L’Allemagne s’enlise dans une crise économique structurelle et profonde

vendredi 28 février 2025.
 

La République fédérale a connu deux années successives de baisse de son PIB, un phénomène exceptionnel. Face à la crise, les réponses proposées par les partis pendant la campagne électorale oscillent entre le déni et les vieux réflexes néolibéraux.

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La République fédérale a connu deux années successives de baisse de son PIB, un phénomène exceptionnel. Face à la crise, les réponses proposées par les partis pendant la campagne électorale oscillent entre le déni et les vieux réflexes néolibéraux.

Les élections fédérales allemandes du 23 février 2025 prennent place dans un contexte économique extrêmement lourd. À la fin du mois de janvier, Destatis, l’office fédéral des statistiques, a confirmé que le PIB du pays s’était contracté de 0,2 % en 2024. Cette baisse poursuit le recul de 0,3 % enregistré en 2023.

Deux ans de contraction du PIB, c’est un phénomène extrêmement rare : à l’exception de 2002 et 2003, où le PIB avait reculé de 0,2 %, puis de 0,5 %, il n’est jamais survenu dans l’histoire économique de la République fédérale de l’après-guerre.

À cela s’ajoute un élément encore plus inquiétant : depuis 2018, l’économie allemande est quasi stagnante. Entre le dernier trimestre de 2018 et celui de 2024, en six ans donc, le PIB trimestriel a progressé de 0,7 %. Autrement dit, l’Allemagne ne connaît plus de croissance depuis plus d’une demi-décennie et le pays est redevenu, comme voici un quart de siècle, « l’homme malade de l’Europe ».

Pour les responsables politiques allemands, c’est un choc immense, après vingt ans de croissance soutenue, tirée par les exportations et les salaires industriels. Car c’est bien le moteur traditionnel de l’économie allemande qui s’est effondré. En 2024, la valeur ajoutée du secteur manufacturier a reculé de 3 %, alors qu’en 2022 et 2023, elle avait encore connu une faible croissance (+ 0,6 % et + 0,9 %, respectivement). Cette chute s’inscrit dans une dégradation des parts de marché internationales de l’Allemagne. Les exportations ont baissé de 0,8 % en 2024, après un recul de 0,3 % en 2023.

Une crise industrielle

La production industrielle a reculé, en 2024, de 4,5 %. En décembre, son niveau se situait 10 % en deçà de la moyenne de 2021, avec un niveau mensuel équivalent à celui de mai 2020, à la sortie de la crise sanitaire. Les biens d’investissement, qui constituaient le point fort de l’industrie allemande, notamment avec les machines-outils, affichent une production en baisse de 5,2 % sur un an en décembre, et de 7,6 % par rapport à décembre 2019. Mais les biens durables, qui incluent la puissante industrie automobile, accusent aussi un recul de la production de 2,9 % sur un an, et de 4,4 % sur cinq ans.

Certes, les commandes à l’industrie se sont redressées en décembre, mais outre le fait que ces données sont très volatiles, il faut souligner que, malgré cette hausse mensuelle de 6,8 %, le niveau des commandes est encore inférieur de 5,8 % à celui de décembre 2023.

En conséquence, l’investissement productif connaît aussi un recul important. En 2024, les investissements en machines et équipements, autrement dit l’effort de renforcement des capacités productives, a reculé de 5,5 %, après une baisse de 0,8 % en 2023. Cela signifie que la croissance future elle-même est obérée alors que, depuis deux ans, la productivité moyenne du travail en Allemagne, mesurée comme l’évolution du PIB par heure de travail, a reculé de 0,6 % en 2023 et de 0,1 % en 2024.

La crise industrielle est donc profonde et étendue. Elle ne peut être une crise purement conjoncturelle, dans la mesure où elle est entièrement déconnectée de l’évolution de la demande mondiale. La réalité est que les produits allemands perdent du terrain sur les marchés mondiaux parce que leur rapport qualité-prix, c’est-à-dire le lien entre leur prix et leur positionnement technologique, s’est fortement dégradé.

