Souveraineté européenne : un slogan ou un concept ?

lundi 4 avril 2022.
 

Une absence de vision géostratégique et géopolitique commune.

Le conflit Russo – ukrainien a relancé le débat sur la souveraineté européenne économique et militaire. Mais quelle souveraineté politique par rapport aux États-Unis notamment ?

L’Europe face aux dilemmes de la souveraineté

La « boussole stratégique » dont se sont dotés les Vingt-Sept le 21 mars dernier fixe des objectifs de sécurité et des moyens pour les atteindre. Mais, loin d’affirmer la « souveraineté européenne » chère à M. Emmanuel Macron, elle se veut complémentaire de l’Alliance atlantique sans contredire ses priorités.

par Anne-Cécile Robert

Source : Le Monde diplomatique. Avril 2022

https://www.monde-diplomatique.fr/2...

Image spectaculaire : le vendredi 10 mars 2022, dans la galerie des Batailles du château de Versailles, les présidents du Conseil européen (le Belge Charles Michel), de la République française (Emmanuel Macron), de la Commission européenne (l’Allemande Ursula von der Leyen) rendent compte à la presse des décisions prises par les vingt-sept chefs d’État et de gouvernement concernant la guerre en Ukraine. Aucune annonce renversante ce jour-là, mais une volonté de marquer les esprits en ringardisant les antagonismes historiques entre deux tableaux à la gloire des victoires militaires de la France. « C’est un tournant pour nos sociétés, nos peuples et notre projet européen », affirme M. Macron, visiblement satisfait.

Rarement les Vingt-Sept ont-ils affiché une telle unité sur un sujet géopolitique majeur : en quelques jours, des trains de sanctions sévères ont été adoptés contre Moscou et — geste inédit — des livraisons d’armes à un pays en guerre, l’Ukraine, décidées. La toute nouvelle facilité européenne pour la paix (FEP), créée en 2021, fait ici une entrée fracassante dans l’histoire de l’unification continentale : grâce à elle, l’Union peut désormais livrer des engins militaires sur un théâtre d’opérations. Auparavant, son action internationale devait demeurer dans le cadre strict de l’aide au développement et des missions de paix.

Ce pas de géant renvoie aux oubliettes l’impuissance européenne face à la décomposition sanglante de la Yougoslavie au début des années 1990. C’est Washington qui avait mis un terme à une guerre civile dévastatrice « à deux heures de Paris » par les accords de Dayton (1995). Amère, la leçon avait favorisé l’essor de la politique étrangère et de sécurité commune (PESC), lancée par le traité de Maastricht en 1992, et son développement constant jusqu’au traité de Lisbonne (2007), qui la dote d’une branche opérationnelle : la politique de sécurité et de défense commune (PSDC). L’Union dispose dorénavant d’un corps diplomatique, d’une agence d’armement, de bataillons transnationaux, etc.

Ce tableau impressionnant laisse des questions en suspens. Tout d’abord, quel projet entend servir cette nouvelle armurerie ? Le président français fixe avec constance le cap d’une « souveraineté européenne » depuis son discours de la Sorbonne, le 26 septembre 2017. Il la définit très largement : sécurité et lutte contre le terrorisme, défense, contrôle des flux migratoires, développement durable, coopération numérique, agriculture, santé, énergie, etc. À Versailles, emporté par son élan, il a même évoqué l’alimentation et une mystérieuse « souveraineté protéinique ». Ses principaux partenaires préfèrent l’expression, moins engageante, d’« autonomie stratégique ».

Longtemps, dans le sillage du général de Gaulle, Paris s’est fait l’avocat d’une « Europe puissance », définissant des objectifs distincts de ceux des États-Unis. Les autres États, au premier rang desquels l’Allemagne, ne l’ont jamais entendu de cette oreille, en partie par méfiance vis-à-vis d’une France jugée envahissante et pour le confort que leur procure le parapluie américain. « Une Union forte et plus capable dans le domaine de la sécurité et de la défense contribuera positivement à la sécurité globale et transatlantique, confirment avec force les Vingt-Sept à la fin du sommet de Versailles, et est complémentaire de l’OTAN [Organisation du traité de l’Atlantique nord], qui reste le fondement de la défense collective de ses États membres. » Est-ce l’enterrement en grande pompe de l’« Europe européenne » chère au général de Gaulle ?

