Pour l’historien Nicolas Lebourg, ceux qui l’ont haï et ceux qui l’ont adulé peuvent se mettre d’accord sur un point : le fondateur du Front national a démontré que l’on pouvait changer la France sans la gouverner. Raciste, antisémite, éveilleur des passions d’extrême droite du pays, il fut aussi un révélateur de la société française.
Jean-Marie Le Pen est mort mardi 7 janvier, à l’âge de 96 ans. Le fondateur du Front national (devenu Rassemblement national en 2018) disparaît le jour de la commémoration des dix ans de l’attentat qui a visé Charlie Hebdo, tuant douze personnes, dont les dessinateurs Cabu, Charb ou Tignous, qui n’avaient jamais caché leur haine contre celui qui fut le moteur et le visage du renouveau de l’extrême droite en France après la Seconde Guerre mondiale.
Son décès intervient alors que sa fille, Marine Le Pen, est en visite à Mayotte, où ses éternels appels à lutter contre l’immigration trouvent un écho d’autant plus favorable qu’ils se distinguent désormais très peu des messages du gouvernement lui-même.
Jean-Marie Le Pen a multiplié toute sa vie les déclarations racistes, antisémites, minimisant les crimes nazis ou louant la colonisation, qui lui ont valu nombre de condamnations (lire l’encadré). Son épitaphe pourrait être l’une de ses phrases fétiches : « Je suis l’homme le plus haï de France. » Elle n’était pas forfanterie.
Dans une société aux représentations très droitisées, il est peut-être délicat pour les plus jeunes de savoir à quel point fut clivant celui que l’historien Grégoire Kauffmann a affublé à jamais du surnom de « diable de la République ».
Celles et ceux qui l’ont haï et celles et ceux qui l’ont adulé peuvent se mettre d’accord sur un point : ce césariste a démontré que même avec des institutions aussi centralisées que celles de la Ve République, on pouvait changer la France sans la gouverner.
Sa première et plus longue passion politique fut la haine du gaullisme. Elle ne l’empêcha pas d’appeler à voter « oui » au référendum de 1962 instaurant l’élection du président de la République au suffrage universel direct. La question n’était donc pas les institutions, pourtant au cœur de la pensée gaulliste, mais plus l’idée que le général avait représenté la sédition contre Pétain.
Au fond se trouvait là l’idée que l’unité nationale gaulliste n’était qu’un facteur de division, car elle ne correspondait pas à la conception organique de la nation chère à l’extrême droite, idée que Le Pen a martelée dans son best-seller de Mémoires, à défaut d’avoir jamais produit un texte doctrinaire.
Relativement aux institutions, il prit sa revanche sans le pouvoir, en parvenant à provoquer bien des alternances dans un système électoral inventé pour assurer la stabilité. Quant à de Gaulle, il poursuivit ceux qui s’en revendiquaient – l’ironie finale étant qu’il fut politiquement éliminé par un Florian Philippot construisant alors sa marque politique par une captation indue de cet héritage.
Dans des entretiens avec Robert Ménard demeurés inédits, Le Pen expliquait le refus de Jacques Chirac de s’allier avec lui par le fait que ce dernier eût découvert avant l’élection présidentielle de 1988 qu’il serait en fait d’ascendance juive. De même, lui qui n’avait initialement pas d’animosité envers Israël, y devint hostile non pour des raisons idéologiques, mais parce qu’il s’imagina qu’un complot juif à son égard expliquait l’hostilité des autorités israéliennes au fait qu’il se rende en leur pays. Ainsi était Le Pen : les schémas d’extrême droite structuraient sa vision du monde, mais ils s’articulaient à disposition d’un immense ego.
Le Pen concevait sa vie comme une aventure dont il était le héros. Il avait le sentiment de sa supériorité culturelle quant à bien des politiques, mais elle reposait beaucoup sur des acquis des jeunes années. C’était une culture classique qui impressionnait le chaland par ses locutions latines, mais ignorait volontairement tout des sciences humaines et sociales.
