Les progrès de la guérilla aux Philippines

mercredi 26 mai 2021.
 

NÉ durant la dépression des années 30, le parti communiste des Philippines avait connu une période florissante au moment de la seconde guerre mondiale et immédiatement après. La progression de l’armée Hukbalahap dans l’extrême nord de l’archipel reçut toutefois un coup d’arrêt lors de la campagne de répression menée par le gouvernement au début des années 50 (avec l’aide de l’ancien colonisateur américain). Et il fallut attendre la prochaine décennie, avec l’irruption des mouvements nationalistes, pour que le parti trouve son second souffle. Mais alors il se scinda en deux groupes inconciliables : une ligne « prosoviétique », qui finit par se ranger aux côtés du gouvernement de M. Ferdinand Marcos, et un groupe plus maoïste, qui allait se lancer dans la lutte armée à partir de 1969 en créant une aile militaire, la Nouvelle armée populaire (New People’s Army).

Cette dernière fraction, qui porte le nom de parti communiste des Philippines (P.C.P.), semble être aujourd’hui l’axe d’un mouvement de libération des plus prometteurs en Asie du Sud-Est. Cette fois, cependant, la lutte ne se confine pas à une seule des îles Philippines. Car le parti appartient à un plus vaste front uni, le Front démocratique national (F.D.N.), créé voilà huit ans et dont les activités couvrent les deux tiers des provinces de l’archipel, avec plus de quarante mille cadres. Ses vingt-sept « fronts de guérilla » peuvent regrouper de sept à vingt-cinq villes ou villages, formant chacun une « région dotée de sa propre organisation du parti, de forces de guérilla et d’un commandement militaire, et pouvant fonctionner de façon plus ou moins indépendante pendant une longue période de temps... », selon la description qu’en donnait la Nouvelle Armée populaire en 1980 dans une déclaration publiée à l’occasion de son onzième anniversaire.

Chaque « front de guérilla » possède ses propres organisations populaires avec, au centre, une « base de guérilla » mobile, entourée de « zones de guérilla » que le Front démocratique national a soin de ne pas dire « zones libérées », car la Nouvelle armée populaire est toujours prête à quitter sa base au cas où une concentration massive de soldats gouvernementaux envahiraient la région. Dans leur ensemble, ces vingt-sept « fronts de guérilla » rassemblent sous leur influence un bon quart de toute la population rurale, dont près de la moitié leur accorde un soutien actif.

Vers le milieu de 1981, le nord de l’île Samar fut le théâtre d’intenses opérations militaires de la part du gouvernement, sans doute en représailles contre les embuscades tendues par les guérilleros dans la région. Les kasamas (camarades) passèrent alors leur temps à se déplacer avec précaution d’un endroit à l’autre, consacrant leurs nuits à préparer les manœuvres du lendemain. Ils ne purent échapper à leurs assaillants que grâce à la complicité des paysans qui leur offraient nourriture et abri, informations et conseils.

« J’ai vu mon père mourir lentement de faim, nous dit Rudel, un combattant de quatorze ans. De faim et de désespoir, car quelle que soit sa peine à l’ouvrage il savait que nous serions toujours affamés.

 » Il travaillait la terre pour en tirer des patates douces ; mais si le sol ingrat de ces montagnes pouvait parfois se montrer généreux, le propriétaire, lui, ne cédait jamais.” Les Kasamas étaient déjà venus au village parler avec les paysans et les écouter. Et, quand le père mourut, les enfants, un à un, filles et garçons, allèrent les rejoindre dans la montagne avec la bénédiction de la mère.

Située au centre de l’archipel, Samar est la troisième des îles Philippines en importance. Pâturages, cocotiers, bois, pêche : les ressources sont abondantes, surtout si l’on considère ses richesses minérales (cuivre, chromite, zinc, cobalt, manganèse, nickel, uranium et aluminium) et d’engageantes perspectives pour l’exploitation de la bauxite, du charbon, du phosphate, de l’argile, du soufre et de l’arsenic, etc. Samar est un pays riche. Mais ses habitants sont pauvres.

Ses trois provinces abritent 1,12 million de Philippins, fermiers ou pêcheurs pour la plupart. Dans la province occidentale, le revenu annuel par tête représente 84 % de la moyenne nationale, alors qu’il tombe à 71 % dans la province du Nord et à 44 % dans la province orientale. Cette pauvreté peut, certes, s’expliquer par l’éloignement de la capitale. Mais surtout, comme dans toutes les autres îles, la distribution du revenu s’est détériorée au cours des seize années de règne de M. Ferdinand Marcos, et particulièrement sous la loi martiale (1972-1981). Les besoins alimentaires ne sont couverts qu’à 59 %, de telle sorte que la malnutrition est le lot commun ; la tuberculose sévit ; un dixième de la population est victime de la schistosomiase, transmise par des escargots qui infestent les torrents et les champs de paddy. Avec l’île de Leyte, sa voisine méridionale, Samar possède le plus fort taux de mortalité infantile des Philippines.

