La magistrature en souffrance.

dimanche 5 décembre 2021.
 

Gouverner sans état de droit…

La magistrature en souffrance.

** La barbarie néolibérale managériale et comptable atteint tous les corps de métier jusqu’à en faire disparaître le sens. La magistrature n’est pas épargnée.

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Conditions de travail : une mobilisation massive des magistrats pour dénoncer une « souffrance inédite »

Source : Libération. 24/11/2021 https://www.liberation.fr/societe/p...

Une tribune signée par 3 000 magistrats dans « le Monde » met en lumière le récent suicide d’une jeune consœur, qui avait alerté sur ses conditions de travail. Un cas qui ne serait pas « isolé », les arrêts maladie se multipliant, selon ce texte signé massivement par un corps habituellement plutôt réservé.

Dans un amphithéâtre de l’ENM, à Bordeaux, le 3 juin 2020. (Thibaud Moritz/Libération) par Chloé Pilorget-Rezzouk publié le 23 novembre 2021 à 19h20

Elle s’appelait Charlotte, elle avait 29 ans et était magistrate dans le Pas-de-Calais depuis deux ans. Son quotidien ? Aller de tribunaux en tribunaux pour remplacer des collègues absents ou renforcer des effectifs en fonction des besoins. « Juge placée », comme on dit dans le jargon. Le 23 août dernier, Charlotte s’est donné la mort. Si le suicide est toujours un événement multifactoriel, à la croisée de motifs privés et professionnels, ses collègues du tribunal judiciaire de Béthune et anciens camarades de promotion à l’Ecole nationale de la magistrature (ENM) ont décidé de prendre la plume, dans un contexte de lassitude profonde de la profession. « Nous souhaitons affirmer que son éthique professionnelle s’est heurtée à la violence du fonctionnement de notre institution », dénonce cette tribune parue mardi soir dans le Monde, signée par 3 000 magistrats – pour un corps qui en compte environ 9 090 – et une centaine de greffiers.

La jeune femme était confrontée à des conditions de travail « particulièrement éprouvantes », à « des injonctions d’aller toujours plus vite et faire du chiffre ». « A plusieurs reprises, au cours de l’année qui a précédé son décès, Charlotte a alerté ses collègues sur la souffrance que lui causait son travail. Comme beaucoup, elle a travaillé durant presque tous ses week-ends et ses vacances mais cela n’a pas suffi. S’en sont suivis un arrêt de travail, une première tentative de suicide », écrivent encore ces anciens confrères. Une inspection de fonctionnement de la juridiction, lancée en septembre, est actuellement menée par l’Inspection générale de la justice (IGJ) et une enquête du CHSCT départemental est en cours. Le texte qui dénonce « une vision gestionnaire (du) métier » affirme que « Charlotte n’est pas un cas isolé »  : « C’est pourquoi nous, magistrats judiciaires, qui ne prenons que très rarement la parole publiquement, avons décidé aujourd’hui de sonner l’alarme. »

Dans un message envoyé à tous les magistrats dans la soirée, le directeur des services judiciaires (DSJ) du ministère, Paul Huber, a reconnu qu’il fallait encore « augmenter le nombre de magistrats et de greffiers » et rappelé que « 650 magistrats et 850 greffiers supplémentaires ont été affectés durant le quinquennat ». Il a en outre annoncé que le garde des Sceaux, Eric Dupond-Moretti, souhaitait recevoir « dans les prochains jours » une délégation « des magistrats et greffiers signataires ».

Un tiers des magistrats de France mobilisés La tribune circulait massivement depuis quelques jours au sein de la profession. Très vite, les signatures se sont agrégées les unes aux autres, réunissant plus d’un tiers des magistrats de France : juges des libertés et de la détention, juges placés, juges des enfants, juges d’instructions, substituts du procureur et vice-présidents… Une mobilisation éclair et inédite – dans un milieu soumis au devoir de réserve et où la discrétion est de mise – qui fera date. « C’est à la fois une bonne chose et en même temps terrifiant parce que cela signifie que des milliers de magistrats souscrivent à ce constat sur nos conditions de travail », réagit auprès de Libération Manon Lefebvre, ex-camarade de promotion de Charlotte à l’ENM. Cette magistrate à la cour d’appel de Douai est l’une des neuf personnes ayant rédigé le manifeste : tous sont de jeunes professionnels, en fonction depuis cinq ans au plus, et membres du Syndicat de la magistrature (SM, classé à gauche). « Mais ce n’est pas à ce titre que nous écrivons ! », tient à souligner Manon Lefebvre.

