Violences policières : le combat sans fin des familles

jeudi 5 octobre 2023.
 

- Violences policières : 30 familles et victimes interpellent Macron

- Parmi les familles et victimes qui interpellent le président de la République, la plupart se heurtent à la justice, sa lenteur, voire son ignominie, parfois. Elles racontent leur lutte quotidienne pour que justice soit rendue.

Plus de onze années séparent la mort de Wissam El Yamni, après une interpellation musclée dans un commissariat de Clermont Ferrand à l’hiver 2012, à celle de Nahel Merzouk, abattu par un policier en pleine rue à Nanterre. Leur point commun ? Les deux procédures judiciaires de ces affaires de violences policières sont toujours en cours. Pour les familles, la recherche de justice est souvent un long chemin de croix, entre les appels, les procédures à rallonge, les contre-expertises qui répondent à des contre-expertises. D’autres, ont vu, impuissantes, leur affaire enchaîner les non-lieux. Elles témoignent ici leur espoir d’un jour obtenir la vérité et la justice, et leur lassitude et leur colère face au silence de l’État.

Maissan, tante de Nahel Merzouk, mort le 27 juin 2023

« Par où commencer ? Aujourd’hui, nous sommes le 27 septembre et cela fait trois mois qu’ils t’ont enlevé la vie lâchement, qu’ils t’ont arraché à ta maman. Trois mois qu’on ne réalise toujours pas que ta petite bouille, ton visage d’ange, on ne le verra plus. Jamais j’aurais pensé rédiger un texte pour toi, mon petit, toi qui étais si jeune, si beau, attachant et serviable. Quand je te voyais, j’avais cette fierté de me dire : « C’est mon sang ! » Tu avais la vie devant toi. Mais on ne te verra jamais te marier, jamais avoir des enfants. Tu avais des rêves, les policiers te les ont enlevés. Je ne leur pardonnerai jamais. Tu n’étais qu’un enfant.

La jeunesse s’est levée le jour où tu es parti. Tout ce monde qui est venu pour toi, qui a prié pour toi, j’en ai des frissons. C’était beau car t’étais bon, Nahel, tu méritais le meilleur. Perdre la vie pour un défaut de permis à 17 ans, c’est révoltant ! Personne ne mérite une telle injustice. Comment peut-on en arriver là ? Il faut que ça cesse ! J’ai peur pour mes frères et mes enfants. Je ne suis plus sereine vis-à-vis de la police. Aujourd’hui me faire contrôler serait une épreuve… »

Assetou Cisse, soeur de Mahamadou, mort le 9 décembre 2022

« Mon frère Mahamadou Cissé, 21 ans, a été froidement assassiné par un ancien militaire de l’armée française, le 9 décembre 2022. Le corps médical, le commissariat de police et l’instruction judiciaire ont tous commis des négligences considérables en bafouant notre affaire. « Un meurtre par exaspération », selon le procureur, Autant de formules pour banaliser l’assassinat de Mahamadou. Y aurait-il deux catégories de victimes dans notre pays ? Celle qui suscite l’émotion collective sans condition et celle qui mérite moins de considération et de respect. Celle pour laquelle, on étudiera d’abord le casier judiciaire pour savoir si elle méritait de mourir. La violence de l’instruction judiciaire et le racisme systémique à notre égard vont une seconde fois abattre mon frère.

La violence de l’instruction judiciaire et le racisme systémique à notre égard vont une seconde fois abattre mon frère.

Cet assassin est poursuivi pour homicide volontaire, détention illégale d’armes, violence avec armes sur personne dépositaire de l’autorité publique, et malgré tous ces chefs d’accusation, il a été remis en liberté, après seulement six mois de détention provisoire, une décision honteuse. M. Macron, M. Dupont-Moretti, M. Darmanin, l’homme qui a commis l’irréparable : ôter la vie d’un enfant citoyen français, vit aujourd’hui librement. Nous avons besoin de vous. Nous exigeons un procès en urgence, afin que l’assassin de mon frère réponde de ses actes. Nous demandons une impartialité totale dans notre affaire. Ne nous abandonnez pas ! Peu importe d’où l’on vient, peu importe qui nous sommes, la dignité humaine est valable pour tous. La peine de mort a été abolie ! Mahamadou avait le droit de vivre ! »

Djenaba Sangaré, sœur d’Alassane, mort le 24 novembre 2022

« Le 24 novembre 2022, Alassane Sangaré, responsable de réseaux à Bouygues Énergies et Services depuis 13 ans, marié, père de trois enfants, décède dans des circonstances suspectes à la maison d’arrêt de Fleury-Mérogis. À la suite d’un conflit de voisinage, il avait été placé en détention provisoire pour un jugement en janvier 2023. Cinq jours après, Alassane est retrouvé mort dans sa cellule. Nous n’apprendrons son décès que le lendemain à 15 heures.