Les industriels allemands ont mal et pas assez investi, alors que leurs concurrents, au premier rang desquels les Chinois, ont investi massivement. Résultat, les fabricants allemands se sont retrouvés de moins en moins capables d’offrir des produits justifiant leurs prix élevés par une qualité et une performance supérieures. Le renchérissement des prix énergétiques avec la guerre en Ukraine n’a rien arrangé. Sur des marchés en forte croissance comme ceux des véhicules électriques, des panneaux solaires ou des éoliennes, les entreprises allemandes ont largement perdu pied. Mais en 2024, la crise a touché de nouveaux secteurs comme la chimie.

C’est donc le cœur du modèle économique allemand qui se trouve dans une crise structurelle profonde. En face, les autres secteurs de l’économie peinent à compenser le choc. La construction qui, avant la crise sanitaire, avait soutenu la croissance, affiche un recul de sa valeur ajoutée de 3,8 % en 2024, la cinquième année consécutive de baisse sensible. La hausse des taux de la Banque centrale européenne (BCE) a plongé le secteur dans une crise encore plus profonde que celle de l’industrie : en 2024, le niveau des investissements en construction est inférieur de 13,2 % à celui de 2020.

La consommation à bas régime

Reste la consommation. C’est, en 2024, le seul poste en croissance. Mais celle des ménages ne progresse que de 0,3 % en volume. Les salaires réels ont rebondi : au troisième trimestre, ils étaient en hausse de 2,9 % sur un an. Mais cette dynamique ne compense que partiellement l’effondrement du niveau de vie durant la période d’inflation forte de 2022 et 2023. Les salaires réels restent inférieurs de 2 % à leur niveau du troisième trimestre 2021, et même en deçà du niveau du troisième trimestre 2018…

Cela a eu des conséquences néfastes sur la consommation et l’état d’esprit des ménages. D’abord, la consommation reste faible et se concentre sur « l’essentiel » ou plutôt sur les « contraintes ». Ainsi, ce sont les dépenses de santé qui progressent le plus (+ 2,8 % en 2024), tandis que les dépenses d’hôtellerie et de restauration reculent de 4,4 %. Autrement dit : ce sont les dépenses contraintes qui portent la consommation. Pour le reste, les ménages allemands préfèrent ajuster à la baisse leurs dépenses et renforcer leur épargne.

Le seul vrai soutien à la croissance, et ce qui a évité une contraction encore plus forte du PIB, ce sont les dépenses de l’État. La consommation publique a progressé de 2,6 %, venant soutenir le domaine social, notamment, toujours plus indispensable dans une Allemagne vieillissante et qui compte près de 21 % de la population menacée par la pauvreté. La dépense publique a ainsi pu soutenir le secteur de la santé et des services à la personne qui, à son tour, soutient un secteur global des services, lequel a augmenté sa valeur ajoutée de 0,8 % en 2024.

Cette performance relative du secteur des services permet à l’emploi de tenir plutôt bien, malgré l’ampleur de la crise. Selon les derniers chiffres de l’Agence fédérale de l’emploi (BA), le taux de chômage au sens national n’a progressé que de 0,3 point, à 6,2 % de la population active. En revanche, au sens du Bureau international du travail (BIT), qui inclut tous les actifs travaillant au moins une heure dans la semaine, il reste un des plus bas d’Europe, à 3,4 %, même s’il a subi une remontée de 0,3 point.

Cette stabilité cache des modifications de l’emploi outre-Rhin. Selon la BA, sur un an, l’industrie manufacturière a détruit 101 000 emplois et la construction 30 000, alors que le secteur de la santé et du soin a créé 125 000 emplois.

Cette modification conduit à la création d’emplois moins bien payés parce que, du point de vue du capital, moins productifs. C’est d’ailleurs dans ces secteurs que l’on trouve le plus d’emplois à temps partiel et précaires. Cela explique aussi le taux d’épargne important des ménages allemands : non seulement ils sont inquiets d’un retour de l’inflation, mais ils doivent aussi épargner pour se protéger contre un transfert d’emplois dans un secteur où les salaires sont plus bas.

En résumé, la situation allemande est extrêmement préoccupante. À la différence de la crise du début des années 2000, la République fédérale manque de relais de croissance. À cette époque, deux phénomènes conjoints avaient permis le retour de la croissance. La mise en place de l’euro, doublée de la modération salariale, avait donné un avantage compétitif à l’industrie allemande au regard de ses concurrentes européennes. Parallèlement, l’entrée de la Chine dans l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et sa forte croissance avaient ouvert des marchés aux industriels allemands.