Son ambition était plus mesurée que son estime de soi : selon l’ancien collaborateur Roland Gaucher, qui entretint avec lui une relation complexe, il s’était rêvé ministre de la défense de Jacques Chirac en 1986, puis qualifié au second tour de l’élection présidentielle en 1988. Mais il semble n’avoir jamais très sérieusement pensé à diriger la France.
Jean-Marie Le Pen avait ce que l’on pourrait nommer un complexe de Dracula : aimer avoir été donné tant de fois mort et enterré, traverser les déserts et les océans, et revenir toujours plus fort pour faire peur à ceux qui se tiennent sous les lumières. Quand nul ne veut vous fréquenter officiellement, mais que tout le beau monde veut vous rencontrer discrètement, ne vous reste effectivement qu’à jouir d’être le « diable de la République ».
Le Pen disait toujours qu’il valait mieux perdre sur ses idées que gagner sur celles des autres, et, là encore, dans une de ces formules qu’il aimait à répéter, qu’il était d’une « extrême droiture ». Après bien des aventures groupusculaires, il attacha son nom à la formation avec laquelle il se confondra des décennies durant : le Front national (FN).
Il faut voir de quel purgatoire Jean-Marie Le Pen tira l’extrême droite. À la Libération, non seulement l’essentiel des mouvements d’extrême droite sont interdits, mais le crime d’indignité nationale peut même être prononcé pour propagande en faveur du « racisme ». Alors qu’il a été élu plus jeune député de France en 1956, il voit son camp replonger dans l’insignifiance : toutes ensemble, les diverses listes d’extrême droite représentent 0,92 % des suffrages aux élections législatives de 1967.
Le Pen s’était autopersuadé, et fit croire à beaucoup, qu’il avait seul le mérite d’avoir fondé le FN en 1972, dans la perspective des formations portant également la mention de « front national » qu’il avait menées durant la guerre d’Algérie. Il aurait dénoncé seul l’immigration, jusqu’à rassembler patiemment les forces nationalistes éparses et les installer dans la vie publique. Tout était faux dans cette perspective.
Ce furent les néofascistes d’Ordre nouveau (ON) qui fondèrent le FN et allèrent chercher Le Pen pour en être un des trois coprésidents. Quand, dans les premières semaines, il essaya de les doubler, l’ancien collaborateur François Brigneau lui fut envoyé par ON, avec un document de sa direction qui assurait que Brigneau serait le président du FN si Le Pen n’acceptait pas de compromis.
Ce fut ensuite son bras droit, l’ancien collaborateur Victor Barthélemy, qui construisit la propagande du FN, de telle sorte qu’il fût « le parti de Jean-Marie Le Pen ». Il ne crut d’abord pas dans le thème de l’immigration, qui lui fut presque imposé par son numéro deux suivant, François Duprat. Il ne parvint à rassembler sa famille politique que patiemment, surtout après les premières victoires à Dreux, en 1982, enregistrées par Jean-Pierre Stirbois, son numéro deux d’après. L’électorat qui installa ensuite définitivement Jean-Marie Le Pen sur la scène électorale lors du scrutin européen de 1984 n’avait rien de celui de petites gens au contact de l’immigration : parmi les meilleurs scores, on enregistre des lieux comme Neuilly-sur-Seine et le XVIe arrondissement parisien.
Mais ce fut bien Le Pen qui parvint, pour la première fois dans l’histoire politique française, non seulement à assurer l’unité de l’extrême droite, mais également son succès électoral. Jusqu’à la scission de son numéro deux Bruno Mégret, fin 1998, il fut l’arbitre et le point d’équilibre de toutes les chapelles – la scission étant d’abord due au fait que le président du FN ne paraissait plus vouloir que développer les campagnes présidentielles, aux dépens des autres scrutins, et sans même vouloir les gagner. Mais il était une telle locomotive du vote qu’aux scrutins de 1988 et 1989 concoururent des listes frontistes baptisées « LEPEN », pour « Liste entente populaire et nationale ».
