Mouvement et parti

dimanche 15 novembre 2020.
 

B) Les mouvements peuvent-ils remplacer les partis politiques  ? ( Entretiens croisés dans L’Humanité)

Table ronde avec Francis Wurtz, député honoraire PCF-Front de gauche au Parlement européen, Eddy Fougier, politologue, chercheur associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris) et Pierre Zarka, animateur de l’Observatoire des mouvements de la société (Omos).

Rappel des faits. L’élection présidentielle française a été marquée par l’apparition de mouvements s’inscrivant dans un rejet du système. Que faut-il penser de ce phénomène enregistré dans d’autres pays en Europe et dans le monde  ?

Dans de nombreux pays en Europe (Podemos et Izquierda Unida en Espagne, Syriza en Grèce, Bloco de Esquerda au Portugal, 5 étoiles en Italie, etc.), des mouvements ont émergé dans la vie politique. Qu’exprime, selon vous, cette donne nouvelle  ?

Francis Wurtz, député européen communiste et président du groupe GUE/GNL (Gauche Unie Européenne et Gauche Verte Nordique), donne une conférence de presse dans le cadre du Conseil national du PCF, le 06 septembre 2008 à Paris. AFP PHOTO STEPHANE DE SAKUTINFrancis Wurtz Les situations que vous décrivez sont très diverses et ne permettent pas une généralisation. En Italie, le paysage politique est dominé depuis une vingtaine d’années par le populiste Berlusconi, flanqué de ses alliés fascisants, à droite  ; et par la bouillie politicienne du Parti démocrate, prétendument à gauche  ! Le Mouvement 5 étoiles de Beppe Grillo est la résultante de ce désastre. C’est l’absence de partis clairement représentatifs des différents intérêts de classe dans la société qui a facilité cette dangereuse régression démocratique. Les trois autres cas cités sont, eux, aujourd’hui, des partis et non des mouvements. Ils ont du reste, tous les trois, adhéré, à Strasbourg, à notre groupe de la Gauche unitaire européenne (GUE). Le parti Syriza comme le Bloco portugais sont nés d’une coalition d’organisations. Le premier a vu son influence progresser quand l’incapacité du Pasok à assumer ses responsabilités est apparue de façon de plus en plus flagrante. Au Portugal, en revanche, il n’y a pas eu de «  dégagisme  », bien au contraire  : une très intéressante expérience de coopération entre forces de gauche – réputée, jusqu’alors, quasi impensable – entre PCP, PS et Bloco y fonctionne depuis 2015. En Espagne, le PSOE, ex-parti hégémonique, a, lui aussi, prouvé à son électorat traditionnel son incapacité à remplir sa mission. D’où l’éclosion du mouvement des Indignés. Podemos en est issu, mais a décidé de se construire en parti – d’ailleurs allié à la Gauche unie dans laquelle militent les communistes. Podemos est en train de faire son expérience de parti et a déjà beaucoup évolué depuis sa création. Lors de son récent congrès, les adhérents ont voté pour une orientation et contre une autre. Ils se sont dotés d’une direction collective et ont choisi leur premier dirigeant d’une façon qui n’avait rien d’artificiel ni d’imposé par un quelconque «  chef  ». Ce que révèle l’émergence de ces trois partis de gauche, c’est qu’il y a, dans nos sociétés, une forte demande de rénovation des pratiques politiques  ; une exigence très saine de la part des citoyens de pouvoir s’impliquer davantage dans le choix des orientations et leur mise en œuvre effective  ; une intransigeance encourageante en matière d’éthique en politique. À chaque parti de faire son examen de conscience sur cette base.

Eddy Fougier Ces mouvements expriment une défiance croissante vis-à-vis de la classe politique et des partis politiques traditionnels, en particulier des partis dits de gouvernement, mais pas seulement, et, au-delà, vis-à-vis du fonctionnement actuel de la démocratie représentative en appelant à la fois à une moralisation de la vie politique, plus précisément en luttant contre la corruption, et à une plus grande participation des citoyens aux processus de décision via une démocratie participative, semi-directe ou «  réelle  ». Ils expriment également une défiance vis-à-vis de l’évolution de la situation économique et sociale dans ces pays qui ont été les plus touchés par la crise de 2008-2009 (Grèce, Espagne, Portugal, Italie) et des politiques d’austérité qui ont été mises en place. La conjonction de cette critique du fonctionnement de la démocratie représentative dans ces pays et des politiques d’austérité aboutit à la mise en cause croissante de ce qui est souvent appelé par ces mouvements une «  oligarchie  », ou le fameux «  1 %  » dénoncé par le mouvement Occupy Wall Street. Ces mouvements peuvent néanmoins tomber dans une forme de populisme dès lors qu’ils dénoncent les élites cupides, cyniques, arrogantes et corrompues et que, parallèlement, ils font un éloge du peuple.