Alassane Sangaré

Malgré les incohérences du dossier, le procureur d’Evry a classé le dossier sans suite et a conclu à un décès lié à une asphyxie compatible avec une pendaison. Depuis 10 mois, nous menons un combat intense pour connaître la vérité sur les circonstances de son décès et nous savons aujourd’hui qu’il a été violenté par des surveillants qui l’ont conduit à la mort. Avec notre avocat Maître Yassine Bouzrou, nous avons porté plainte contre cinq surveillants pour violences volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner.

En juillet dernier, un juge d’instruction a été désigné. Nous attendons qu’une enquête indépendante soit menée par un juge indépendant et que l’instruction mène à la mise en examen des surveillants responsables du décès d’Alassane. À travers notre histoire et combat, nous souhaitons que l’État français assume ses responsabilités sur la défaillance de certaines institutions du pays. Sans un vrai travail de reconnaissance des violences d’État, nous nous dirigeons vers une rupture de confiance entre le gouvernement et nous, citoyens français. »

Fatiah Boumenjel, mère d’Adam, tué le 19 août 2022

« Dans la nuit du 19 août 2022, deux jeunes gens, mon fils Adam, 20 ans, et Raihane, 26 ans, se trouvent dans une voiture (volée), à l’arrêt, sur le parking du Carrefour de Vénissieux. Ils écoutent de la musique, devisent, fument. Débarque un équipage de police qui veut procéder à un contrôle. Selon la police, le conducteur aurait, pour y échapper, fait une marche arrière puis foncé sur un policier. Ce dernier, couché sur le capot de la voiture en mouvement, aurait sauvé sa vie en tuant le passager, Adam, puis le conducteur.

Adam, mon enfant unique, touché au flanc gauche, agonise des suites d’un pneumothorax. Le conducteur baisse la tête et se protège derrière son avant-bras qu’une balle transperce pour se ficher en haut du crâne. L’expertise balistique contredit les déclarations des policiers. Aucune vidéo exploitable des faits, qui se déroulent pourtant sur un parking surveillé et éclairé même de nuit, n’aurait été retrouvée. Cette scène inconcevable donne lieu à une enquête de l’IGPN honteusement bâclée ; le mis en cause est cité par la juge comme « témoin assisté ». L’instruction est en cours, nous userons de toutes nos forces pour faire advenir la vérité.

Ces enfants qui tombent comme des mouches font partie intégrante de la société française.

Ces enfants qui tombent comme des mouches font partie intégrante de la société française. Mais ils ont en commun ce qui dans une société civilisée ne devrait jamais paraître essentiel : ils sont Noirs et Arabes. Et c’est pour cela qu’on les a tués. Ouvrir les yeux et avoir le courage, que la gauche n’a jamais eu, de mettre fin à l’impunité liée à des crimes commis sur certains de nos enfants : y imprimer sa détermination, sa fermeté, serait l’honneur d’un gouvernement, quel qu’il soit. »

Issam El Khalfaoui, père de Souheil, mort le 4 août 2021

« Souheil est mort le 4 août 2021 à Marseille. Il a été abattu sans sommation, par un policier stagiaire positionné au niveau de sa portière. Le véhicule était stationné, et c’est au moment où mon fils entamait une marche arrière pour se soustraire au contrôle qu’il a été exécuté. Je me bats depuis pour que vérité soit faite. J’ai pensé que la justice ne rencontrerait aucune difficulté pour établir les faits, vu le nombre important de témoins oculaires et la présence de caméras à moins de cinq mètres des lieux du crime. Je me suis trompé. Le parquet et l’IGPN de Marseille ont tout simplement décidé de ne pas interroger les témoins, ont autorisé les policiers à se rencontrer avant même de les auditionner (ils n’ont même jamais été placés en garde à vue), et ont perdu les enregistrements vidéo filmant l’intégralité de la scène. Je me suis constitué partie civile, et un juge d’instruction a été nommé dix-huit mois après les faits. À ce jour, la plupart des témoins n’ont toujours pas été auditionnés par le juge.