Samar est peut-être un pays riche. Mais la pauvreté s’observe partout, même dans les villes où la patate douce est la seule nourriture pour la plupart, tout au long de l’année. Les petits marchés en plein air où on les achète n’offrent pratiquement rien d’autre. Mais l’aridité du sol, la chaleur et les typhons ne sont pas les seules causes de cette misère.

Un jour, un vieux paysan apporte aux guérilleros un sac de patates douces. Et il nous conte son histoire : « J’avais autrefois un peu de terre où je faisais pousser de quoi nourrir les miens. C’était ma terre. Mais il me fallait produire davantage car ma famille était toujours affamée. Le sol était bon, je pouvais cultiver du riz : j’allai alors à la banque du gouvernement pour demander un prêt. » Ne sachant ni lire ni écrire, il se trouva un peu perdu dans ce monde étranger de la bureaucratie. C’est alors qu’un employé du gouvernement l’accueillit avec amitié — du moins le crut-il. « Mais en signant d’une croix le papier que l’on me présentait comme l’acte de prêt, j’ai signé la vente de ma terre à cette personne. Et je suis devenu tenancier sur ce qui était devenu sa propriété. » L’arrangement conclu était des plus courants : le propriétaire prête au paysan une ganta (à peu près 9 livres) de riz avant la saison des semences et, après la moisson, ce dernier doit lui livrer la moitié de sa récolte. En échange, il reçoit 50 pesos (un peu plus de 6 dollars).

« Cela ne semblait pas si mal, dit l’homme. La vie n’était pas bonne, mais elle n’avait jamais été meilleure. » Il n’avait jamais pensé, d’ailleurs, qu’un paysan eût le droit de demander davantage. « Puis des kasamas s’installèrent dans les collines proches. Et ils discutèrent avec nous de bien des choses. Eux aussi venaient de familles paysannes, et ils nous comprenaient. » Pour expliquer au tenancier la manière dont il était exploité, ils calculèrent le nombre de journées qu’il devait travailler pour avoir la moitié de sa récolte, et ce que faisait le propriétaire pour disposer de l’autre moitié.

« Peu à peu, d’autres kasamas arrivèrent, et certains d’entre nous devinrent des kasamas. Maintenant, la Nouvelle armée populaire est ici et je ne paie plus rien à mon ancien propriétaire. Et il a trop peur pour demander quoi que ce soit. Les kasamas nous aident de bien des manières. Quand il faut débroussailler, ils coupent les arbres avec nous. Ils nous ont appris à cultiver ensemble et à nous entraider. Ils nous ont enseigné des choses que nous autres paysans n’aurions jamais imaginé connaître un jour. » Il se tait soudain, et un large sourire édenté fend son visage ridé. Il nous prend le stylo des mains, le stylo avec lequel nous notions dans la hâte l’histoire de sa vie, et, au bas de la page, dans un geste de fierté et de défi, le voilà qui jette une signature faisant apparaître son nom en toutes lettres...

Communauté de destin

SAMAR, l’île des paysans pauvres, s’est révélée un terrain fertile pour le parti communiste des Philippines. Dans la province du Nord, le mouvement est né il y a onze ans avec la création d’une organisation d’étudiants nationalistes de l’université des Philippines orientales. Selon un schéma commun dans tout le pays, le groupe recueillit rapidement l’adhésion de personnalités politiques locales hostiles au gouvernement, de prêtres et de religieuses. Tout aussi commune fut la tentative du gouvernement Marcos de museler le mécontentement croissant dans la province du Nord en faisant emprisonner les leaders après l’imposition de la loi martiale en 1972. Mais la loi martiale n’a eu d’autre résultat que de faire disparaître dans la clandestinité une organisation jusque-là légale. Le groupe s’est rassemblé dans les montagnes, d’où il a essaimé.

