2 novembre 1789 "Tous les biens ecclésiastiques sont à la disposition de la Nation" (Jean Jaurès)

vendredi 3 novembre 2023.
 

... Déjà, la Constituante, en abolissant les dîmes sans indemnité, avait frappé la propriété de l’Église. Mais il était bien plus hardi de toucher à son domaine foncier ; et tandis que l’Église ne résista que mollement à l’abolition des dîmes, elle va résister avec une vigueur forcenée à la nationalisation de sa propriété immobilière.

Comment la Constituante justifia-t-elle cette main-mise sur les biens du Clergé ?

Elle affirma que la propriété de l’Église n’avait pas le même caractère que les autres propriétés, que l’Église n’avait reçu des terres, des immeubles que pour remplir certaines fonctions, notamment de charité et d’assistance ; que, par suite, le jour où la Nation se préoccupait de remplir elle-même cette fonction, elle avait le droit de saisir les ressources en assumant la charge.

Enfin et pour compléter sa démonstration juridique, la Constituante proclama que le clergé, ayant cessé d’être un ordre, ne pouvait posséder en cette qualité, et que la Nation peut toujours reprendre les biens d’un corps qui n’existe que par la volonté de la Nation elle-même. Après le marquis de Lacoste, après Buzot, après Dupont de Nemours, c’est l’évêque d’Autun, Talleyrand-Périgord qui posa la question avec l’autorité que lui donnait sa qualité même d’évêque et avec une admirable précision.

C’est le 10 octobre 1789 qu’il porta à la tribune sa grande et célèbre motion :

« Messieurs, l’État depuis longtemps est aux prises avec les plus grands besoins, nul d’entre vous ne l’ignore ; il faut donc de grands moyens pour y subvenir.

« Les moyens ordinaires sont épuisés : le peuple est pressuré ; de toute part, la plus légère charge lui serait, à juste titre, insupportable , il ne faut pas même y songer.

« Des ressources extraordinaires viennent d’être tentées (l’impôt du quart du revenu) ; mais elles sont principalement destinées aux besoins extraordinaires de cette année, et il en faut pour l’avenir, et il en faut pour l’entier rétablissement de l’ordre.

« Il en est une immense et décisive, et qui, dans mon opinion (car autrement je la repousserais), peut s’allier avec un respect sévère pour les propriétés : cette ressource me paraît être toute entière dans les biens ecclésiastiques.

« Il ne s’agit pas ici d’une contribution aux charges de l’État, proportionnelle à celle des autres biens : cela n’a jamais pu paraître un sacrifice. Il est question d’une opération d’une toute autre importance pour la Nation ...

« Ce qui me paraît sûr, c’est que le clergé n’est pas propriétaire à l’instar des autres propriétaires, puisque les biens dont il jouit et dont il ne peut disposer ont été donnés, non pour l’intérêt des personnes mais pour le service des fonctions.

« Ce qu’il y a de sûr, c’est que la Nation jouissant d’un empire très étendu sur tous les corps qui existent dans son sein, si elle n’est point en droit de détruire le corps entier du clergé, parce que ce corps est essentiellement nécessaire au culte de la religion, elle peut certainement détruire des agrégations particulières de ce corps, si elle les juge nuisibles ou seulement inutiles ; et que ce droit sur leur existence entraîne nécessairement un droit très étendu sur la disposition de leurs biens.

« Ce qui est non moins sûr, c’est que la Nation, par cela même qu’elle est protectrice des volontés des fondateurs, peut et doit même supprimer les bénéfices qui sont devenus sans fonctions ; que, par une suite de ce principe, elle est en droit de rendre aux ministres utiles et de faire tourner au profit de l’intérêt public le produit des biens de cette nature actuellement vacants, et destiner au même usage tous ceux qui vaqueront dans la suite.

« Jusque là point de difficulté, et rien même qui ait droit de paraître trop extraordinaire, car on a vu dans tous les temps des communautés religieuses éteintes, des titres de bénéfices supprimés, des biens ecclésiastiques rendus à leur véritable destination et appliqués à des établissements publics ; et sans doute l’Assemblée nationale réunit l’autorité nécessaire pour décréter de semblables opérations si le bien de l’État le demande.

« Mais peut-elle aussi réduire le revenu des titulaires vivants et disposer d’une partie de ce revenu ? ...

« Mais d’abord il faut, en ce moment, partir d’un point de fait : c’est que cette question se trouve décidée par le décret sur les dîmes.

« Quelque inviolable que doive être la possession d’un bien qui vous est garanti par la loi, il est clair que cette loi ne peut changer la nature du bien en le garantissant ; que, lorsqu’il est question de biens ecclésiastiques, elle ne peut assurer, à chaque titulaire actuel que la jouissance de ce qui lui a été véritablement accordé par l’acte de sa fondation.