M. le Président de la République, M. le ministre de la Justice, je demande encore une fois à vous rencontrer. Vous pourriez alors m’expliquer comment une enquête menée par le parquet peut présenter autant de manquements ? Et, surtout, nous pourrions débattre et de l’intérêt de placer l’IGPN sous une autorité indépendante et de l’article de loi 435-1 du code de la sécurité intérieure qui, selon tous les experts, est à l’origine de l’augmentation si importante des tirs pour refus d’obtempérer. »

Contre le permis de tuer offert par l’article 435-1 ajouté en 2017 au Code de la sécurité publique, un collectif s’est créé avec la volonté de dénoncer les violences policières et de sensibiliser l’opinion publique par l’art. Appelé « 435-1 m’a tué·e », il a été lancé sous l’impulsion de la famille de Souheil El Khalfaoui. Plus d’infos à retrouver ici.

Émilie, belle-soeur de Yanis, mort le 3 juin 2021

Une vingtaine de plaintes avaient été déposées auprès de l’IGPN. Toutes classées sans suite.

« Yanis est décédé le 3 juin 2021 à l’âge de 20 ans après avoir été pourchassé par un véhicule de la BAC à Saint-Denis. Le 14 avril 2021, il rentrait à la maison après avoir passé la soirée avec ses amis. Il circulait en scooter. Au bout de notre rue, un véhicule de la BAC l’a pris en chasse au motif qu’il aurait grillé un feu rouge et refusé d’obtempérer. Il a été percuté de plein fouet sur l’autoroute à quelques mètres de chez nous. Après 49 jours de coma, Yanis nous a quittés. Deux jours après son décès, lors de la veillée funéraire, nous avons été violentés par une horde de policiers venus en découdre. Nous avons immédiatement porté plainte auprès du procureur. Mais il nous a fallu deux ans et un changement d’avocat pour que notre dossier soit enfin instruit. Nous venons seulement d’avoir accès à l’enquête préliminaire. Pour les violences essuyées par nos proches le 4 juin 2021, une vingtaine de plaintes avaient été déposées auprès de l’IGPN. Toutes ont été classées sans suite.

Nous constatons qu’en plus des violences policières que nous avons subies, qui ont arraché un fils et fait souffrir tout un quartier, nous avons à subir la violence d’une justice partiale, qui couvre ces actes impardonnables. Ce n’est pas seulement notre combat : nous avons lancé une association pour Yanis et un collectif pour aider les Dionysiens qui sont confrontés à ces violences. Nous dénonçons le racisme de la police dans nos quartiers où le contrôle au faciès et le harcèlement policier restent monnaie courante. Nous disons stop à l’impunité d’agents assermentés ayant commis un crime ! Nous voulons la vérité et la justice pour comprendre et permettre le deuil. Nous voulons un organe indépendant pour juger les violences commises par ces agents assermentés et de vraies sanctions. »

Fatia Alcabelard, fille de Claude Jean-Pierre, mort le 3 décembre 2020

« Le 21 novembre 2020, en Guadeloupe, lors d’un banal contrôle routier, Claude Jean-Pierre, 67 ans, est extirpé de son véhicule par deux gendarmes avec une telle violence qu’il en ressortira inerte et succombera à ses blessures, le 3 décembre. Deux vertèbres brisées, une compression de la moelle épinière et un état de tétraplégie. Les gendarmes diront que Claude a fait un malaise, les images de vidéosurveillance de la ville viendront démentir leur version. Des examens médicaux et des rapports d’expertise viendront corroborer que le choc subi lors de l’extraction et les blessures constatées sont responsables du décès.

Depuis décembre 2020, nous n’avons eu de cesse de mobiliser, sensibiliser autour de ce drame terrible. Début 2023, le procureur de la République requiert un non-lieu ! Grâce à une grande mobilisation, ces réquisitions n’ont pas été suivies par la juge d’instruction. Depuis trois ans, nous réclamons justice, nos vies sont entre parenthèses et nous luttons pour ne pas être broyés par la machine judiciaire. Les deux gendarmes sont toujours en fonction, et l’un d’entre eux a même été promu en avril 2023.

Ce crime, comme le massacre de mai 1967, fait surgir la politique coloniale menée en Guadeloupe.

Le traitement ignoble et inhumain qu’a subi « Klodo » ce jour-là est significatif. Ce crime, comme le massacre de mai 1967, fait surgir la politique coloniale menée en Guadeloupe, avec comme mot d’ordre la répression face à la misère sociale de nos territoires, la distance de la métropole favorisant l’oubli aussi bien médiatique que politique. Nous exigeons un traitement équitable le respect de notre histoire, de notre humanité ! »

Christian Chouviat, père de Cédric, décédé le 5 janvier 2020

« Le 3 janvier 2020, mon fils Cédric, coursier en scooter, s’est fait contrôler par quatre gardiens de la paix Quai Branly au pied de la Tour Eiffel. Cédric, agacé par l’arrêt non justifié dans sa tournée de travail, répond avec un certain cynisme, s’engage une joute verbale sans violence autre. Après vérification des papiers, alors que tout le monde reprend son chemin, un des policiers revient vers Cédric, et là, l’emmène au sol par une clé d’étranglement et un plaquage ventral. Ses trois collègues le rejoignent pour appuyer l’opération et maintiennent Cédric jusqu’à la fracture du larynx qui lui ôtera la vie.