Pierre Zarka Depuis près de quarante ans, le système représentatif produit partout déception et sentiment de trahison. Son rejet intrinsèquement lié au rejet des solutions capitalistes débouche sur deux réactions diamétralement opposées  : soit on ne croit plus en la démocratie qui paraît avoir failli et on cherche le leader fort en gueule (le FN ou Macron à sa manière), soit on est en quête de démarches permettant aux citoyens de devenir collectivement les personnages politiques principaux, sans rien abandonner de son indépendance. Quand Marx dit que ce sont les masses qui font l’Histoire, il ne dit pas que ce sont les partis qui la font. Or nous héritons d’une conception dans laquelle, malgré des déclarations d’intention contraires, les partis se substituent au rôle du peuple. «  Prendre le pouvoir pour le redonner au peuple  » (ensuite  ?) ou «  traduction politique des mouvements sociaux  » sont des vocables qui disent une hiérarchie entre partis et citoyens. Partis vécus comme des professeurs qui expliquent ce sur quoi s’aligner. De fait, c’est demander aux gens une uniformité dans laquelle ils ne peuvent pas se reconnaître.

En France, les mouvements tels En marche  ! ou la France insoumise ont bousculé l’élection présidentielle. Crise de la représentation politique, remise en question du clivage gauche-droite, recomposition politique  : que se passe-t-il  ?

Eddy Fougier L’émergence de mouvements tels En marche  ! ou la France insoumise et leur succès électoral a été, en effet, l’une des principales caractéristiques de la présidentielle. Ils ont joué d’un certain point de vue un rôle équivalent aux start-up disruptives dans un certain nombre de secteurs d’activité économiques. Ils ont su répondre à la volonté de changement et de participation d’une partie notable des citoyens en proposant une façon nouvelle de faire de la politique avec notamment une démarche originale de bas en haut. On verra aux législatives si ces mouvements vont durablement contribuer à la recomposition politique dont on peut observer les prémices depuis le 23 avril.

Pierre Zarka La présidentielle révèle l’effondrement de ce qui paraît partie prenante du système institutionnel traditionnel. Dire que l’on est «  hors système  » est devenu un sésame. C’est un processus entamé depuis plusieurs années qui atteint désormais un effet de seuil. Le vote Mélenchon procède de cette évolution. Mais on ne peut faire les choses à moitié  : l’autoproclamation de sa candidature et le caractère autocentré de sa campagne, qui ne découlait pas des mouvements antérieurs, ont pu le priver d’une part des plus exigeants. Cela a maintenu la dissociation du social et du politique et a créé un écart idéologique entre le plus profond porté par les luttes, même si ce n’est pas toujours explicite, et ce qu’a porté la campagne. Ces luttes ont souvent dénoncé la nocivité des actionnaires, par ailleurs le nombre de coopératives grandit, et la campagne n’a pas fait de l’appropriation collective des leviers de l’économie un enjeu du moment. Or, ce qui distingue un processus d’appropriation de la politique tient au fait de ne pas édulcorer comment se débarrasser du capitalisme et à une conception du combat qui permette au peuple de devenir pouvoir instituant. On peut donc glisser de la contestation des rapports de domination au populisme.

Francis Wurtz Cette situation n’avait rien d’inéluctable. À gauche, ce qui est sûr, c’est qu’il existe toujours dans ce pays un fort courant progressiste qui aspire à une transformation profonde de la société et appelle de ses vœux – comme en 2005 avec le non de gauche au traité de constitution européenne (TCE) – une action résolue pour changer l’Europe, mais pas pour la quitter. Il y a, à cet égard, tout lieu de croire qu’une candidature d’union réunissant toutes les sensibilités de la gauche opposées à la politique du gouvernement aurait permis non seulement d’accéder au second tour mais de remporter l’élection. C’est là un point absolument crucial qu’il faudra analyser à tête reposée. D’autre part, à droite, sans la brutalité féroce du programme de François Fillon et le déferlement de ses «  affaires  », la place du parti «  Les Républicains  » au second tour était assurée. Il y aurait eu, au final, un duel clair droite-gauche. Ne tirons donc pas trop vite des conclusions péremptoires de ces résultats.

