en continu la concentration atmosphérique en CO2.

[4] Le Protocole de Kyoto complète la Convention sur les changements climatiques, et impose aux pays développés qui l’ont ratifié de réduire leurs émissions en moyenne de 5% entre 1990 et 2008-2012 (voir van Ypersele, 1998).

[5] Albin Michel, 2001.


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