La mobilité sociale des classes populaires

mardi 5 octobre 2021.
 

La mobilité sociale n’est pas simplement une question économique mais aussi une question politique.

La division internationale du travail et la mise en concurrence des travailleurs au niveau planétaire dans le cadre de la mondialisation financière, la précarisation de l’emploi à tous les niveaux de qualification, les modifications structurelles du marché du travail, l’évolution rapide des techniques de production et des métiers ouvriers et du tertiaire demandent de s’interroger encore aujourd’hui sur la mobilité sociale notamment de celle des classes populaires.

Quel est l’impact de ces changements sur la conscience de classe ?

1) Introduction à l’étude de la mobilité sociale en France.

1a) La mobilité sociale. "En un quart de siècle, la mobilité sociale a peu évolué" (par Stéphanie Dupays). 7 pages.

Source Internet : http://www.la-revanche-des-ses.fr/D...

Voici l’introduction à l’étude :

"En 2003, un homme âgé de 40 à 59 ans sur trois a une position sociale identique à celle de son père au même âge. Ce chiffre cache des situations très variées selon les groupes sociaux : 9 agriculteurs sur 10 ont la même position sociale que leur père, contre 2 cadres sur 10. Au cours des vingt-cinq dernières années, l’évolution de la structure sociale a favorisé la mobilité. En 2003, 40 % de la mobilité est ainsi due aux changementsstructurels de l’économie. La mobilité nette des transformations du marché du travail diminue toutefois entre 1977 et 2003. L’inégalité d’accès aux statuts supérieurs a augmenté." Voir notamment le tableau page 3 qui donne des informations sur "l’hérédité sociale" par catégories socioprofessionnelles et en particulier pour pour les ouvriers et les employés.

1b) Une étude complète de l’INSEE sur la mobilité sociale est disponible encliquant ici  :

2) La mobilité sociale des classes populaires

Voici un extrait de l’excellent ouvrage : "Sociologie des classes populaires contemporaines"

Éditions Armand Colin (2015) . Cliquez icipour information sur ce livre .

Chapitre : Mobilité sociale des classes populaires. (P. 64 et 65)

"… En l98l,l’homogamie demeure forte pour les ouvriers, si on la mesure par les origines sociales des conjoints : plus d’un fils d’ouvrier sur deux vit alors avec une fille d’ouvri et et une fille d’ouvrier sur deux vit avec un fils d’ouvrier.

Mais si l’on compare les positions des conjoints, c’est l’alliance ente ouvriers et employées qui l’emporte : plus de la moitié des ouvriers vivent avec une employée, et la moitié des employées vivent avec un ouvrier. Quand ils ne sont pas mariés à une employée, les ouvriers vivent avec une ouvrière ou avec une femme < inactive. Par contre, quand elles ne sont pas mariées avec des ouvriers, les employées vivent le plus souvent avec des hommes appartenant aux professions intermédiaires.

Une mobilité socioprofessionnelle toujours faible dans les années 2000

Qu’en est-il aujourd’hui ? Une présentation des résultats de l’enquête FQP de 2003 est intitulée de façon éloquente : < En un quart de siècle, la mobilité sociale a peu évolué. [Dunlvs, lz INSEE, 2006].

Concernant ouvriers et employés, il n’y a en effet pas de changement spectaculaire, mais les tendances observées depuis les années 197O et 1980 se prolongent : les passages entre ouvriers et employés se renforcent.

Les hommes ouvriers n’ont pas bénéficié d’une plus grande ouverture sociale.

L’hérédité sociale s’est même sensiblement renforcée depuis les années 1980 : en 2003 (voir tableau), plus de la moitié des ouvriers sont fils d’ouvriers. Les destinées restent proches de celles observées en 1985 : la moitié des fils d’ouvriers deviennent ouvriers, un tiers deviennent professions intermédiaires ou cadres.

Quant aux hommes employés, ils sont plus souvent enfants d’ouvrier qu’en 1985, et leurs destinées sont plus souvent ouvrières. Ainsi, la moitié des employés sont des fils d’ouvriers et un quart des fils d’employés sont devenus ouvriers.

Les destinées des fils d’employés apparaissent plus ouvertes que celles des fils d’ouvriers :la moitié sont devenus professions intermédiaires ou cadres.

La plupart des analyses ne concernent que les hommes et leurs pères, alors que l’enquête FQP inclut les femmes et prend en compte (depuis L977) la position des mères.

Qu’en est-il pour les femmes ouvrières et employées ? Du fait de la structure de la population active féminine, la mobilité des femmes, quand on les compare à leurs pères, est plus souvent descendante que celle des hommes une large majorité d’entre elles devenant employées, quelle que soit la position du père, sauf s’il est cadre (VALLET, 19921). Ce destin d’employées est prédominant parmi les filles d’ouvriers et dans une moindre mesure pour les filles d’employés.

Les filles d’ouvriers deviennent pour plus de la moitié d’entre elles employées (55o/o), 20 % devenant ouvrières, et 2o/o professions intermédiaires ou cadres.

Les filles d’employés deviennent, quant à elles, pour moitié employées, pour un tiers professions intermédiaires ou cadres et pour 10% ouvrières [MuRAr,Mrcnreux,20O7l.

La prise en compte des positions des mères suggère que pour les femmes dont les deux parents étaient actifs, la position sociale est fortement déterminée par celle de la mère, en particulier pour les cadres : les filles de femmes cadres deviennent plus souvent cadres que les filles dont seul le père est cadre [MenutÉ, PnÉvor, 79971,

On n’observe pas une telle différenciation pour les catégories subalternes : les destinées des filles d’ouvrières sont très proches de celles des filles d’ouvriers et les destinées des filles d’employées similaires à celles des filles d’employés.…"

3) Marx et la mobilité sociale. Étude de Patrick Massa, (Contretemps n°10)

Texte source en cliquant ici.

Il est admis que le marxisme serait par essence inattentif aux réalités qu’étudie la sociologie de la mobilité sociale/1.