Mais le culte de sa personnalité est mal compris. Quand il fait campagne, à la fin des années 1980, avec des podiums pyramidaux, des entrées accompagnées de porteurs de flambeaux, on crie au fascisme – il est absolument certain que l’effet est voulu, tant dans sa dimension attractive que répulsive. Pourtant, les commentateurs ne cessent, dans le même temps, de dire qu’il s’agit d’un « vote protestataire ». L’alchimie qu’il compose est en fait plus complexe.
En 1984, 49 % des électeurs et électrices FN du scrutin européen choisirent de voter FN pour Le Pen ; à l’élection présidentielle de 1995, ils n’étaient plus que 18 % dans ce cas, alors que 60 % l’avaient choisi pour son programme. Pour comparaison, l’électorat du premier ministre sortant, Édouard Balladur, avait opté pour lui à 46 % en fonction de sa personnalité, et à 39 % pour son programme.
Donc, objectivement, ce sont là les électeurs et électrices lepénistes qui adhèrent le plus au projet : dire qu’ils protestent ou suivent un leader charismatique est un simplisme. De même, la candidate Marine Le Pen, survendue comme crédibilisant le FN pendant des années, fait moins que son père chez les diplômés et les professions intellectuelles. Les jeunes pousses venues profiter du FN entre 2011 et l’éviction de Florian Philippot en 2017, et glosant que Jean-Marie Le Pen nuisait à la crédibilité du parti, méritaient bien le mépris de l’ancien député poujadiste.
Pourtant, son talent politique n’était pas du tout celui d’un visionnaire – la qualité que, même au pire de leurs relations, sa fille lui reconnaissait encore publiquement afin de signifier que le FN avait été premier sur le thème migratoire. Celui qui adorait répéter « j’avais vu juste » et se présenter comme un devin s’est trompé toute sa vie dans ses pronostics électoraux – il se contentait après coup de changer sa prophétie, et les innombrables naïfs qui peuplent sièges politiques et rédactions s’esbaudissaient alors de sa prescience.
Si le lepénisme a perduré, c’est parce qu’il a eu plusieurs dimensions.
Rien n’était plus inexact que le slogan lepéniste : « Il dit tout haut ce que vous pensez tout bas. » En fait, Le Pen se plaçait un cran en avant. Ses provocations racistes créaient un brouhaha médiatique tel que celles et ceux qui estimaient que l’immigration était un problème pouvaient se dire qu’ils et elles n’était pas aussi violents idéologiquement, mais légitimes à protester. Par ses saillies, Le Pen faisait la maïeutique des électeurs et électrices, les aidant à accoucher de leur rejet de l’autre et de leur rupture avec le système politique et culturel en vigueur.
À l’électorat il offrit une possibilité imprévue des institutions, le FN s’avérant être un « parti lobby ». Nul besoin de mettre des aventuriers au pouvoir (dans les années 1990, jusqu’à 75 % des sondé·es pensaient que c’était un danger pour la démocratie) : en leur offrant une minorité de blocage, chaque majorité parlementaire était défaite, chaque nouvelle s’empressait de faire de nouvelles lois sur l’immigration et la sécurité – c’est-à-dire que les électeurs et électrices obtenaient le changement législatif souhaité sans la contrariété d’avoir des extrémistes au pouvoir.
Le processus a fini par donner Manuel Valls et Laurent Wauquiez, c’est-à-dire l’agonie de la gauche et de la droite de gouvernement et de conviction. Et puis, il y eut le flou… et désormais l’extrême droite se tient aux portes du pouvoir.
Pour faire craquer le système politique, Jean-Marie Le Pen n’a pas eu à produire une doctrine. Il correspondit sincèrement au courant national-populiste, apparu dans les années 1880 en réaction à la perte de l’Alsace-Lorraine par la France, à la suite de la guerre de 1870. Le Pen a su faire entrer les angoisses de la transnationalisation et de la postmodernité dans ce cadre, surexcitant la culture unitaire française en réponse.
La nostalgie a de l’avenir.
Nicolas Lebourg
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