A contrario, on voit comment au Royaume-Uni, en Belgique, au Portugal et même en Allemagne les formations politiques traditionnelles structurent toujours fortement la politique. Les partis politiques sont-ils vraiment condamnés par cette évolution  ?

Pierre Zarka Si l’on veut que les «  simples gens  » s’approprient la politique, faut-il continuer à distinguer les fonctions d’un parti de celles d’un mouvement  ? À chaque fois que le PCF s’est réclamé de «  la primauté au mouvement populaire  », le cadre institutionnel l’a fait agir sur le mode «  le parti d’abord  ». Pour Marx (trop oublié), le grand apport de la Commune a été de montrer qu’il ne servait à rien au prolétariat de prendre le pouvoir d’État tel quel mais qu’il devait lui-même se transformer en pouvoir. La matrice originelle des partis empêche les individus de devenir les principaux acteurs politiques. Le rassemblement vu à travers elle ne s’envisage que par des alliances d’appareils et on retombe sur les rapports délégataires. Une révolution, fût-elle démocratique ou citoyenne, ne peut se contenir dans un assemblage de partis. Je ne rêve pas de la spontanéité mais réunir les gens pour leur expliquer ce que l’on a déjà concocté, c’est reproduire les rapports délégataires. Le centre de gravité de l’émancipation n’est pas d’abord dans les institutions mais dans la capacité du mouvement populaire à se considérer lui-même comme source de pouvoir. Il s’agit de favoriser cette transformation par des propositions, initiatives et controverses. Si cela implique bien sûr de proposer un horizon aux contours émancipateurs clairs, son contenu, la manière d’avancer vers lui ne peuvent résulter que d’une élaboration populaire au sein de mouvements amples, tumultueux. La lutte la plus immédiate devient elle-même porteuse d’un tel travail collectif.

Eddy Fougier On voit bien que l’on est entré dans un nouvel âge démocratique qui correspond à une mise en cause généralisée des «  consensus permissifs  ». Les citoyens mieux formés et mieux informés, notamment les fameux «  millennials  », ne font plus de chèques en blanc aux autorités et aux experts pour agir au mieux des intérêts de la société. Ils tendent, au contraire, à exprimer une méfiance spontanée vis-à-vis de toute parole officielle. On le voit aussi sur le plan économique, où les consommateurs font davantage confiance au point de vue de leurs pairs qui s’expriment sur tel ou tel produit ou service – cf Tripadvisor en matière touristique par exemple –, des associations ou des reportages TV qu’à celui des entreprises en question. On le voit de plus en plus y compris sur le plan scientifique, où les citoyens mettent en cause la parole de scientifiques et d’experts soupçonnés de conflits d’intérêts avec l’industrie. Les partis politiques, comme d’autres formes d’institutions, sont par conséquent dans l’obligation absolue de s’adapter à cette nouvelle donne car, s’ils ne le font pas, ils risquent d’être totalement débordés par des acteurs disruptifs, comme on a pu le voir en France avec En marche  !. Pour les partis, c’est donc s’adapter à ce nouvel âge démocratique ou mourir…

Francis Wurtz Si les partis n’évoluent pas, ils meurent. Rien de nouveau à cela  : la SFIO sclérosée a laissé la place au PS en 1971. Pour autant, la forme «  parti  » n’a pas disparu. Aujourd’hui, elle doit savoir créer les conditions d’une implication personnelle plus poussée des adhérents, articuler créativité individuelle et travail collectif, favoriser la circulation des informations et l’éducation populaire permanente, promouvoir les échanges et la coopération avec les forces progressistes en Europe et dans le monde… Pour tout cela, il faut une organisation, des structures, des règles communes, des délibérations collectives, des responsables. Autrement dit, des partis. À moins d’estimer que le progrès démocratique, c’est l’allégeance à un chef charismatique. À plus forte raison, si l’on ambitionne de transformer la société, de travailler à la refondation de l’Europe et de contribuer à changer la mondialisation, il faut, moins que jamais, compter sur l’homme providentiel  ! Ce sont des combats de classe. Nos adversaires ne sont pas qu’une poignée d’«  oligarques  ». Ils s’appuient sur des structures sophistiquées qu’il vaut mieux ne pas attaquer les mains nues.

La «  nouvelle donne  » 

Mouvement des Indignés, Occupy, révolutions arabes, etc. La Fondation Gabriel-Péri organisait en février 2015 à l’université Paris-VIII un colloque sur le thème «  Nouveaux mouvements sociaux, partis politiques et syndicats  : la nouvelle donne  ». Les interventions sont à retrouver sur www.gabrielperi.fr.

Pierre Chaillan, L’Humanité


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