Dans les milieux diplomatiques français, on explique qu’il ne faut pas accorder aux mots plus d’importance qu’ils n’en ont : souveraineté et autonomie seraient équivalentes. Pourtant, la première correspond à l’émergence de l’État-nation au XVIIe siècle. M. Macron n’ignore pas la portée d’un vocable qui résonne avec les grandes heures de l’histoire de France. L’utilisation appuyée qu’il en fait peut traduire une ambition fédéraliste. Le programme du nouveau gouvernement allemand et sa décision d’élever le budget national de défense à 2 % du produit intérieur brut (PIB) ouvrent une voie inédite à un tel projet.

Mais en précisant le cadre de leur défense commune, leur « boussole stratégique », le 21 mars 2022, les Vingt-Sept n’évoquent aucune « souveraineté européenne » mais une « stratégie » face à des « menaces » (terrorisme, cyberattaques, armes de destruction massive, changement climatique, etc.). Ils rappellent que les « États-Unis sont leur plus important et plus loyal partenaire stratégique, une puissance globale qui contribue à la paix, la sécurité, la stabilité et la démocratie sur notre continent ». Ils se dotent de nouveaux outils militaires et diplomatiques sans s’émanciper des tropismes géopolitiques de Washington.

Comment concilier « autonomie stratégique » et promotion du libre-échange ? Il leur faudrait, pour s’embarquer durablement et solidairement sur les flots agités de la nouvelle géopolitique mondiale, concevoir une vision commune et réaliste du monde, solidifiée par la définition d’« intérêts communs ». à cet égard, l’invocation insistante de la « démocratie » et de la défense des « valeurs européennes », pour justifier le soutien apporté à l’Ukraine, laisse songeur quand on connaît la corruption et la prédation qui gangrènent Kiev. Comme si l’appui à la lutte légitime d’un peuple injustement agressé ne suffisait pas. Ce discours déconnecté des réalités, comme la « rivalité systémique » revendiquée face à la Russie et la Chine, confirme que l’Union se pense aussi comme une puissance « morale » défendant un système de valeurs.

Cette posture « justicière » cadre-t-elle avec les nécessités, souvent plus prosaïques voire cyniques, de toute politique étrangère ? Si le tranchant des sanctions infligées à Moscou traduit la gravité des crimes commis, il coïncide opportunément avec la vision américaine du monde impliquant l’endiguement de la Russie, quand les Européens pourraient au contraire — géographie oblige — avoir intérêt à trouver des arrangements avec un puissant voisin impossible à effacer du continent. La passe d’armes feutrée entre Paris, hostile à une adhésion accélérée de l’Ukraine à l’Union, et la Commission européenne, militante d’un tel geste mais aussi d’une ouverture rapide de la porte à la Géorgie et à la Moldavie, rappelle que les limites géographiques de l’Europe ne sont même pas fixées. La candidature de Tbilissi — comme celle d’Ankara, toujours en suspens — souligne par ailleurs l’indétermination des frontières qui séparent l’Union de l’Asie. De quels territoires et de quelles populations — pour ne pas utiliser le mot « peuples » — s’agit-il donc d’exprimer la « souveraineté » ? Quelle vision du monde s’agit-il de défendre ? « L’Ukraine appartient à la famille européenne », ont martelé en chœur Mme Von der Leyen et MM. Macron et Michel en clôture du sommet de Versailles, parce qu’elle « se bat pour la démocratie et les valeurs qui nous sont chères ». Un critère somme toute assez vague et qui n’exprime aucune réflexion géopolitique.