Le décalage chronologique entre la France et les États-Unis dans le développement des travaux sur ce thème lui serait imputable si l’on en croit Les Sociologues et la mobilité sociale (1993) de Charles-Henri Cuin. Le démographe Jacques Dupâquier évoque dans La Société française au XIXe siècle. Tradition, transition, transformations un Marx « hypermétrope » focalisé sur des catégories très larges et l’évolution globale de la société mais aveugle aux trajets individuels /2.

Et lui aussi estime que son influence aurait freiné les recherches françaises. Le premier jugement concerne la discipline sociologique et le second l’histoire sociale mais le diagnostic est le même. C’est toujours la faute à Marx. L’accusation est ancienne. Dans son étude sur « Les classes sociales en milieu ethnique homogène » datant de 1927 et reprise dans Impérialisme et classes sociales, Schumpeter prétendait que seule l’analyse marxiste avait élevé au rang de principe l’idée de l’existence de « barrières infranchissables » entre les classes 3/.

Cette vision s’est maintenue. En 1969, dans Les Désillusions du progrès Raymond Aron tranche. Marx confondrait classes et Stände d’Ancien Régime. L’accusation peut sembler crédible. Marx et Engels semblent effectivement postuler une fixité absolue quand ils écrivent dans L’Idéologie allemande que « la classe devient à son tour indépendante à l’égard des individus, de sorte que ces derniers trouvent leurs conditions de vie établies d’avance, reçoivent de leur classe, toute tracée, leur position dans la vie et du même coup leur développement personnel ; ils sont subordonnés à leur classe. C’est le même phénomène que la subordination des individus isolés à la division du travail et ce phénomène ne peut être supprimé que si l’on supprime la propriété privée… » 4/.

Même un marxiste a pu dire qu’il « y a dans cette position toute tracée une prédétermination auprès de laquelle les rudesses du jansénisme semblent bénignes et laxistes 5/. »

De leur côté, les marxistes ont aussi su se montrer très polémiques. Lors des congrès internationaux de sociologie qui se tenaient à l’époque de la guerre froide, les chercheurs des pays de l’Est intervenaient sans se lasser afin de dénoncer le « caractère de classe » de la sociologie de la mobilité sociale et ils la réduisaient, sous couvert de sociologie de la connaissance, à une apologie des sociétés occidentales présentées à tort comme « ouvertes » 6/.

Il est vrai qu’un Schumpeter aimait à user des métaphores de « l’hôtel » ou de « l’autobus » pour illustrer sa thèse d’un renouvellement constant des classes. En France, c’est Nicos Poulantzas qui n’a cessé de dénoncer ce qu’il nomme dans Les Classes sociales dans le capitalisme aujourd’hui (1974) « l’inanité de la problématique bourgeoise de la mobilité sociale » 7/.

Des deux côtés, on semble donc tomber d’accord pour penser que l’approche en termes de classes et celle en termes de trajectoires individuelles dans l’espace social seraient incompatibles. Mais les choses sont-elles si simples ? N’est-ce pas un marxiste, Daniel Bertaux, qui a publié en 1977 un ouvrage fondamental intitulé Destins personnels et structure de classe ? N’est-ce pas à ce même Daniel Bertaux que les éditions Hatier ont confié en 1985 la tâche d’écrire dans leur célèbre collection pédagogique « Profil » un volume intitulé tout simplement La Mobilité sociale ?

Quant à Poulantzas, dans son ouvrage déjà cité, il accorde une grande importance à ce qu’il nomme « le mythe de la passerelle » qui irait jusqu’à unifier les fractions traditionnelles et nouvelles de la petite-bourgeoisie 8/.

Il s’agit donc de soumettre ce topos de l’incompatibilité à vérification en s’attachant ici aux écrits de Marx lui-même et en les comparant aux conclusions des spécialistes de ce champ de la recherche 9/. Nous nous situons ainsi aux antipodes de la démarche d’un Henri Lefebvre qui n’a pas craint de titrer un de ses ouvrages en 1966 Sociologie de Marx en ne disant pas un mot du savoir sociologique qui s’est déployé après lui.

La mobilité sociale sera envisagée ici dans sa dimension directement politique, plus précisément en connexion avec la question de l’action collective des exploités. En effet, on sait que Marx ne misait pas pour changer la société sur le vote de citoyens isolés et sérialisés. À ce mode d’action atomistique et purement additif réduisant les groupes à des agrégats de monades désunis, cher à la vision libérale de la politique, il opposait la mobilisation d’une classe conçue comme une communauté consciente et organisée 10/.

Ce sont donc les conséquences de la mobilité sociale verticale sur les capacités d’engagement des groupes sociaux dans le combat collectif qui sont l’objet de cet article.

I L’étanchéité des frontières sociales comme condition de la conscience de classe ou Marx précurseur de Sombart

John Golthorpe dans un article intitulé « Mobilité sociale et intérêts sociaux » publié en octobre 1976 dans la revue québécoise Sociologie et Sociétés s’est proposé « de mettre en lumière qu’en ce qui concerne les écrits de Marx lui-même, l ’importance accordée à la mobilité est en fait beaucoup plus grande qu’on ne l’a généralement supposé » 11/ et il évoque deux remarquables « coups de sonde intellectuels » 12/.

Dans plusieurs ouvrages, Marx remarque brièvement qu’aux États-Unis les ouvriers ont la possibilité de s’évader du salariat. Il oppose dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte les vieilles sociétés européennes qui ont « une formation de classes développée » à l’Amérique où si les classes existent « elles ne sont pas encore fixées mais changent continuellement et échangent leurs éléments dans un flux constant ».