Aucun de ces deux phénomènes n’existe aujourd’hui. Les relais de croissance sont faibles et la Chine est désormais plus concurrente que cliente. Les menaces protectionnistes provenant des États-Unis, l’absence de source d’énergie bon marché et le retard pris par le secteur industriel semblent autant de facteurs pour une crise longue et structurelle.

L’Allemagne aura bien du mal à basculer vers un régime centré sur la consommation des ménages et les services, alors qu’elle est spécialisée dans les services bas de gamme et que sa productivité est désormais trop faible pour soutenir une hausse durable des salaires. Bref, le capitalisme allemand est dans l’impasse.

Une réponse politique de piètre qualité

Ce qui est frappant, au regard de cette situation, c’est la faiblesse des propositions des partis politiques. La campagne électorale a surtout été une campagne de déni. La crise économique est considérée par tous les partis susceptibles d’entrer au Bundestag comme une crise conjoncturelle et passagère. Tout le monde semble certain que la croissance des années 2000 et 2010 reviendra. Ce déni du caractère structurel de la crise s’explique par une habitude de voir l’Allemagne comme un modèle en Europe et par l’expérience du rebond après la crise de 2002-2003.

La droite, que ce soit la CDU-CSU ou les libéraux du FDP, estime que cette crise est le produit des normes fixées par les Verts et les sociaux-démocrates. Contre la « récession verte », ils proposent donc une « réduction de la bureaucratie » et de nouvelles baisses d’impôts, reprenant le discours patronal. Il est pourtant peu crédible que, subitement, entre 2018 et 2024, la bureaucratie allemande ait conduit à un effondrement de la production industrielle d’une telle ampleur.

En face, le SPD et les Verts défendent une politique de soutien public direct aux industriels, autrement dit à ceux-là mêmes qui ont fait les mauvais choix ayant mené à la situation actuelle. Aucune planification sérieuse n’est proposée, elle est remplacée par un transfert d’aides et de subventions au secteur privé.

L’extrême droite de l’AfD, de son côté, défend des positions confuses, qui vont de la protection des services publics et des transferts sociaux (pour les seuls nationaux, bien sûr) à des positions libertariennes à la Elon Musk ou d’ordolibéralisme archaïque reposant sur la sortie de l’euro. Aucun changement radical du modèle n’est sérieusement envisagé.

À gauche, les « conservateurs » du BSW de Sahra Wagenknecht proposent aussi un plan de soutien aux Mittelstand, les grosses PME allemandes, alors que Die Linke propose un plan de redistribution sans réellement réfléchir à une remise en cause des conditions de production.

Globalement, la politique allemande est donc dans le déni face à la crise. On en est réduit à rejouer les martingales de jadis. La CDU-CSU propose ainsi un « Agenda 2030 », pour se revendiquer de l’« Agenda 2020 » de Gerhard Schröder voici un quart de siècle. Le tout, évidemment, dans une volonté affirmée, et assez générale, de réduire le déficit et de baisser les impôts.

Le débat sur le « frein à l’endettement » constitutionnel n’a même pas été mené réellement pendant la campagne. Verts et SPD veulent le réviser pour augmenter les investissements publics. Le candidat de la CDU avait, en début de campagne, ouvert la voie à cette position. Mais les rangs conservateurs ont depuis refusé toute remise en cause de cette disposition. Quoi qu’il en soit, il n’est pas certain qu’un assouplissement suffise à sortir de l’ornière, alors qu’aucun projet de modèle économique alternatif n’existe réellement.

Face à une telle offre, il n’est pas étonnant que la population allemande soit désabusée de la politique ou se tourne vers l’extrême droite. La situation des électeurs et électrices n’est, en cela, pas très éloignée de celles de l’électorat états-unien de 2024. Même si la croissance formelle est forte outre-Atlantique et inexistante en Allemagne, le monde du travail subit, dans son niveau de vie, le contrecoup de la crise globale du capitalisme.

Romaric Godin


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