Après un laps de temps énorme, deux minutes sans se soucier de ce qui vient de se passer, s’ensuit un massage cardiaque trop tardif. Je n’ai eu des nouvelles de mon fils que six heures après les faits, il avait été transporté en réanimation à l’hôpital Georges Pompidou dans le XVe. Commence alors, une attente interminable pour sa famille, ses amis, qui s’agglutinent dans les couloirs de l’hôpital, inquiets. Les médecins annoncent la mort cérébrale puis son décès au matin du 5 janvier 2020. Arrivé à l’hôpital le samedi, notre avocat, Arié Alimi, fait un appel à témoins pour aider à connaître la vérité. Heureusement Cédric avait laissé sa caméra du téléphone allumée et a tout filmé et plein d’autres ayant fait de même, se sont manifestés pour témoigner.

Monsieur le Président Emmanuel Macron, votre volonté est-elle de valider ces morts injustes ?

À ce jour, les quatre policiers sont toujours en activité. Trois sont inculpés « d’homicide involontaire sans intention de la donner » et la quatrième est témoin assisté. Cédric a une famille de cinq enfants, une épouse, une sœur et des parents en deuil ; la douleur est extrême et ils ne peuvent être dans l’acceptation d’une telle mort. L’affaire suit son cours et nous espérons tous un jugement dans les mois à venir. Aujourd’hui avec l’affaire du jeune Nahel, abattu lâchement par un policier à bout portant, les exactions continuent. Monsieur le Président Emmanuel Macron, votre volonté est-elle de valider ces morts injustes ? Vous semblez avaliser les actes de votre police avec l’aide de votre ministre Gérard Darmanin. »

Hadja Bah, soeur de Ibrahima, dit « Ibo », mort le 6 octobre 2019

Le 6 octobre 2019, à Villiers-le-Bel, un fourgon de police barre la route en entendant arriver une moto. Sur celle-ci, Ibrahima. Pour sa famille, « Ibo ». Il meurt de la suite de ses blessures. Voici le témoignage de sa soeur, Hadja.

Carenne Levy, compagne de Philippe Ferrières, décédé le 24 mai 2019

« Philippe Ferrières, 36 ans, est décédé d’une « asphyxie mécanique » suite à une interpellation de la police à Drancy. Un policier lui a fait une clef d’étranglement. Une histoire oubliée. C’était quelqu’un sous la prise de l’alcool et de la cocaïne qui n’avait plus conscience du jour et de la nuit.

Le 24 mai 2019, vers 23h30, des policiers ont interpellé Philippe en bas de la maison. Ils l’ont roué de coups à trois sur lui, sachant qu’il était sous stups. De notre fenêtre, on le voyait se faire taper dessus, on leur disait que ça ne servait à rien de le frapper. Ils nous ont dit de fermer les volets. Il est mort sous nos yeux, les miens et ceux de mes enfants. Tout ça parce qu’il ne voulait pas mettre des menottes.

Il est mort parce qu’il ne voulait pas mettre des menottes.

Quatre ans que je me bats. J’ai pris plusieurs avocats mais ils étaient juste là pour faire de la politique ou pour rechercher les causes de la mort. Si je m’étais pas penché sur le dossier, on risquait le vice de procédure. À chaque fois, les juges ont dit que la clef d’étranglement était autorisée. Mais elle n’était pas proportionnelle : Philippe était seul contre trois dans une rue pavillonnaire. Les trois policiers sont finalement poursuivis pour « homicide involontaire ». L’auteur de la clef va comparaître devant la cour criminelle, un tribunal se substituant aux assises depuis janvier 2023. On va enfin aller en justice.

Je me bats tous les jours pour avoir gain de cause et reprendre une vie normale parce qu’en brisant le cou de Philippe, ils ont brisé notre vie. Je refuse d’être anti-flic, ni de brandir que la police est raciste vu que Philippe était blanc. En lâchant sur le terrain un policier ayant déjà reçu plusieurs plainte pour violences policières, on envoie une arme de guerre… Je veux que le nom de Philippe ait le droit à des hommages, des condoléances du gouvernement et une aide pour mon fils. J’espère une justice pour Philippe ! »

Franck Lambin, père d’Allan, mort le 10 février 2019

Le 10 février 2019, Franck Lambin voit son fils, Allan, se faire frapper par des policiers sous ses yeux. Celui-ci décédera quelques heures plus tard au commissariat. Voici son témoignage.