Dans Salaire, prix et profit il note qu’il y a aux USA une « transformation permanente des travailleurs salariés en paysans indépendants. La position du travailleur salarié est, pour une très grande partie du peuple américain, un état provisoire qu’il est sûr d’abandonner dans un délai plus ou moins bref ». Notons qu’il s’agit d’une certitude et non d’une simple probabilité. Ce qui est décisif, c’est que dans sa correspondance, par exemple dans sa lettre à Weydemeyer du 5 mars 1852, il relie cette situation à l’immaturité du mouvement ouvrier américain. Il ne s’agit d’ailleurs pas d’une intuition isolée. Engels avait lui aussi remarqué l’absence d’un prolétariat héréditaire aux États-Unis comme le montrent les extraits de sa correspondance publiés dans l’anthologie de Kostas Papaioannou, Marx et les marxistes sous le titre « Pourquoi il n’y a pas de socialisme en Amérique »13/.

Dès 1845, dans l’introduction à La Situation de la classe laborieuse en Angleterre, il soulignait que le prolétariat est désormais « capable d’entreprendre des actions autonomes » car il est devenu une « classe stable de la population alors que jadis il n’était souvent qu’une transition pour l’accès à la bourgeoisie ». Il est catégorique : aujourd’hui les ouvriers n’ont « jamais la perspective de s’élever au-dessus de leur classe » 14/.

Marx a pu être inspiré par Hegel puisque dans La Raison dans l’Histoire, celui-ci soutient que « cette tension (entre riches et pauvres) ne menace pas encore l’Amérique, car l’issue permanente de la colonisation lui demeure largement ouverte et une foule de gens s’écoule constamment dans les plaines du Mississipi15/. »

Nietzsche en 1881 dans le paragraphe d’Aurore intitulé « l’impossible classe » se félicitait de l’existence de l’exutoire américain pour détourner les ouvriers européens du « pipeau des attrapeurs de rats socialistes » : « À l’opposé, chacun devrait penser à part soi : « Plutôt émigrer, chercher à devenir maître dans des régions du monde sauvages et intactes, et surtout maître de moi ; changer de place aussi longtemps qu’un signe quelconque d’esclavage se manifeste à moi ; n’éviter ni l’aventure ni la guerre […] pourvu que l’on cesse de devenir amer, venimeux et comploteur ! » […] ils devraient susciter dans la ruche européenne un âge de grand essaimage, tel que l’on ne l’a encore jamais vu et protester par cet acte de nomadisme de grand style contre la machine, le capital et l’alternative qui les menace aujourd’hui : devoir choisir entre être esclave de l’État ou esclave d’un parti révolutionnaire. Puisse l’Europe se délester du quart de ses habitants/ 16 ! »

Nietzsche et Marx sont politiquement aux antipodes l’un de l’autre mais ils tombent d’accord pour voir dans la conquête de l’Ouest une soupape de sécurité.

Il n’est pas exagéré de dire que les deux remarques de Marx et son échange avec Weydemeyer cités par Golthorpe annoncent le livre séminal de Werner Sombart Warum gibt es in den Vereinigten Staaten keinen Sozialismus publié en 1906 et en particulier sa dernière section « Die Flucht des Arbeiters in die Freiheit ».

L’analyse de Marx correspond aussi exactement à celle d’Albert Hirschman dans Défection et prise de parole sur l’Exit minant la Voice. Cet ouvrage visant à formaliser les stratégies des individus mécontents présente un modèle hydraulique, l’Exit constitue une soupape de sécurité entravant le développement de la protestation, Il y aurait une sorte de jeu de bascule entre ces deux types de réactions. Hirschman s’appuie d’ailleurs sur la thèse de l’historien américain Fréderick Jackson Turner qui accorde une importance centrale à la « Frontière » dans la formation du caractère national américain. Les deux passages relevés par J. Golthorpe ne sont pas isolés.

Dans L’Idéologie allemande par exemple, Marx et Engels expliquent qu’à l’époque des corporations« les compagnons étaient déjà liés au régime existant du seul fait qu’ils avaient intérêt à passer maîtres eux-mêmes. Par conséquent, tandis que la plèbe en venait au moins à des émeutes contre l’ordre municipal tout entier [...], les compagnons ne dépassèrent pas de petites rébellions 17/. »

Ils anticipent ici sur la théorie de la « socialisation anticipatrice » mise au point par Robert Merton. Le « groupe de référence » l’emporte sur le « groupe d’appartenance », il a une « fonction évaluative » et surtout « normative » puisque l’individu qui désire être accepté par une classe qui est en mesure de refuser son admission adopte dans sa conduite et son comportement son système de valeurs, ce qui est une façon d’accroître ses chances de faire advenir la destinée à laquelle il aspire.

Bref, Marx a introduit « ce qui va devenir une préoccupation dominante dans l’étude de la structure et de l’action de classe : celle de l’interrelation entre la mobilité sociale et la conscience de classe » 18/.

Seymour Martin Lipset, l’auteur en 1959 avec Reinhardt Bendix du classique Social Mobility in Industrial Society lui attribue d’ailleurs la paternité de l’explication de l’absence de conscience de classe par la mobilité 19/.

Les avantages de l’immobilité pour la mobilisation politique s’explique aussi bien de façon utilitariste que culturaliste. Le calcul rationnel incite les travailleurs rivés à leur position à se détourner des tentatives d’échappée individuelle si la probabilité de réussite de cette stratégie d’exit parait trop faible et donc, s’ils se refusent à la résignation, ne reste que l’insertion dans un combat collectif. À cela s’ajoute que l’auto-recrutement d’une catégorie, la formation d’un isolat étanche, accroît son homogénéité et permet la création d’une culture partagée source de solidarité.

Ces deux thèses ont été amplement développées par de nombreux spécialistes. Comme confirmation de la thèse olsonienne, on peut citer Paul Bouffartigue qui montre dans Les Cadres. La fin d’une figure sociale (2001) que cette catégorie a pu fonctionner comme un « salariat de confiance » pour le patronat car des perspectives de carrière lui ont été sciemment aménagées. Inversement la remise en cause récente de cet échange provoquerait « la montée d’une conscience salariale ». L’explication culturaliste a aussi une grande part de vérité.