Le « front de guérilla » où nous avons pu séjourner est une « zone d’expansion » de la Nouvelle armée populaire, l’une de ses nouvelles zones de pénétration en quelque sorte. Depuis que les kasamas ont pénétré dans ces collines en 1979, ils se sont surtout employés à recruter localement auprès des paysans plutôt que de faire venir des guérilleros d’autres régions, ce qui est conforme à la politique du parti dans l’île de Samar. De telle sorte que nous n’avons rencontré qu’un seul « étranger », dans une situation assez exceptionnelle puisqu’il s’agissait d’un ouvrier de la ville, membre du parti communiste, et qui était parvenu à s’échapper de la prison. Quant aux autres combattants, ils ont toujours la même origine : paysans pauvres, gagnés à la cause par des kasamas venus les initier dans les villages à la vie économique et politique. Quand les nouvelles recrues quittent leurs fermes, ils laissent derrière eux des parents, des amis et des voisins dont la vie a aussi été marquée par le passage des kasamas et qui, désormais, sont groupés dans des organisations de masse. Ils jouent un rôle essentiel de soutien aux combattants et contribuent à faire entrer d’autres paysans dans le mouvement.

Les armes, toutefois, sont en nombre très insuffisant pour équiper les paysans venus rejoindre les rangs de la guérilla. Les fusils sont capturés lors des embuscades, ou bien achetés à des soldats de l’armée gouvernementale. Le rapport numérique entre combattants armés de la Nouvelle armée populaire et soldats gouvernementaux est de un à vingt-six, ce qui n’entame guère le moral des premiers car, malgré ce handicap, le P.C.P. est en rapide progression.

Au tournant du siècle, Samar se révéla être un cauchemar pour les forces américaines coloniales. C’est dans cette île, alors que les Philippins menaient leur révolte pour l’indépendance, que le général américain Smith émit son ordre infâme : « Je ne veux pas de prisonnier. Je vous demande de tuer et de brûler ; plus vous tuerez et brûlerez, mieux vous me plairez... L’intérieur de Samar doit être changé en un désert affreux. » L’ordre a bien été exécuté. Mais le village de Balingiga, où chaque homme, chaque femme et chaque enfant furent passés par les baïonnettes ou tués au combat, porte témoignage de la force, de la conviction et de l’engagement des paysans de Samar, hier comme aujourd’hui.

Mais aujourd’hui, ce sont les troupes de M. Ferdinand Marcos qui mènent une sanglante bataille contre les villageois de Samar. Au milieu de l’année 1980, sept bataillons gouvernementaux furent envoyés dans l’île. Un an après, il y en avait dix, soit au total neuf mille hommes chargés de supprimer la Nouvelle armée populaire. C’est ainsi que Samar a attiré l’une des plus fortes concentrations de forces gouvernementales, tout de suite après le sud de l’archipel où l’armée est engagée contre les séparatistes musulmans.

Le tribut est lourd. Quatre-vingts ans après, l’épidode de Balingiga se répète dans toute l’île. Des groupes actifs pour la défense des droits de l’homme aux Philippines y ont dénombré cent dix-huit meurtres perpétrés aveuglément par les militaires en 1980. Cette même année, quarante-trois villages de la région nord ont été totalement évacués. En deux ans, de 1979 à 1980, cent mille habitants — presque le dixième de la population — ont été chassés de leurs terres. Des bombardements aériens appuient l’action des forces gouvernementales contre les combattants de la Nouvelle armée populaire et leurs partisans.

Après le passage des soldats

A Samar, les kasamas appellent le soldat gouvernemental « onggoy », du nom du singe sauvage qui pénètre furtivement dans les villages éloignés pour voler la pitance des paysans. Comme les onggoys, les soldats du gouvernement descendent en patrouilles dans les hameaux isolés. Ils s’emparent de l’unique poulet élevé durant des mois par une famille dans l’espoir de le vendre à la ville la plus proche pour en tirer quelques francs. Ils pillent les cabanes pour mettre la main sur les économies cachées. Et même si, la plupart du temps, le butin n’atteint même pas la valeur d’un dollar — à supposer qu’il y ait un butin — ils le prennent tout de même, comme par dépit. De village en village, l’histoire est toujours la même : « Les kasamas sont heureux de manger les patates douces avec nous. Les onggoys exigent que nous leur trouvions du riz et du poulet. »

Bienheureux, cependant, sont les paysans qui n’ont que des histoires de vol et de pillage à raconter. D’autres, trop nombreux, parlent d’actes d’intimidation, de tortures et d’exécutions sommaires. Peu importe que l’on fasse ou non partie de la Nouvelle armée populaire. A Samar, il suffit d’être un pauvre, un paysan affamé de l’un ou l’autre sexe, de n’importe quel âge, pour être accusé par les militaires d’être « communiste ».