« Or, personne ne l’ignore, tous les titres de fondations de biens ecclésiastiques, ainsi que les diverses lois de l’Église qui ont expliqué le sens et l’esprit de ces titres, nous apprennent que la partie seule de ces biens, qui est nécessaire à l’honnête subsistance du bénéficiaire, lui appartient ; qu’il n’est que l’administrateur du reste, et que ce reste est réellement accordé aux malheureux et à l’entretien des temples. Si donc la Nation assure soigneusement à chaque titulaire, de quelque nature que soit son bénéfice, cette subsistance honnête, elle ne touchera point à sa propriété individuelle, et si, en même temps, elle se charge, comme elle en à sans doute le droit, de l’administration du reste, si elle prend sur son compte les autres obligations attachées à ces biens, telles que l’entretien des hôpitaux, des ateliers de charité, des réparations de l’Église, des frais de l’éducation publique, etc. ; si, surtout, elle ne puise dans ces biens qu’au moment d’une calamité générale, il me semble que toutes les intentions des fondateurs sont remplies et une toute justice se trouvera avoir été sévèrement accomplie. »

On voit le grand effort de dialectique et de subtilité par lequel Talleyrand essayait de démontrer que cette grande expropriation révolutionnaire respectait la propriété. Au fond, cette opération décisive pouvait se légitimer d’un mot : c’est qu’une nation, avant tout, a le droit de vivre et que lorsque d’immenses richesses ont une affectation traditionnelle contraire aux intérêts nouveaux et à la vie même de la Nation, elle peut et doit modifier cette affectation.

Mais il est rare que les Révolutions puissent avouer aussi nettement leurs principes, et elles cherchent à rattacher au système juridique en vigueur l’acte même qui bouleverse l’ancien droit.

Il y avait, sans doute, des parties spécieuses dans l’argumentation de Talleyrand : mais aussi que de raisonnements fragiles !

Oui, la Nation, seule existence perpétuelle, a le droit et le devoir de veiller à l’exécution de la volonté des fondateurs, mais il est bien clair que lorsque, dans les siècles de ténèbres et de foi, des milliers d’hommes avaient donné leurs biens à l’Église pour le soulagement des pauvres ils n’avaient pas voulu seulement donner aux pauvres, ils avaient voulu leur donner par les mains de l’Église, et s’assurer ainsi à eux-mêmes une récompense dans un ordre surnaturel que, suivant eux, l’Église administrait.

Par conséquent, lorsque la Nation, s’emparant des biens d’Église, les consacrait au soulagement des pauvres, à des œuvres d’assistance et d’éducation, elle ne remplissait qu’une partie de la volonté des donateurs ; et comment, en vérité, un grand peuple, après la lumière du xviiie siècle, aurait-il pu être exactement fidèle à la pensée du moyen âge ?

Nationaliser les biens d’Église, les laïciser, ce n’était pas seulement les arracher à l’Église, c’était les arracher au donateur lui-même, c’est-à-dire au passé : c’était, par conséquent, faire acte d’expropriation révolutionnaire, beaucoup plus que Talleyrand ne se l’avouait ou ne l’avouait aux autres.

Mais ce premier discours laissait subsister une autre difficulté bien plus grave.

Le raisonnement de Talleyrand supposait que la totalité des biens d’Église sécularisés serait appliquée à des œuvres de charité, analogues, sinon dans leur inspiration, au moins dans leur réalité matérielle, aux œuvres prévues par les fondateurs. Mais, en fait, c’était surtout pour assurer le paiement des dettes de l’État, pour éviter la banqueroute que la Révolution était obligée de séculariser les biens d’Église.

C’est donc la légion des rentiers, des bourgeois prêteurs, des capitalistes qui se substituait, dans la perception des revenus d’Église, aux premiers destinataires. Les biens d’Église, la propriété immobilière et religieuse servaient à garantir la propriété mobilière ; c’était bien l’expropriation du moyen âge au profit de la société moderne.

Talleyrand comprit que, dans son premier discours, il avait trop éludé le problème et sans doute les rentiers, les créanciers de l’État, inquiets d’une première argumentation qui les laissait en dehors de la distribution des revenus d’Église, lui demandèrent un nouvel effort de dialectique.

Il compléta quelques jour après, par un mémoire, son discours du 10 octobre.

« A qui donc est la propriété véritable de ces biens ? La réponse ne peut être douteuse : à la Nation.

« Mais, ici, il est nécessaire de bien s’entendre :

« Est-ce à la Nation en ce sens que, sans aucun égard pour leur destination primitive, la Nation, par une supposition chimérique, puisse en disposer de toute manière et, à l’instar des individus, propriétaires, en user et en abuser à son gré ?

« Non, sans toute, car ces biens ont été chargés d’une obligation par le donateur et il faut que, par eux ou par un équivalent quelconque, cette obligation, tant qu’elle est jugée juste et légitime, soit remplie.