Partons de Louis Chauvelqui distingue trois modalités de l’identité de classe. « L’identité temporelle, c’est-à-dire la permanence de la catégorie, l’imperméabilité à la mobilité intra- et intergénérationnelle, l’absence de porosité aux échanges matrimoniaux avec les autres catégories (homogamie) » n’est évidemment pas sans lien avec les deux autres, « l’identité culturelle » définie comme « le partage de références symboliques spécifiques, de modes de vie et de façons de faire permettant une inter-reconnaissance » et « l’identité collective » c’est-à-dire « une capacité à agir collectivement, de façon conflictuelle, dans la sphère politique afin de faire reconnaître l’unité de la classe et de ses intérêts » 20/.

Cela a été amplement démontré par des travaux multiples. Contentons nous d’en fournir quelques exemples parmi beaucoup d’autres possibles. Michel Verret a soutenu dans « Mémoire ouvrière, mémoire communiste » que le « faible indice d’hérédité » de la classe ouvrière française a constitué un obstacle à la transmission d’une mémoire militante unificatrice 21/. Il note joliment que la fidélité de classe doit plus au sang qu’aux sigles, autrement dit, ce sont les lignées familiales plus que les organisations qui sont le vecteur d’une mémoire de classe vivante, ce que Maurice Halbwachs avait déjà perçue.

Le brouillage introduit par la mobilité sociale peut donc jouer à plein. Alain Touraine et Jean-Daniel Reynaud dans Maurice Duverger (dir.), Partis politiques et classes sociales en France (1955) avaient déjà pointé la mobilité géographique et sociale comme posant un problème car « la formation politique des ouvriers doit moins que celle des autres groupes à la culture écrite et plus à la tradition orale et vécue. Elle est donc plus fragile et résiste moins aux transplantations, (…) à l’absence d’échanges et de confirmation sociales ».

Michel Simon et Guy Michelat dans le volumineux Classe, religion et comportement politique paru en 1977 ont élaboré une méthode dite des « attributs » qui vise à mesurer l’enracinement dans la classe. Il s’agit de prendre en compte non seulement la profession présente de l’individu mais aussi celle de ses ascendants et de son conjoint. Il est intéressant de noter qu’ils reprennent à leur compte une définition de la classe sociale proposée par Raymond Aron dans « La classe comme représentation et comme volonté » (Cahiers Internationaux de Sociologie, 1965) qui intègre l’élément de la « consistance à travers la durée de ces êtres collectifs ». Les résultats de leur enquête particulièrement approfondie sont sans appel : l’hérédité ouvrière accroît le vote PCF 22/.

Michel Verret, sociologue qui comme Michel Simon a longtemps été un militant du PCF, parle dans Le Travail ouvrier (1982) de « souches de prolétarisation » variées et il y voit un facteur de division. Il a aussi parlé ailleurs d’« empaysannement » de la classe ouvrière française due à un exode rural continu. On sait qu’il existe toute une tradition marxiste sur les ouvriers d’origine rurale comme source d’hétérogénéité et d’engourdissement politique.

Pierre Bourdieu a lui aussi attiré l’attention dans « Le mort saisit le vif » 23/ sur le passé incorporé qui survit dans le présent. Même dans le cas extrême des OS travaillant à la chaîne, l’inhumanité de la condition commune ne suffit pas à effacer les effets des trajectoires différentes qui s’inscrivent dans des dispositions profondes modelant durablement la personnalité.

Dans « La grève et l’action politique » 24/ il parle de « degrés d’usinisation » ou « d’ouvriérisation » opposant les ouvriers enracinés dans leur classe qui s’approprient les traditions ouvrières et qui sont appropriés par elles à ceux incorporés récemment et qui s’y sentent en transit n’ayant pas renoncé à un retour aux champs, à l’échoppe ou à la boutique ou au pays natal.

Ces travaux des sociologues ont été confirmés par maints historiens. Dans Les Ouvriers dans la société française. XIXe-XXe siècle, Gérard Noiriel oppose les années 1930 caractérisées par une fin du turn-over et un blocage de la mobilité dus à la crise de 1929 et qui débouche sur les grèves massives du Front Populaire aux années 1920 où un brassage intense a conduit le prolétariat à l’impuissance politique. En 1977, Yves Lequin a aussi montré dans Les Ouvriers de la région lyonnaise (1848-1914) comment on assiste entre la Seconde République et la Première Guerre Mondiale à la diminution de l’hérédité professionnelle mais à un renforcement de l’hérédité prolétarienne. L’étanchéité de la classe s’est donc renforcée ce qu’il analyse comme un facteur essentiel de l’éclosion d’une conscience de classe. Bref, si, comme l’affirme L’Idéologie allemande, c’est l’être social qui détermine la conscience et non l’inverse, cet être social doit être saisi dans la durée intra et inter-générationnelle et non simplement à un instant t.

II Circulation des élites, écrémage et castration ou Marx précurseur de Pareto

C’est une pépite que Golthorpe tire de l’oubli : « Même lorsqu’un homme sans fortune obtient du crédit en tant qu’industriel ou commerçant, c’est qu’on a confiance qu’il va se conduire en capitaliste, s’approprier à l’aide du capital prêté du travail non payé.

On lui accorde du crédit en tant que capitaliste en puissance. Et même le fait, qui suscite tant d’admiration de la part des apologistes de l’économie politique, qu’un homme sans fortune mais énergique, sérieux, capable et versé dans les affaires, puisse de cette façon se transformer en capitaliste [...] ce fait, même s’il fait entrer sans cesse en lice contre eux toute une série de nouveaux chevaliers d’industrie, dont les capitalistes individuels déjà en place se passeraient bien, renforce cependant la domination du capital, en élargissant sa base et en lui permettant de recruter toujours de nouvelles forces dans le soubassement social sur lequel il repose.