Marie-Pierre Laronze, sœur de Jérôme, mort le 11 mai 2017

« Le 11 mai 2017, Jérôme Laronze, éleveur bio, subit un énième contrôle vétérinaire sur sa ferme, en présence des gendarmes. Alors qu’il n’avait montré aucune violence, son hospitalisation sous contrainte est décidée. Jérôme s’enfuit pour échapper à la camisole chimique. Neuf jours durant, l’État le traque. Le 20 mai 2017, il est tué par un gendarme. Six balles sont tirées en sept secondes. Jérôme décède dans l’heure qui suit. Le gendarme, mis en examen, plaide la légitime défense. Une information judiciaire est ouverte.

Six ans après les faits, l’instruction est encore en cours. Le gendarme invoque « l’effet tunnel » – une forme de brouillard traumatique. L’effacement des preuves par négligence ou par le temps facilite la construction du non-lieu, qui s’abat sur les proches, comme une violence supplémentaire. Ce dossier rejoindra-t-il la longue liste des affaires similaires qui se sont soldées par un non-lieu ? Refuser de reconnaître l’existence de responsabilités pénales et maintenir en fonction des agents qui déshonorent tout un corps, c’est affaiblir la démocratie.

Maintenir en fonction des agents qui déshonorent tout un corps, c’est affaiblir la démocratie.

Pourtant, lorsque la justice examine cette affaire à distance des pressions corporatistes, la vérité surgit. Le 28 février 2020, le tribunal administratif de Dijon a jugé que les contrôles vétérinaires effectués chez Jérôme, en présence des gendarmes, en 2015 et 2016, étaient irréguliers. C’est une première victoire et c’est cette décision qui devrait guider les juges d’instruction dans leur recherche de la vérité.

Marie Boucou, mère de Curtis, mort le 5 mai 2017

« 5 mai 2017. Curtis gonfle les pneus du quad à la station-service. Sa sœur, Léanna et son copain sont là aussi. Un agent les contrôle. Quand Curtis part, il est suivi par la BAC. Peu après, Léanna entend « individu intercepté ». Elle m’appelle pour que je les rejoigne. Quand j’arrive, Curtis est au sol. Son sang coule dans le caniveau. Il a été projeté sur un bus. Il est hélitreuillé à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière à Paris. Quand son père et moi arrivons à l’hôpital, trois agents de la BAC sont là aussi. L’attente est interminable jusqu’à ce qu’un chirurgien nous emmène lui dire adieu.

La solidarité est activée pour l’enfant du quartier et je reçois des soutiens moraux et financiers. C’est avec cet argent que je paye les funérailles et l’avocat. La page Facebook « Vérité Pour Curtis » est créée, un média indépendant fait un travail remarquable d’information et un photographe immortalise les moments de partage que la famille organise pour remercier toutes les personnes qui nous soutiennent.

Le recrutement des agents est à revoir. Ils ne devraient pas pouvoir profiter de leur statut pour casser du « Black et de l’Arabe », comme je l’ai entendu dans une émission. Et toute une partie de la population ne devrait pas craindre d’être tabassée par ceux-là mêmes censés les protéger. Quel crime mon fils a-t-il commis ce jour-là ? Curtis était un jeune citoyen apprécié par toutes les générations du quartier. Depuis six ans, nous n’avons toujours pas obtenu la vérité, et les drames de même genre se répètent. La BAC ne doit plus procéder à de telles courses-poursuites. »

Aurélie Garand, sœur d’Angelo, tué le 30 mars 2017

« Je fais partie de la communauté des Gens du voyage. Fin septembre 2016, mon frère, Angelo Garand, qui est en prison pour vol, obtient une permission de sortie d’une journée. Il décide de ne pas y retourner. Pendant six mois, il vit dans sa voiture. Le 30 mars 2017, alors qu’il partage le repas de midi en famille sur notre terrain du côté de Blois, il est abattu par une brigade du GIGN.

Deux tireurs sont mis en examen pour « violences volontaires avec arme ayant entraîné la mort sans intention de la donner ». Ils prétendent que mon frère les aurait attaqués avec son couteau. En octobre 2018, la juge d’instruction rend une ordonnance de non-lieu, confirmé par la cour d’appel. En juin 2020, la Cour de cassation rejette notre pourvoi. Fini pour la justice : les tueurs n’auront jamais à rendre de comptes. Notre famille dépose une requête devant la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) pour « violation du droit à la vie ». On sait bien que l’État français a déjà été condamné par la CEDH sans que jamais rien ne change. Mais ce serait juste pour qu’un tribunal dise enfin : Angelo Garand aurait dû vivre, l’État est coupable.