« Charlotte avait vraiment beaucoup d’humanité, elle n’a pas voulu rogner sur la qualité de ce qu’elle faisait. Elle a abattu un travail incroyable, irréalisable, sans compter réellement son temps », poursuit la jeune corédactrice de cette tribune s’inquiétant d’une « justice qui n’écoute pas, qui raisonne uniquement en chiffres, qui chronomètre tout et comptabilise tout ». Et ne permet pas à ceux qui la portent et l’incarnent au quotidien de travailler dans des conditions satisfaisantes. « Autour de nous, les arrêts maladie se multiplient, tant chez les nouveaux magistrats que chez les magistrats plus expérimentés. L’importante discordance entre notre volonté de rendre une justice de qualité et la réalité de notre quotidien fait perdre le sens à notre métier et crée une grande souffrance », pointent encore les rédacteurs du texte. Du pénal au civil, aucune fonction n’est épargnée, à l’instar des juges aux affaires familiales contraints de « traiter chaque dossier de divorce ou de séparation en quinze minutes » ou les juges civils de proximité contraints à « sept minutes pour écouter et apprécier la situation dramatique de personnes qui ne parviennent plus à payer leur loyer ou qui sont surendettées ».

« Dynamique de rendement »

Comment rendre des décisions de qualité, dont on sait qu’elles changeront la vie des personnes concernées, quand le temps et les moyens restent insuffisants, et que les contentieux ne cessent de croître  ? « Cette pétition renvoie au quotidien de chaque signataire, avance un magistrat expérimenté pour éclairer son succès. Ce feu de poudre prend parce qu’il témoigne d’une souffrance inédite dans les tribunaux, qui n’est pas entendue par la hiérarchie ni par le ministère de la Justice, qui sont dans une dynamique de rendement. » Ex-porte-parole du ministère de la Justice, le magistrat Youssef Badr est lui aussi un des signataires. Pour celui qui est désormais coordonnateur de formation à l’ENM, ce texte résume parfaitement « le dilemme insupportable » auquel la magistrature est confrontée aujourd’hui  : « Doit-on faire du qualitatif, en prenant le temps de l’exigence au risque de voir les délais s’allonger pour les justiciables, ou du quantitatif, en jugeant vite mais pas à la hauteur de ce que nous devrions  ? Ce n’est pas pour cela que nous avons signé en devenant magistrat. L’exigence de la profession est haute. »

Dans la bouche de certains professionnels interrogés par Libération, la référence à une déclaration du garde des Sceaux revient souvent. Dans une interview à la Dépêche du Midi, le 3 novembre, Eric Dupond-Moretti avait affirmé : « En arrivant à la chancellerie, mon premier travail fut de réparer une justice mal en point. » Une assertion en complet décalage avec la réalité du terrain, selon beaucoup de magistrats. « La situation en juridiction se dégrade et on a l’impression que ce n’est pas entendu », confie l’une des signataires, actuellement en détachement. Après plus d’une dizaine d’années, celle-ci a demandé à quitter son poste en juridiction. « A un moment donné, entre la charge horaire croissante et le sentiment de vider la mer avec une cuillère percée, les gens s’épuisent », confie-t-elle, assurant qu’aujourd’hui « la justice ne tient plus que par la vocation de ceux qui la rendent ».

** Magistrats : : grand corps malade

Source : Libération https://www.liberation.fr/societe/p...

Burn-out, sous-effectifs… Depuis le suicide d’une magistrate et la publication d’une tribune dans « le Monde », la colère des professionnels de la justice prend de l’ampleur. Ils racontent à « Libé » leur souffrance au travail et la dégradation de l’institution.