Tout comme pour l’Église catholique au Moyen Âge, le fait de recruter sa hiérarchie sans considération de condition sociale, de naissance, de fortune, parmi les meilleurs cerveaux du peuple, était un des principaux moyens de renforcer la domination du clergé et d’assurer le maintien des laïcs sous le boisseau. Plus une classe dominante est capable d’accueillir dans ses rangs les hommes les plus importants de la classe dominée, plus son oppression est solide et dangereuse 25/. »

Dans Making Sens of Marx, Jon Elster parle de « lutte des classes latente » quand une classe à la conscience pleinement aiguisée prend des mesures pour empêcher les membres d’une autre classe antagoniste de développer leur propre conscience de classe, Cette ouverture de la bourgeoisie à l’élite ouvrière en serait un bel exemple 26/.

Ici Marx ne doute guère de la capacité des banquiers à repérer les éléments de qualité puisqu’il ajoute qu’« en régime capitaliste d’une façon générale, la valeur commerciale de chaque individu est estimée avec plus ou moins d’exactitude ».

L’incorporation à la classe dominante serait donc vraiment méritocratique.

Dans un passage des Théories sur la plus-value consacré à l’examen de la question de la destruction de capital par les crises périodiques, il va jusqu’à écrire que la chute du capital fictif « aura un effet bénéfique sur la reproduction, du fait que les parvenus aux mains desquelles tombent ces actions ou bons au moment où leur cours est le plus bas, sont généralement plus entreprenants que les détenteurs précédents 27/. »

Ce raisonnement doit donc être soigneusement distingué du discours classique à gauche de dénonciation de la réussite des moins vertueux. Cet extrait du Livre III peut être rapproché d’un passage de la Critique du droit politique hégélien (1843) visant la bureaucratie prussienne où il explique que la possibilité offerte à tout citoyen de devenir fonctionnaire ne résout nullement le problème de l’opposition entre l’État et les intérêts privés. Il va jusqu’à comparer l’État et la « société civile » à deux « armées ennemies » ayant leurs « déserteurs »28/.

Marx aurait dit que Balzac lui a plus appris que Smith et Ricardo . Monsieur Benassis dans Le Médecin de campagne a pu l’inspirer : « Si je réclame des lois vigoureuses pour contenir la masse ignorante, je veux que le système social ait des réseaux faibles et complaisants, pour laisser surgir de la foule quiconque a le vouloir et se sent les facultés de s’élever vers les classes supérieures. Tout pouvoir tend à sa conservation. Pour vivre, aujourd’hui comme autrefois, les gouvernements doivent s’assimiler les hommes forts, en les prenant partout où ils se trouvent, afin de s’en faire des défenseurs, et enlever aux masses les gens d’énergie qui les soulèvent.

En offrant à l’ambition publique des chemins à la fois ardus et faciles, ardus aux velléités incomplètes, faciles aux volontés réelles, un État prévient les révolutions que cause la gêne du mouvement ascendant des véritables supériorités vers leur niveau. » La capacité de l’Église a drainer les cerveaux du peuple avait déjà été noté par Guizot dans son Histoire de la civilisation européenne et on sait à quel point Marx a médité les historiens français de la Restauration 29/.

« Une fois de plus donc, Marx soulève un thème qui va devenir d’une importance majeure 30/. »

En effet, c’est toute la problématique de « l’écrémage » qui revigore la classe dominante par un apport de sang neuf et qui prive les exploités de leurs élites potentielles, cadres du mouvement ouvrier, qui est esquissée ici.

Cornelius Castoriadis qui a eu une excellente formation marxienne répliquait ainsi aux défenseurs de l’URSS qui la présentaient comme une société ouverte récompensant les talents : « des mécanismes analogues existent depuis toujours dans les pays capitalistes et leur fonction sociale est de revigorer par du sang nouveau la couche dominante, d’amender en partie les irrationalités résultant du caractère héréditaire des fonctions dirigeantes et d’émasculer les classes exploitées en en corrompant les éléments les plus doués 31/. »

Mais c’est surtout Vilfredo Pareto qui voit dans une « circulation des élites » continue et régulière, c’est lui qui invente l’expression, le meilleur moyen d’éviter les révolutions.

À ses yeux si « l’histoire est un cimetière d’aristocraties », c’est justement parce que l’intérêt égoïste des lignées viscéralement attachées à leur position les empêche de mettre en œuvre une stratégie de cooptation efficace et conforme à l’intérêt collectif du leur groupe. Ce machiavélien voit en une telle stratégie une ruse que des oligarques intelligents doivent combiner avec l’usage qui seule ne saurait suffire. Gaetano Mosca, son compère de l’école élitiste italienne ne dit pas autre chose : une classe dirigeante peut éterniser sa domination à condition de rester ouverte aux talents extérieurs. Jules Monnerot disciple de Pareto a d’ailleurs repéré ce passage du livre III et il a jugé dans Sociologie de la Révolution que Marx « semble alors parvenu très près de l’idée de circulation des élites. »

Ce raisonnement de Marx n’est cependant valable qu’à une condition : que le mobile ascendant soit transformé par et pour son ascension. C’est ce que soutient Engels dans La Situation de la classe laborieuse en Angleterre quand il qualifie les contremaîtres issus des rangs ouvriers de « déserteurs de leur classe » parce qu’ils témoignent en faveur des patrons devant les commissions qui enquêtent sur la situation dans les usines 32/.

Or les enquêtes sociologiques en ont apporté la confirmation empirique. L’ascension modifierait les comportements politiques des individus faisant personnellement l’expérience d’un déplacement, même minime, dans l’espace social. Ceux qui réussissent à gravir les barreaux de l’échelle sociale deviendraient individualistes, conformistes, insensibles aux inégalités et ils s’engageraient dans un processus de rupture avec leur milieu d’origine. Robert Merton a forgé le concept de « suradaptation » pour décrire des parvenus « plus royalistes que le roi », Melvin Tumin a parlé en 1957 de « culte de la gratitude ».