C’est pour Angelo que la justice a appliqué pour la première fois l’article L435-1 du code de la sécurité intérieure, qui élargit le cadre de la légitime défense. Ce non-lieu fait jurisprudence. Ça veut dire que son exécution, légalisée, permet d’en justifier d’autres. Ce L435, ce n’est rien d’autre qu’un permis de tuer. On sait que l’État ne sera jamais de notre côté à nous, les communautés discriminées. Alors on doit continuer à se battre. Pas seulement pour Angelo, mais pour ceux qui sont encore en vie. Parce que ça ne peut pas continuer comme ça. Ils tuent les nôtres pour faire peur à tous les autres. C’est du terrorisme d’État. »

On sait que l’État ne sera jamais de notre côté à nous, les communautés discriminées

Alors, notre peine, nos espoirs, notre détermination à voir nos droits reconnus occasionnent un certain vacarme, c’est vrai. Le même, depuis six ans. Certains s’en plaignent ici et là… C’est long, c’est pénible ? À qui le dites-vous. À mes frères, à nos mères, à toute ma famille, et à moi, nous tous qui payons depuis plus de six ans. À coups de séjours en prison, d’insultes, de menaces, de mépris, de lynchages médiatiques. Mais nous avons fait le choix de ne pas subir notre peine, de ne pas nous taire. Nous défendons une cause, revendiquons la fin des violences et de l’impunité policières, et au-delà de ça nous combattons le racisme, et toutes les discriminations. Je suis la sœur d’Adama Traoré, je ne serai jamais coupable d’être la sœur d’une victime, d’un homme noir mort entre les mains des forces de l’ordre en France. Reconnaître le racisme systémique c’est sauver des vies. »

Je suis la sœur d’Adama Traoré, je ne serai jamais coupable d’être la sœur d’une victime.

Awa Gueye, sœur de Babacar, mort le 3 décembre 2015

« Babacar Gueye était mon frère. Il a fait un long trajet depuis le Sénégal pour venir vivre avec moi à l’âge de 27 ans. À son arrivée en France, mon frère était sans papiers. Installé avec moi à Rennes, il a vite pris ses marques. Il jouait au football dans le club Cercle Paul-Bert, prenait des cours de peinture et enseignait la danse au centre social où il apprenait le français. La nuit du 3 décembre 2015, il était chez un ami. Il a fait une crise d’angoisse et s’est mutilé avec un couteau de table. Son ami a appelé les pompiers pour avoir de l’aide mais ce sont huit policiers de la BAC qui sont arrivés.

Babacar ne faisait du mal à personne d’autre qu’à lui-même. Comment se fait-il que huit policiers formés ne puissent maîtriser un homme seul et en détresse ? Comment Babacar, après avoir reçu un premier tir létal lui ayant perforé le poumon, pouvait-il représenter un danger si immédiat qu’il fallait lui tirer encore quatre balles dans le corps ? Pourquoi les tirs sont-ils tous en trajectoire descendante alors que le tireur affirme avoir été en face de Babacar ? Pourquoi la fesse de Babacar a-t-elle été perforée alors que le tireur prétend lui avoir toujours fait face ? Pourquoi les preuves matérielles ayant servi à tuer Babacar ont-elles été immédiatement détruites ?

Je ne sais ni lire ni écrire le français. Mais c’est bien moi qui ai mené l’enquête avec mes deux avocats. Les autres familles et les victimes mutilées me donnent la force de continuer mon combat. Je ne veux pas que le nom de mon frère tombe dans l’oubli. »

Farid El Yamni, frère de Wissam, mort le 1er janvier 2012

« Il s’agit de la plus vieille histoire de violences policières toujours officiellement « en instruction ». « En instruction » avec des guillemets car, en réalité, il n’y a pas d’action mais une totale passivité de la justice. Wissam El Yamni n’est pas mort il y a onze ans, Wissam a été tué il y a onze ans. Mon frère est arrêté le 1er janvier 2012. Il est menotté dans le dos pour avoir jeté une pierre. Amené au commissariat, il sortira une dizaine de minutes plus tard, les deux pieds devant, avec de multiples fractures, des traces de strangulation, le pantalon au niveau des chevilles et sans sa ceinture, qui disparaîtra des scellés.