Devant les Kasamas, les paysans parlent, « Mon mari... mon mari a été pris par les onggoys il y a tout juste quelques jours. » A voir les rides de son visage, celle qui parle est une vieille femme ; mais le bébé contre son sein décharné et les petits enfants à ses pieds révèlent sa jeunesse. « Les onggoys ont campé ici, dans notre barrio (village). Ils l’ont forcé à partir avec eux pour les guider jusqu’aux communistes. Ils pointaient leurs grands fusils sur nous... Et ils ont dit que nous mourrions tous s’il ne les menait pas vers les communistes, car alors, nous-mêmes devions être des communistes. Alors il est parti, pour que nous puissions vivre. Mais non, il ne les mènera pas vers le camp de nos amis. Il les conduira ailleurs. A l’heure qu’il est, il est probablement mort. » Un autre villageois conclura : « Avant, nous pouvions être ou ne pas être communistes. Mais maintenant que les onggoys sont passés, nous savons qui sont nos amis. »

« Le communisme est une aberration. Ce n’est pas une manière normale de vivre pour des êtres humains. Je pense que nous assistons aux premiers craquements, au commencement de la fin », prophétisait le président américain Ronald Reagan, le 16 juin 1981, le jour même où son allié, M. Ferdinand Marcos, sortait triomphant d’une élection soigneusement organisée pour lui assurer la poursuite de son gouvernement autoritaire, moyennant quelques changements sans grande substance. La facile victoire de M. Marcos n’a surpris personne. Mais elle lui a valu une visite personnelle du vice-président américain George Bush, chargé d’apporter la bénédiction de l’Amérique à un régime qui, lui, « craque » de toutes parts.

Au moins un tiers des travailleurs philippins n’ont pas d’emploi régulier. L’inflation à deux chiffres poursuit sa course. En 1980, le taux de croissance économique était le plus faible de toutes les nations de l’Asie du Sud-Est ; et la dette extérieure s’élève à 14 milliards de dollars. Grâce aux soutiens influents dont il jouit à l’extérieur, le régime peut encore s’assurer quelque 2,4 milliards de dollars de prêts supplémentaires chaque année auprès des institutions internationales publiques et privées, mais 2 milliards sont aussitôt absorbés par le paiement du service de la dette. Selon la Banque mondiale elle-même, les inégalités de revenu se sont aggravées sous le régime du président Marcos, l’écart entre riches et pauvres étant « pire aux Philippines qu’ailleurs ». Les taudis de Manille et les zones occupées par des squatters se sont tellement développés qu’ils abritent aujourd’hui plus de 30 % de la population totale de la ville. Les taux des salaires réels des ouvriers ont chuté de 39 % de 1972 à 1978, et rien n’indique un arrêt de cette dégradation.

Tandis que les difficultés matérielles s’aggravent dans les taudis, parmi les ouvriers et les paysans, de nouvelles perspectives se dégagent pour l’opposition. Parmi l’élite, l’ancienne strate de politiciens traditionnels — les quelque cent familles qui avaient pu partager le gâteau avant que M. Marcos ne décide de les évincer en 1972 — commencent à réaliser que leurs anciens jours de gloire pourraient bien ne plus jamais revenir. Et tandis que la polarisation de la société s’accuse, les chefs de cette vieille opposition se tournent de plus en plus vers le mouvement démocratique national. Les élections de l’an dernier ont témoigné avec éclat de leur évolution : après avoir hésité quelque temps dans le choix d’une stratégie, l’opposition légale a fini par reconnaître que les masses étaient derrière le Front démocratique national et elle a décidé de se joindre à lui pour boycotter la campagne électorale. Ce fut alors une coalition de forces tout à fait inédite dans la vie politique philippine. Dans les campagnes, la Nouvelle armée populaire organisa des séminaires politiques pour inciter les paysans à soutenir le boycottage tandis que, dans les villes, c’était l’élite politicienne hostile à M. Marcos qui prenait la parole ou la plume pour défendre la même cause.

Comme d’habitude lorsque se forment de vastes fronts unis, la prudence est de mise chez tous les partenaires. En janvier 1981, le Front démocratique national déclarait dans un communiqué officiel que « la majorité [de ces vieux politiciens] doit approfondir sa compréhension de l’impérialisme ». Et comme bon nombre de chefs de l’opposition légale, formés durant la période de colonialisme américain, ont sans aucun doute intégré cette nécessité dans leur stratégie, du moins pour l’instant, le Front démocratique national a le vent en poupe. Cependant, beaucoup de ces riches Philippins en sont encore à se demander de quel côté, en cas de craquement, ils devront finalement se ranger, tandis que, dans la jungle et dans les montagnes, le régime actuel est déjà bel et bien en train de s’effondrer.

Roberto Dela Rosa

Le Monde diplomatique


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