La première génération de chercheurs qualifie les « mobiles ascendants » d’« hyperconformistes ». Puis, parmi la seconde génération de spécialistes, un consensus tend à s’établir sur un comportement intermédiaire entre le groupe d’accueil et le groupe d’origine provoqué par une double socialisation 33/.

Mais, dans un contexte caractérisé par un vote ouvrier orienté à gauche, il a toujours une tendance au dextrisme pour les fils d’ouvriers qui s’élèvent. Guy Michelat et Michel Simon défendent aussi la thèse d’un comportement intermédiaire. Ils ont prouvé que les traces d’une enfance ouvrière ne s’effacent pas si facilement, s’appuyant notamment sur une enquête sur les étudiants et sur les travaux d’Annick Percheron sur la socialisation politique enfantine. Mais si les enfants d’ouvriers pénètrent dans les catégories « cadres supérieurs ou professions libérales » l’imprégnation idéologique du milieu d’origine s’évapore 34/.

L’allusion de Marx à l’exploitation idéologique par les apologistes du capitalisme du trajet de ces transfuges prouve qu’il est conscient de leurs effets indirectement stabilisateurs, effets non sur les agents qui font personnellement l’expérience d’une trajectoire ascendante mais sur tous les autres qui croient à la possibilité de quitter leur classe.

Les sociologues ont montré que dans un contexte valorisant la mobilité et diffusant une perception optimiste des flux, les « immobiles » seraient en proie à une auto-dévalorisation paralysante qui inhiberait toute velléité d’action collective. Il ressort par exemple de l’enquête déjà citée de G. Michelat et de M.Simonet de leurs travaux ultérieurs que ce sont les ouvriers catholiques qui croient à l’inégalité des talents naturels et à la légitimité d’une hiérarchie fondée sur les dons et les mérites alors que les ouvriers qu’ils appellent « classistes » adhèrent à un sociologisme spontané qui récuse l’idée que les subalternes sont responsables de leur sort 35/.

On comprend donc que les optimistes qui osent prétendre que les ouvriers ont la possibilité d’accumuler progressivement et de se mettre à leur compte à condition d’avoir le sens de l’épargne sont souvent et vivement pris à partie par Marx et Engels. Dans le chapitre 26 de la 8° section du Livre premier du Capital intitulé « Le secret de l’accumulation primitive », c’est Thiers qui suscite son courroux car il a défendu une telle position dans De la propriété. Méprisant, Marx assimile sa théorie sur l’origine du capital à un conte pour enfants. Il ironise sur l’histoire du « péché économique », vision idyllique de la naissance des classes que propagent les « manuels béats de l’économie politique ». Ces « insipides enfantillages » lui semblent aussi conformes à la réalité historique que l’histoire du péché originel : « De même, il y avait autrefois, mais il y a bien longtemps de cela, un temps où la société se divisait en deux camps : là, des gens d’élite, laborieux, intelligents, et surtout doués d’habitudes ménagères ; ici, un tas de coquins faisant gogaille du matin au soir et du soir au matin. Il va sans dire que les uns entassèrent trésor sur trésor, tandis que les autres se trouvèrent bientôt dénués de tout 36/. »

Aujourd’hui, les économistes néo-classiques ne font que répéter les fadaises de Thiers quand ils prétendent dans leur jargon que la structure des dotations des individus est le résultat de préférences temporelles différentes. Dans un chapitre antérieur, Marx s’en était déjà pris à la « théorie de l’abstinence » formulée par Nassau W. Senior. Selon cet économiste que Marx traite de « Tartuffe » le capital naîtrait de la frugalité des capitalistes. Marx n’est pas avare d’ironie à propos de ce « saint moderne, de ce chevalier à la triste figure, le capitaliste pratiquant la bonne œuvre de l’abstinence » : « Bref, le monde ne vit plus que grâce aux mortifications de ce moderne pénitent de Vichnou »37/. Ouvrir au hasard les œuvres des deux pères fondateurs, c’est découvrir à coup sûr des sarcasmes à l’égard des « postulants à la dignité de capitaliste » (Le Capital, livre I). Marx parle ainsi dans Le 18 Brumaire de « rêves dorés » à propos d’un projet de transfert en Californie des vagabonds de Paris 38/ et Engels se gausse dans La Question du logement du mythe du bâton de maréchal dans la giberne39/. Il se moque aussi dans La Situation de la classe laborieuse en Angleterre d’Andrew Ure qui dans sa Philosophy of Manufactures ose prétendre que les ouvriers zélés peuvent devenir contremaîtres, directeurs et associés et il va jusqu’à le traiter « valet »40/ de la bourgeoisie. Dans le manuscrit « Bastiat et Carey » Marx rappelle que l’auteur des Harmonies économiques voudrait que tout ouvrier puisse devenir un capitaliste 41/. Marx attaque aussi l’argument de la naturalité des talents quand il affirme dans Misère de la philosophie que « Dans le principe, un portefaix diffère moins d’un philosophe qu’un mâtin d’un lévrier. C’est la division du travail qui a mis un abîme entre l’un et l’autre »42/.

Derrière cette insistance à combattre l’idéologie de la réussite individuelle et des dons, on peut deviner la conscience du rôle joué par le mépris dans la vie sociale.