Farid El Yamni, avec son père, lors de la marche pour la dignité en 2015. « La famille ne comprend pas pourquoi elle arrive à se donner les moyens d’entendre ces témoins, tandis que les magistrats, supposés avoir des moyens illimités, se trouvent des excuses procédurales pour ne pas les entendre. » (Photo : Michel Soudais.) La justice a cherché à imposer plusieurs versions via des pseudo-experts. Après avoir baladé notre famille pendant des années, elle a finalement reconnu que Wissam était mort par l’intervention d’un tiers. D’où le terme « tué ». Elle veut mettre désormais le crime sur le compte d’une mauvaise technique d’intervention. Elle prévoit prochainement une reconstitution des faits sans la présence de trois témoins clés. La famille ne comprend pas pourquoi elle arrive à se donner les moyens d’entendre ces témoins, tandis que les magistrats, supposés avoir des moyens illimités, se trouvent des excuses procédurales pour ne pas les entendre.

Il y a une totale passivité de la justice.

De la même manière que dévisser c’est le contraire de visser, demander c’est le contraire de mander – du latin mandare, qui signifie « faire venir ». Quand on demande justice, la justice procrastine, on fait en sorte qu’elle n’advienne pas. On ne demande rien à son bourreau. Seul l’État doit comprendre qu’il a un intérêt à changer. L’histoire est ainsi faite.

Assa Traoré, sœur d’Adama, mort le 19 juillet 2016

« Mon frère Adama aurait dû avoir 31 ans cet été. Au lieu de ça, il est mort entre les mains des forces de l’ordre, le jour de son 24e anniversaire, il y a six ans, trois mois, et quelques jours. Voilà presque 2 500 jours donc, des dizaines de milliers d’heures pour notre famille, mes frères et sœurs, nos enfants, nos mères, que nous attendons la justice. Nous vivons, respirons, dormons, crions. Je suis indignée que les gendarmes qui disent avoir écrasé mon frère ne soient pas mis en examen, je suis indignée qu’ils n’aient pas à répondre de leurs actes, je suis indignée qu’ils n’aient pas tout mis en œuvre pour sauver la vie de mon frère.

Chloé Fraisse, sœur de Rémi, mort le 26 octobre 2014 « Le 26 octobre 2014, dans un pavillon près de Toulouse, on nous a annoncé la mort de mon frère, Rémi Fraisse. Lors d’un rassemblement d’opposition à un barrage, les forces de l’ordre protégeaient de la terre battue avec des armes de guerre. Un engin explosif a littéralement désintégré sa colonne vertébrale. Les rapports ont montré que, dans l’heure qui a suivi la mort de mon frère, les gendarmes savaient déjà précisément comment il avait été tué. Dès le départ la stratégie du gouvernement et de la préfecture a été de semer le doute.

Sur le même sujet : Morts suite à un tir policier : des chiffres records en 2021 et 2022 Dès le départ ils ont usé d’amalgames odieux pour présenter Rémi comme un coupable. Dès le départ ils ont œuvré à justifier la position de juge et bourreau d’un gendarme. La plupart des informations données les premiers jours par les responsables politiques sur Rémi et sur ce qu’il s’est passé cette nuit là sont fausses.

Et pourtant, elles ont façonné la mémoire collective. Ce que nous avons vécu, d’autres familles le vivent trop régulièrement. Nous avons connu une forte pression médiatique en plus du deuil, pour ensuite nous retrouver pendant des années face à une justice qui n’est là que pour protéger l’image de l’État français. Chaque mensonge qui a été dit sur lui continue encore aujourd’hui de créer la haine et la division. J’ai du mal à parler de mon frère en dehors de mes proches, par crainte d’entendre en retour des propos grossiers et blessants. En plus d’avoir anéanti sa vie et amoché les nôtres, l’État français a sali sa mémoire à jamais. »

Malika Benmouna, mère de Mohamed, mort le 6 juillet 2009 « Le 6 juillet 2009, mon fils Mohamed Benmouna, alors en garde à vue au Chambon-Feugerolles (42), est admis en réanimation, puis décède. La police dit qu’il s’est pendu en cellule. Nous, sa famille, n’y avons jamais cru et sommes persuadés qu’il a subi des violences. À l’hôpital, nous avons vu qu’il portait des traces de coups et de curieux bandages. Selon la police, Mohamed aurait fabriqué un lien de 86 centimètres en déchirant un matelas indéchirable, l’aurait enfilé dans deux trous, creusés du bout de ses doigts dans un mur en placo, pour se pendre avec, assis au sol, dos au mur. En deux minutes chrono. C’est incompréhensible.

Nous avons porté plainte. Il y a eu des émeutes à Firminy, où nous vivions : les jeunes savaient que Mohamed ne s’était pas suicidé. Il nous avait parlé du harcèlement policier qu’il vivait. Après sa mort, notre famille a subi des menaces de mort et racistes, et l’acharnement de la police. Nous avons dû quitter notre ville.

