Les manuels scolaires se transforment de plus en plus en supports de l’idéologie dominante. Je ne cherche pas ici qui en porte la responsabilité entre ministère, commission des programmes, inspecteurs... Je me limite seulement à le constater en prenant pour exemple le traitement des origines du mouvement ouvrier et socialiste dans le programme d’histoire de Seconde depuis une dizaine d’années.
Conformément au programme (Les fondements du monde contemporain), le manuel scolaire publié alors par les Editions Bréal (sous la direction de Thierry Gasnier) comprend une Partie 6 "L’Europe en mutation dans la première moitié du XIXème siècle" que nous pouvons caractériser comme bien construite, avec des leçons sérieusement écrites et des documents judicieux.
Elle est divisée en 3 chapitres :
- Chapitre 11 : Les transformations économiques et sociales de l’Europe
Chapitre 11 Repères L’essor économique du XVIIIème siècle
- Chapitre 11 leçon 1 Quelles transformations économiques l’Europe connaît-elle entre 1800 et 1850 ? Citons quelques phrases L’enchaînement de découvertes et d’innovations (machine à vapeur, métier à tisser, fabrication de l’acier, chemin de fer révolutionnant les transports, importance des mines de charbon comme source d’énergie...) permet à l’économiste français Auguste Blanqui de parler dès 1837 d’une révolution industrielle. Le développement de l’industrie favorise l’essor d’une économie capitaliste... Les banques privées... La Bourse... Même restreinte, l’industrialisation affecte déjà l’ensemble des économies européennes.... Cinq documents accompagnent cette leçon dont un texte sur les quartiers ouvriers de Londres, un autre (Un bourgeois) de Flora Tristan, enfin la gravure Un immeuble bourgeois (de l’opulence au 1er étage à la misère sous les combles).
- Chapitre 11 leçon 2 La lente transformation des sociétés européennes Trois questions essentielles sont traitées dans ce cadre : la croissance démographique avec un fort exode rural, la faible transformation des campagnes subissant encore presque partout en Europe la domination de la noblesse, enfin L’ascension de la bourgeoisie. parmi les documents illustrant le résumé, citons les textes De l’atelier à l’usine, Le règlement intérieur d’une filature en Essonne en 1828, Le travail des femmes et des enfants (rapport de la commission royale).
- Chapitre 11 leçon 3 La naissance du monde ouvrier dont nous extrayons trois phrases en gras introduisant les paragraphes : Dans les usines, l’industrie impose aux ouvriers un travail à la fois mécanisé et déqualifié... La plus grande précarité caractérise la vie des ouvriers et des artisans... L’industrialisation de la première moitié du XIXème siècle signe l’acte de naissance du prolétariat. Pour cette leçon aussi, les documents sont bien choisis (Loi de 1841 sur le travail des enfants, Un budget ouvrier...). Celui intitulé La naissance du socialisme cite longuement Le manifeste du parti communiste.
- Chapitre 11 leçon 4 La question ouvrière. La naissance du socialisme Nous allons ci-dessous en extraire trois paragraphes puisqu’il s’agit du sujet de notre article :
Abstention des pouvoirs publics et découverte du paupérisme Dominées par le libéralisme économique, les sociétés de la première moitié du XIXème siècle n’offrent qu’une faible protection aux ouvriers... Pour se faire entendre, les ouvriers s’engagent dans les luttes politiques. Les trade unions anglais sont ainsi à l’origine du mouvement chartiste qui, à partir de 1836, réclame à la fois le suffrage universel et une meilleure règlementation du travail. En France, la révolte que les canuts de Lyon déclenchent en 1834... Dans toute l’Europe, les ouvriers des nouvelles industries prennent une part active aux révolutions de 1848...
La naissance du socialisme A partir de 1830, de nombreux auteurs dénoncent les inégalités et les injustices générées par l’industrialisation et proposent aussi d’autres formes d’organisation du travail. Le Britannique Robert Owen ou le Français Charles Fourier développent ainsi des projets de communautés ouvrières fondées sur l’entraide et la solidarité. Pierre Joseph Proudhon prône la suppression de la propriété privée et son remplacement par une propriété collective également répartie entre tous les travailleurs ; Louis Blanc ou Etienne Cabet attribuent à l’Etat la mission d’organiser la production de manière à donner à chacun de quoi satisfaire ses besoins. Autant que les premiers romanciers, ces premiers théoriciens socialistes font de la question ouvrière un enjeu majeur du débat politique de la fin des années 1840.
Publié en 1848 par Karl Marx et Friedrich Engels, le Manifeste du parti communiste présente une critique encore plus radicale de la société industrielle. Celle-ci est définie comme le théâtre d’une lutte des classes, opposant les propriétaires des moyens de production (les bourgeois) aux travailleurs privés du produit de leur travail (les prolétaires). Selon Marx et Engels, ce conflit ne peut se résoudre que par une révolution donnant au prolétariat le contrôle du pouvoir politique et permettant d’établir la propriété collective des moyens de production. Ces idées deviendront dominantes au sein du mouvement ouvrier dans la seconde moitié du XIXème siècle.
Cinq ans plus tard voici un nouveau manuel d’histoire publié par les éditions Bréal (Les fondements du monde contemporain) sous la direction de Madame Gracia Dorel-Ferré, Inspectrice d’Académie IPR.