L’ouvrier qui croit que la société est ouverte est incité à se mépriser or selon Marx « le prolétariat, qui refuse de se laisser traiter en canaille, a besoin de son courage, du sentiment de sa dignité, de sa fierté et de son esprit d’indépendance beaucoup plus encore que de son pain » (Gazette allemande de Bruxelles, 12 septembre 1847). Dans cet article au ton pré-nietzschéen, c’est au christianisme qui en avait, il l’accusait de prêcher « la lâcheté, le mépris de soi, l’abaissement, la servilité, l’humilité, bref toutes les qualités de la canaille » mais son allusion au « péché économique » prouve qu’il avait saisi que le discours méritocratique contribuait d’une autre façon à provoquer une démoralisation dramatique. Encore une fois, les confirmations par des travaux ultérieurs abondent. Nous avons déjà tenté, dans cette revue en particulier 43/, d’attirer l’attention sur la contre-utopie trop méconnue du sociologue britannique Michael Young, The Rise of Meritocraty parue en 1958 et traduite en français sous le titre La Méritocratie en 2033 en 1969. Retour sur la condition ouvrière de Michel Pialoux et Stéphane Beaud en 1999 ou l’article de François Dubet « Comment devient-on ouvrier ? » 44/ ont confirmé le diagnostic en pointant les effets pervers de la massification scolaire. L’ouverture relative des études longues aux enfants d’ouvriers a contribué à convaincre ceux qui ne réussissent pas à saisir leur chance de leur indignité. Aujourd’hui, le mythe méritocratique est si prégnant qu’il a réussi à ébranler la fierté ouvrière si bien que le mouvement ouvrier est défait alors même que le recrutement de la classe est de plus en plus endogène ce qui devrait consolider la conscience de classe. Pour en revenir à Marx, la violence symbolique que charrie le mythe méritocratique ne lui échappe donc pas. On sait qu’il a combattu Malthus qui constitue l’archétype du penseur bourgeois « blâmant les victimes ».

L’auto-dévalorisation entravant l’action collective, on conçoit que Marx ait été sensible à cette dimension morale de la lutte des classes. Mais ce n’est pas la seule raison de sa sensibilité à cette question.

Dans La Lutte pour la reconnaissance, Axel Honneth a eu le mérite de montrer qu’il est faux de réduire la conception marxienne du conflit au paradigme utilitariste45/. Influencé par la dialectique du maître et de l’esclave exposée dans La Phénoménologie de l’esprit, Marx interprète aussi la lutte des classes comme un conflit moral résultant de la destruction par le capitalisme des conditions d’une reconnaissance réciproque. Il ne peut donc qu’être sensible à l’effort pour préserver, dans des conditions d’un déni de reconnaissance, un respect collectif de soi-même.

Au-delà de la nécessité de combattre l’entreprise de démoralisation , Marx a une autre raison de récuser le mythe de l’ascension sociale. Le théoricien de « l’aliénation », du « fétichisme » et de la « réification », autrement dit de l’homme dominé par ses propres productions ne peut adhérer à la mythologie libérale de l’individu maître de son destin. Cette illusion est ramenée à sa base matérielle, c’est le fonctionnement du capitalisme qui la produit : « La différence entre l’individu personnel opposé à l’individu en sa qualité de membre d’une classe, la contingence des conditions d’existence pour l’individu n’apparaissent qu’avec la classe qui est elle-même un produit de la bourgeoisie.

C’est seulement la concurrence et la lutte des individus entre eux qui engendrent et développent cette contingence en tant que telle. Par conséquent, dans la représentation, les individus sont plus libres sous la domination de la bourgeoisie qu’avant, parce que leurs conditions d’existence leur sont contingentes ; en réalité, ils sont naturellement moins libres parce qu’ils sont beaucoup plus subordonnés à une puissance objective 46/. »

Symptomatique aussi est l’explication matérialiste de Calvin par Engels : « Sa doctrine de la prédestination était l’expression religieuse du fait que, dans le monde commercial de la concurrence, le succès et l’insuccès ne dépendent ni de l’activité, ni de l’habilité de l’homme, mais de circonstances indépendantes de son contrôle. Ces circonstances ne dépendent ni de celui qui veut, ni de celui qui travaille ; elles sont à la merci de puissances économique supérieures et inconnues » 47/.

Dans La Situation de la classe laborieuse en Angleterre, Engels écrivait déjà que le communisme « repose précisément sur ce principe de l’irresponsabilité de l’individu » 48/. Significatif encore est l’éloge dans l’article « La peine capitale. Le pamphlet de Cobden » publié le 18 février 1853 dans le New York Daily Tribune de L’Homme et ses facultés de Quetelet, l’inventeur de l’usage sociologique de la statistique qui a montré que le crime avait la fréquence et la régularité des phénomènes naturels 49/.

Or, on sait que la quantification statistique a été un outil puissant pour démystifier la croyance en la société ouverte qui se fondait sur le procédé aussi peu scientifique que possible de l’exemplification.

À propos de ce passage du Livre III du Capital mis en valeur par Golthorpe, Elster reproche à Marx de considérer le Capital comme un acteur au même titre que l’Église catholique avec ce que cela implique en matière de dessein intentionnel mûrement réfléchi/50. Il succomberait à une interprétation fonctionnaliste voire à un penchant à la causalité diabolique en démasquant un projet là où il n’y aurait qu’un processus. Or, la réussite individuelle est bien un mythe sciemment entretenu par des canaux multiples depuis les origines de la société bourgeoise : la littérature populaireavec les figues de Samuel Smiles en Angleterre et d’Horatio Alger aux États-Unis, la presse, les stratégies patronales de maintien des filières pour autodidactes dans les entreprises depuis les années 1960, les initiatives étatiques en faveur de la « promotion sociale », etc..

Le « noir gaillard de Trèves » peut donc être considéré comme un précurseur de la longue phalange des sociologues qui prenant les intuitions du sens commun à rebrousse-poil soutient que l’existence de flux de mobilité ascendante, ou même la simple croyance en leur existence, est un facteur de reproduction. La conclusion de Golthorpe « la mobilité est un sujet sur lequel Marx était loin de manquer de clarté de vue » paraît bien correspondre à la réalité51/.

Patrick Massa. Pour s’abonner à la revue Contre temps :http://www.contretemps.eu/node/56

Notes

1/ Cet article constitue une partie d’une communication présentée au séminaire « Marx au XXIe siècle, l’esprit et la lettre », le 29 janvier 2011. La version intégrale est disponible sur le site www.marxau21.fr.

2/ Jacques Dupâquier et Denis Kessler (dir.), Fayard, 1992, p.7 et 178.