Je n’ai plus confiance en cette justice glaciale, qui voit un numéro de dossier au lieu de valeurs humaines.

L’enquête a été bâclée, la reconstitution faite sans nous prévenir, des pièces manquent. L’IGPN a validé la version du suicide, la juge a suivi, en prononçant un non-lieu en 2009. Nous sommes allés en Cassation, puis à la Cour européenne des droits de l’homme, qui ont confirmé le non-lieu. Ce versant pénal étant épuisé, nous avons poursuivi au civil : un tel drame en cellule est anormal, donc l’État doit rendre des comptes.

Depuis 2009, j’ai attendu patiemment que la justice fasse son travail. Mais je n’ai plus confiance en cette justice glaciale, qui voit un numéro de dossier au lieu de valeurs humaines. Quatorze ans après la mort de Mohamed, nous réclamons toujours justice. Nous exigeons la fin des mensonges, la réouverture du dossier et une contre-enquête sérieuse. Nous exigeons que les responsables répondent de leurs actes devant la justice. »

Franck Michalon, frère de Vital, tué le 31 juillet 1977 « Malville, 31 juillet 1977. L’unique témoignage : « J’ai vu un homme sortir de la haie les mains sur le ventre et s’effondrer. Immédiatement derrière ont surgi deux gardes mobiles qui ont fait le tour de cette personne en pointant leurs fusils et sont repartis… » Sur le thorax de Vital, un hématome de 6 centimètres de diamètre, dimension exacte d’une grenade lacrymogène tirée au fusil. Ses poumons ont explosé sous l’effet d’un souffle tel qu’une grenade offensive peut en produire.

« J’ai compris bien des années plus tard que les piliers sur lesquels je dois m’appuyer pour m’intégrer ont été pulvérisés par cette explosion : forces de l’ordre, justice. » (Photo d’archive de Daniel Calderon.) Je vais alors assister à des séances d’expression de mauvaise foi inimaginables dans le bureau du juge d’instruction. Je vais avoir 20 ans. L’âge d’intégrer la société. J’ai compris bien des années plus tard que les piliers sur lesquels je dois m’appuyer pour m’intégrer ont été pulvérisés par cette explosion : forces de l’ordre, justice. Comment trouver un équilibre sur ces décombres ? Faire des enfants ? Et leur dire quoi ? « C’est un assassinat ! », m’a dit Lanza Del Vasto (« Je ferai tirer sur les manifestants », avait annoncé le préfet). Non-lieu.

Comme plus tard pour Rémi Fraisse, Adama Traoré, et tant d’autres. Quelle pirouette va être trouvée pour Cédric Chouviat ? Violences d’État. Qu’attendre d’un État qui se glorifie encore d’avoir comme hymne national un appel au meurtre, qui célèbre sa fête nationale en faisant défiler des canons ? D’un gouvernement dont le projet est de détricoter minutieusement tout ce qui fait société : éducation, santé, fraternité ? »

Jennifer Malika Fatima Yezid, nièce de Malika Yezid, morte le 28 juin 1973

La couverture du livre de Jennifer Yezid, Malika : généalogie d’un crime policier. « Il faut que l’État remette en question le comportement et les méthodes de ses policiers. » « Je suis la nièce de Malika Yezid, cette petite de 8 ans morte le 28 juin 1973 lors d’un interrogatoire musclé mené par des gendarmes de Fresnes. J’ai grandi à l’aide sociale à l’enfance, séparée de ma famille. Ma grand-mère, Fatima Yezid, a gardé précieusement tous les documents concernant la disparition de sa fille. Des archives qui m’ont permis de rechercher mon identité. Une quête longue de douze ans que j’ai racontée dans le livre Malika : généalogie d’un crime policier, aidée par Asya Djoulaït, écrivaine, et Sami Ouchane, historien.

Depuis cinquante ans, je rends hommage à ma tante et à ma famille. Mais depuis cette date, rien n’a changé. La mort de Nahel, 17 ans, en est une preuve supplémentaire. Une victime de plus. Une nouvelle famille détruite. Ma grand-mère avait huit enfants. Mais, aujourd’hui, il ne reste que moi et mon fils. La persécution de l’État sur les familles endeuillées, c’est une honte ! Il faut que l’État remette en question le comportement et les méthodes de ses policiers. Il doit s’excuser pour toutes ses victimes. Le racisme existe depuis des décennies. Je n’oublierai jamais pourquoi je n’ai aucun souvenir de famille. »


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