La démarche est totalement différente. Certaines affirmations relèvent de la mauvaise foi. Nous aurions pour ancêtres le comte et prévaricateur Claude Henri de Rouvroy de Saint-Simon ainsi que les banquiers Pereire. Lamentable !
A1) Page 252, quel titre ouvre le sujet sur les débuts du socialisme ? « La naissance des utopies ».
Premièrement, c’est faux ! Les utopies sont apparues bien plus tôt dans l’histoire humaine. Nous pouvons citer des auteurs comme Campanella ou Thomas More.
Thomas More, auteur de L’Utopie (un texte magnifique et précurseur au début du 16ème siècle)
Deuxièmement, le socialisme naît essentiellement de trois sources :
le mouvement ouvrier et ses luttes
la pratique de militants politiques venus du républicanisme montagnard
l’évolution de courants intellectuels héritiers des Lumières
Passer cette généalogie sous silence amène à présenter les initiateurs du socialisme comme des penseurs en chambre, ce qui est faux.
Il est vrai que des courants socialistes présentent alors un aspect utopiste coupé de la réalité. Cela s’explique par l’écart conjoncturel entre les aspirations émancipatrices et la réalité de l’épouvantable Europe de la Sainte Alliance née en 1815.
Troisièmement, les utopies socialistes présentent un intérêt par l’étude des stratégies concrètes proposées pour les réaliser sur terre à partir de la situation présente. Or, cet aspect-là, disparaît du manuel.
A2) Page 252, la leçon est divisée en deux parties : les précurseurs et les courants
- A21 les précurseurs (Owen, Saint Simon, Fourier)
Pourquoi encore Saint Simon et non Marx ?
Pourquoi encore Saint Simon mais pas Blanqui, un révolutionnaire républicain socialiste français bien plus significatif dans les origines du socialisme et bien plus important dans la généalogie du socialisme réel jusqu’à aujourd’hui.
Pourquoi trois individus et pas des groupes comme la Conjuration des Egaux, le mouvement carbonaro ou le chartisme ?
Pourquoi l’importance d’une lutte ouvrière comme celle des Canuts disparaît-elle ?
Robert Owen, directeur d’usine, est cité en premier. Ses expériences coopératives auraient-elles pu se développer sans le rapport de forces créé par le mouvement ouvrier anglais ? Je ne le pense pas.
Pourquoi des extraits du programme de Raspail aux présidentielles de 1848 ne sont-ils jamais présentés ?
A 22 Les différents courants du socialisme (Blanqui, Cabet, Proudhon, Louis Blanc)
Encore un fois, le socialisme est personnalisé alors qu’il fut toujours une réalité à la fois collective et individuelle.
En France, le premier véritable courant socialiste me paraît être celui des démocrates socialistes.
Pourquoi pas le marxisme parmi les courants ?
A3) Page 252, l’introduction nous apprend que la situation sociale de 1815 à 1850 « conduit certains penseurs à émettre l’opinion que… »
Que cette formulation nous amène loin de la bouillonnante réalité des évènements historiques gigantesques engendrant le socialisme !
Le socialisme est apparu au travers d’évènements historiques très concrets :
la révolution industrielle et « ses » conséquences dans l’évolution des sociétés européennes
l’immense période révolutionnaire des années 1773 à 1799 et ses suites en Espagne, en Amérique latine... Les cosaques de Pougatchev qui ont réussi le premier coup de main contre l’ordre établi en 1773 n’avaient probablement rien d’intellectuels utopistes ; ils se battaient pour vivre. De même pour les ouvriers et artisans parisiens qui prennent la Bastille.
le développement d’un prolétariat aux conditions de travail et de vie épouvantables
les luttes ouvrières pour la défense de droits sociaux et démocratiques
les découvertes scientifiques et techniques et ses implications culturelles dans la société
Le socialisme serait-il né sans les grands mouvements et révolutions des années 1776 à 1802, 1830, 1848, 1871 ? Bien sûr queNON !
Je viens de feuilleter plusieurs manuels dans lesquels la naissance du mouvement ouvrier et du socialisme a complètement disparu.
Par contre la naissance du "mouvement libéral" est systématiquement développée.
« Dans tous les pays européens, mais à des degrés divers, les mouvements libéraux réclament davantage de liberté (liberté de la presse, liberté religieuse), des constitutions, le droit de vote et son extension. Ils s’opposent aux conservateurs et aux réactionnaires. » (Histoire, Hachette Education 2010)
A-t-il donc existé dans un pays européen un mouvement de droite libérale demandant à cette époque « le droit de vote et son extension ». Bien sûr que non ! Ce n’est plus de l’histoire, c’est de la propagande. De plus, quelles forces réelles sont concernées par ce surprenant « Dans tous les pays européens, mais à des degrés divers, les mouvements libéraux... » ?
Les manuels prennent pour exemple les carbonari italiens, parfois la Charbonnerie française. Les définir sous le seul concept de "mouvement libéral" me paraît un mensonge.
Buonarotti en mourrait une seconde fois :
Conclusion
Si vous voulez découvrir comment est né le socialisme, fuyez les manuels scolaires (sauf parfois ceux destinés aux lycées professionnels) !
Jacques Serieys
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