3/ Joseph Schumpeter, Impérialisme et classes sociales, Flammarion, 1984, p.181.

4/ Éditions Sociales, 1974, p.114.

5/ Robert Fossaert, La Société, t. 4, Les classes, Seuil, 1980, p.44.

6/ Aron Boïarski, « À propos de la "mobilité sociale" », in Recherches internationales à la lumière du marxisme, 1960, n°17, p.165-180.

7/ Points-Seuil, 1976, p.31.

8/ Op. cit., p.300.

9/ Pour les références à ces travaux, cf. Patrick Massa, « La sociologie américaine : sociodicée ou science critique ? Le cas de la mobilité sociale ascendante », Revue d’histoire des sciences humaines, décembre 2008, p.161-196.

10/ Sur cette opposition, cf. Pierre Bourdieu, « Formes d’action politique et modes d’existence des groupes », 1973, repris dans Pierre Bourdieu, Propos sur le champ politique, PUL, 2000, p.81-88.

11/ J.Golthorpe, p.11.

12/ Ce jugement n’émane pas de n’importe qui. J.Golthorpe est le co-auteur de deux livres classiques, Social Mobility and Class Structure in Moderne Britain publié en 1980 et réédité en 1987 et The Constant Flux en 1992 qui compare le phénomène dans les différentes sociétés industrielles.

13/ Flammarion, 1972, p.239-240.

14/ Éditions Sociales, 1975, p.51-52.

15/ UGE, 2001, p.239 et 241.

16/ Idées/Gallimard, 1980, p.216-217.

17/ Op. cit., p.97.

18/ J.Golthorpe, op. cit., p.11.

19/ S.M.Lipset, « La mobilité sociale et les objectifs socialistes », Sociologie et sociétés, 1972, n°2, p.220.

20/ L.Chauvel, « Le retour des classes sociales », Revue de l’OFCE, octobre 2001, p.317-318.

21/ Revue française de science politique, juin 1984, repris in M.Verret, Chevilles ouvrières en 1995.

22/ PFNSP/Éditions Sociales, p.152-153 et 168-170.

23/ Actes de la recherche en sciences sociales, avril 1980, p.3-14.

24/ Communication de 1975 reprise dans P.Bourdieu, Questions de sociologie en 1980.

25/ K.Marx, Le Capital, Éditions Sociales, 1977, t.3, p.554-555.

26/ J.Elster, Karl Marx. Une interprétation analytique, PUF, 1989, p.500.

27/ Marx-Engels, La Crise, UGE, 1978, p.293.

28/ K.Marx, Œuvres, Pléiade, t.2, p.XXVI.

29/ Entre parenthèses, Hitler admirait cette particularité de l’Église catholique, cf. Joseph Peter Stern, Hitler. Le Führer et le peuple, Flammarion, 1995, p.129.

30/ J.Golthorpe, op. cit., p.12.

31/ C.Castoriadis, « Sur le contenu du socialisme I », Socialisme ou Barbarie, juillet 1955, cité in Patrick Massa, « Trajectoires sociales et consolidation de la structure de classe » in Blaise Bachofen, Sion Elbaz et Nicolas Poirier, Cornelius Castoriadis. Réinventer l’autonomie, Paris, Sandre, 2008, p.155.

32/ Op. cit., p.222.

33/ Daniel Boy, « Origine sociale et comportement politique », Revue française de sociologie, janvier 1978, p.73-102.

34/ Op. cit., p.160-167 et 219-221.

35/ Op. cit., p. 31-41 et Guy Michelat et Michel Simon, Les Ouvriers et la politique. Permanence, ruptures, réalignements, Presses de Science Po, 2004, p.33-35.

36/ K.Marx, Le Capital, t.1, Éditions Sociales, 1977, p.517.

37/ Ibid., t.1, p.425-426.

38/ K.Marx, Le 18 Brumaire de Louis-Napoléon Bonaparte, Éditions Sociales, 1976, p.85.

39/ Parlant du réformateur Sax, il écrit : « Peut-être aura-t-il la bonté de nous montrer aussi comment transformer en maréchaux tous les soldats de l’armée française, dont chacun, depuis Napoléon l’ancien, porte dans sa giberne son bâton de maréchal », in La Question du logement, Éditions sociales, 1976, p.54.

40/ Op. cit., p.218.

41/ K.Marx, Œuvres, Pléiade, t.II, p.183.

42/ Éditions Sociales, 1977, p.136.

43/ Patrick Massa, « Le mythe méritocratique dans la rhétorique sarkozyste : une entreprise de démoralisation », ContreTemps, septembre 2007, p.130-144 et P.Massa, « Vae victis. La face sombre de la méritocratie », Revue du Mauss permanente, édition électronique, janvier 2010.

44/ « Ouvriers, ouvrières », Autrement, janvier 1992, p.136-145.

45/ Chapitre VII, « Une tradition fragmentaire de la philosophie sociale moderne. Marx, Sorel, Sartre », Cerf, 2000, p.173-190.

46/ L’Idéologie allemande, op. cit., p.116.

47/ F.Engels, Socialisme utopique et socialisme scientifique, Éditions sociales, 1973, p.39-40.

48/ Il l’appliquait aux bourgeois expliquant que les communistes étaient loin de les tenir personnellement responsables de la condition des ouvriers. In F.Engels, op. cit., p.359.

49/ K.Marx, Œuvres, t. IV, Politique, I, Pléiade, 1994, p.702-703.

50/ J.Elster, op. cit., p.60.

51/ J.Golthorpe, op. cit., p.1

Vidéo de Patrick Massa correspondant au texte précédent. https://vimeo.com/19435526

Publication de Patrick Massa https://www.cairn.info/publications...

Différentes questions traitées dans ce texte de Massa, notamment celle du rapport entre la conscience de classe et la mobilité sociale, sont actualisées dans l’ouvrage cité précédemment : Sociologie des classes populaires contemporaines.

Hervé Debonrivage


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