Intensification du travail et sous-effectifs chroniques, épuisement généralisé et perte de sens… Ainsi pourrait-on résumer la gageure quotidienne des magistrats. (JEAN-MICHEL DELAGE/Hans Lucas via AFP) par Chloé Pilorget-Rezzouk publié le 29 novembre 2021 à 20h13

Jusqu’où portera le vent nouveau de ce qu’on nomme déjà « l’appel des 3 000 » ? Depuis une semaine, le milieu judiciaire ne parle que de cette tribune, écrite après le suicide survenu en août de Charlotte, juge placée de 29 ans, qui avait alerté sur ses deux premières années d’exercice « particulièrement éprouvantes ». Neuf de ses ex-collègues ou camarades de promotion de l’Ecole nationale de la magistrature (ENM) étrillent une justice « qui maltraite les justiciables, mais également ceux qui œuvrent à son fonctionnement », une logique « gestionnaire » dévorant le cœur du métier et un « dilemme intenable » pour les bouches de la loi : « juger vite, mais mal, ou juger bien, mais dans des délais inacceptables ». En moins de quarante-huit heures, un tiers des magistrats (on en compte 9 090) ont signé ce manifeste atteignant maintenant plus de 6 125 signatures (dont plus de 5 000 magistrats en poste ou en devenir et plus de 900 greffiers)…

Une spontanéité massive et inédite au sein d’un corps peu enclin à la mobilisation collective, cadenassé entre devoir de réserve et loyauté à l’institution. .

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L’appel de 3 000 magistrats et d’une centaine de greffiers : « Nous ne voulons plus d’une justice qui n’écoute pas et qui chronomètre tout » TRIBUNE Collectif

Source : Le Monde. 23 – 24/11/2021 https://www.lemonde.fr/idees/articl... tout_6103309_3232.html

Ce collectif de juges, substituts, greffiers dénonce l’approche « gestionnaire » de la justice et souligne la « discordance » entre la volonté de rendre une justice de qualité et la réalité du quotidien. *

Notre rentrée a commencé devant l’église Saint-Michel de Lille, lundi 30 août. Nous enterrions Charlotte, notre jeune collègue de 29 ans, qui s’est suicidée le 23 août. Cela faisait deux ans qu’elle était magistrate, juge placée [auprès du premier président d’une cour d’appel], envoyée de tribunaux en tribunaux pour compléter les effectifs des juridictions en souffrance du Nord et du Pas-de-Calais. Charlotte mesurait la charge de travail et le niveau d’exigence qu’elle devait atteindre pour devenir la magistrate humaine et rigoureuse qu’elle souhaitait être. Nous souhaitons affirmer que son éthique professionnelle s’est heurtée à la violence du fonctionnement de notre institution.

Faire du chiffre Charlotte a eu deux années de fonctions particulièrement éprouvantes et elle a surmonté les événements avec un grand professionnalisme, un enthousiasme et une implication indéniables. A sa sortie de l’école de la magistrature, unique juge au sein d’un tribunal d’instance, elle a su faire face avec persévérance à plusieurs situations inédites, telles que la gestion des urgences pendant le premier confinement, seule, le personnel de greffe ayant été congédié, puis la mise en œuvre d’une réforme conduisant à la suppression de ce même tribunal.

A ces conditions de travail difficiles s’ajoutaient des injonctions d’aller toujours plus vite et de faire du chiffre. Mais Charlotte refusait de faire primer la quantité sur la qualité. Elle refusait de travailler de façon dégradée. A plusieurs reprises, au cours de l’année qui a précédé son décès, Charlotte a alerté ses collègues sur la souffrance que lui causait son travail. Comme beaucoup, elle a travaillé durant presque tous ses week-ends et ses vacances, mais cela n’a pas suffi. Se sont ensuivis un arrêt de travail, une première tentative de suicide. Nous souhaitons affirmer que Charlotte n’est pas un cas isolé.

C’est pourquoi nous, magistrats judiciaires, qui ne prenons que très rarement la parole publiquement, avons décidé aujourd’hui de sonner l’alarme. Autour de nous, les arrêts maladie se multiplient, tant chez les nouveaux magistrats que chez les magistrats plus expérimentés. L’importante discordance entre notre volonté de rendre une justice de qualité et la réalité de notre quotidien fait perdre le sens à notre métier et crée une grande souffrance.

Audiences suchargées, procédures classées sans suite… Nous, juges aux affaires familiales, sommes trop souvent contraints de traiter chaque dossier de divorce ou de séparation en quinze minutes et de ne pas donner la parole au couple lorsque chacune des parties est assistée par un avocat, pour ne pas perdre de temps.

Lire la suite dans Le Monde.

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Hervé Debonrivage

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