Plusieurs points restent aveugles. Comment concilier l’« autonomie stratégique » et la promotion du libre-échange ? Cette dernière a conduit, par exemple, à démanteler la préférence communautaire qui protégeait l’agriculture européenne d’une concurrence dévastatrice. Pour faire face aux conséquences agricoles de la guerre en Ukraine, la Commission évoque désormais des « mesures de crise ». Sa réflexion stratégique globale inclut des accords commerciaux notamment avec l’Asie et l’Afrique (1).

Jusqu’où ira la solidarité affichée face à Moscou et survivra-t-elle à la guerre ? Déjà, la Hongrie, qui a voté les sanctions sans pour une fois barguigner, se distingue en refusant — officiellement pour des questions de sécurité — que les armes transitent par son territoire. Dans le cadre du « partage nucléaire » avec les États-Unis, l’Allemagne est contrainte d’acquérir des chasseurs-bombardiers américains F-35, seuls agréés par Washington pour cette mission, plutôt que des Rafale ou des Eurofighters, avouant au passage que l’« autonomie stratégique européenne » s’arrête aux portes de l’OTAN. Ce qui n’empêche pas Paris de pousser les feux : « Nous ne distinguons pas l’indépendance de la France et l’indépendance de l’Europe », affirme ainsi le premier ministre Jean Castex en déplacement dans le Jura, le 11 mars 2022.

Notons que, malgré la mise en scène soignée de la galerie des Batailles, la politique étrangère et de défense commune demeure dans les mains des gouvernements souverains : décidée à l’unanimité des Vingt-Sept, elle n’accorde à la Commission, au Parlement européen et à la Cour de justice de Luxembourg qu’un rôle marginal. Le budget de la FEP est établi et géré de manière intergouvernementale, hors des procédures fédéralisées dominantes dans le marché commun ou la zone euro. Les maîtres-mots « coopérer » et « partenariat » illustrent cette approche plus participative que coercitive qui permet toujours à un État de se tenir à l’écart ou de bloquer une décision. Il ne s’agit pas de ressusciter la Communauté européenne de défense (CED), mort-née en 1954, avec son armée européenne sous l’autorité d’un Commissariat à la défense (dont l’engagement aurait nécessité l’accord de l’OTAN). Inédit, l’envoi d’armes létales en Ukraine entrebâille toutefois la porte d’une fédéralisation à plus ou moins long terme dans la mesure où il est désormais question de vie et de mort, enjeux éminemment sensibles et, de ce fait, traditionnellement régaliens.

Quelle est la légitimité de cette européanisation ? Le président Macron brandit le trident « souveraineté-unité-démocratie (2) » pour faire accepter aux Vingt-Sept ce qui n’est pas une « fantaisie française » mais un « impératif », à savoir la « souveraineté européenne ». Or, aucun mandat ne lui a été, à ce stade, confié par les électeurs pour enclencher une telle entreprise. Le troisième terme relève donc du simple slogan. Les observateurs se divisent ici en deux camps : d’une part, ceux pour qui la légitimité (celle conférée par les électeurs ou leurs représentants) n’est pas un préalable à de nouveaux transferts de souveraineté, mais le couronnement d’un processus et, d’autre part, ceux qui estiment qu’elle est, au contraire, une condition sine qua non, sauf à accepter des faits accomplis (3). Avec sa force de frappe nucléaire, le troisième réseau diplomatique mondial, un siège de membre permanent au Conseil de sécurité des Nations unies, la France — première puissance militaire de l’Union — est sans doute l’un des pays qui met le plus en jeu dans cette aspiration des compétences vers Bruxelles. Les transferts de souveraineté (4) créent-ils automatiquement un projet politique commun, qui les justifierait, en attendant qu’on veuille bien demander leur avis aux peuples ?

Anne-Cécile Robert ** Notes

(1) « Stratégie “Global Gateway” », site de la Commission européenne.

(2) Discours d’Athènes, site de l’Élysée, 11 septembre 2017.

(3) Cf. le débat entre l’économiste François Meunier et le politiste Nicolas Leron, du Centre d’études européennes de Sciences Po, consultable sur le site de Telos, www.telos-eu.com

(4) Cf. Philippe Grasset, « L’Europe de la défense et la confusion de la souveraineté », 18 octobre 2005.


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