« Mais est-elle à la Nation en ce sens que la Nation, s’obligeant à faire acquitter les charges des établissements nécessaires ou utiles, à pourvoir dignement à l’argent du service divin, suivant le véritable esprit des donateurs, à faire remplir même les fondations particulières, lorsqu’elles ne présenteront aucun inconvénient, elle puisse employer l’excédent au delà de ces frais a des objets d’utilité générale ? La question, ainsi posée, ne présente plus d’embarras. Oui, sans doute, elle est à la Nation, et les raisons se présentent en foule pour le démontrer.

« 1° La plus grande partie de ces biens a été donnée, évidemment, à la décharge de la Nation, c’est-à-dire pour des fonctions que la Nation eût été tenue de faire acquitter ; or, ce qui a été donné pour la Nation est nécessairement donné à la Nation.

« Ces biens ont été donnés presque tous pour le service public ; ils l’ont été, non pour l’intérêt des individus, mais pour l’intérêt public ; et ce qui est donné pour l’intérêt public peut-il n’être pas donné à la Nation ? La Nation peut-elle cesser un instant d’être juge suprême sur ce qui constitue cet intérêt ?

« Ces biens ont été donnés à l’Église. Or, comme on l’a remarqué déjà, l’Église n’est pas le seul clergé, qui n’en est que la partie enseignante. L’Église est l’assemblée des fidèles et l’assemblée des fidèles, dans un pays catholique, est-elle autre chose que la Nation ?

« Ces biens ont été destinés particulièrement aux pauvres ; or, ce qui n’est pas donné à tel pauvre en particulier mais qui est destiné à perpétuité aux pauvres, peut-il n’être pas donné à la Nation qui peut, seule, combiner les vrais moyens de soulagement pour tous les pauvres ?

« La Nation peut certainement, par rapport aux biens ecclésiastiques, ce que pouvaient, par rapport à ces biens, dans l’ancien ordre des choses, le roi et le supérieur ecclésiastique, le plus souvent étrangers à la possession de ces biens.

« Or, on sait qu’avec le concours de ces deux volontés on a pu, dans tous les temps, éteindre, unir, désunir, supprimer, hypothéquer des bénéfices et même les aliéner pour secourir l’État.

« La Nation peut donc aussi user de tous ces droits et, comme dans la réunion de ces droits se trouve toute la propriété qui est réclamée en ce moment sur les biens ecclésiastiques en faveur de la Nation, il sait qu’elle est propriétaire dans toute l’acception que ce mot peut présenter pour elle. »

Il serait trop long d’examiner la valeur historique et juridique de ces arguments. Mais, malgré l’habileté avec laquelle est tendu le voile, Talleyrand ne peut dissimuler le caractère révolutionnaire de l’acte proposé. Entre les aliénations de détail faites jadis par le prince et l’aliénation d’ensemble réclamée de la Constituante il y a un abîme ; toute la distance d’un acte d’administration à un acte d’expropriation. Il est très hasardeux de dire que les donateurs ont constitué jadis leurs œuvres, à la décharge de la Nation, car, dans la période féodale, la Nation n’était pas ; et le seul pouvoir vraiment central était l’Église.

Enfin, il est au moins hardi de cléricaliser ainsi toute la nation pour établir entre l’Église et la Nation une continuité juridique absolue ; déclarer à la fin du xviiie siècle que la Nation est l’assemblée des fidèles, c’est-à-dire le véritable Église, c’est méconnaître le profond travail que la critique rationaliste et la science avaient opéré dans les esprits.

Au fond, il n’y avait qu’un argument à donner, mais décisif : la propriété d’Église ne peut être maintenue sans péril pour les formes nouvelles de civilisation.

Mais donner cette raison, toute nue, c’était s’exposer à troubler bien des consciences ; c’était surtout frapper d’un caractère provisoire toute propriété, et la Révolution aimait mieux envelopper de formes juridiques la vaste et nécessaire expropriation qu’elle méditait. Comme les prétextes juridiques allégués n’étaient pas tout à fait vains, comme quelques-uns d’entre eux avaient au moins une haute vraisemblance, la prudence des révolutionnaires n’était point de l’hypocrisie.

Mais Talleyrand avait franchi le pas difficile et démontré qu’après avoir assuré les services de charité, l’État pouvait disposer de l’excédent ; les rentiers étaient sauvés, et aussi la Révolution.

L’éminent jurisconsulte Thouret, trouva évidemment que l’argumentation de Talleyrand était insuffisante, et il chercha à donner à l’Assemblée une raison juridique décisive, qui ruinât jusqu’au fondement le droit de propriété ecclésiastique et qui préservât en même temps de toute atteinte, de toute menace la propriété nouvelle, individuelle et bourgeoise :

« Il faut, dit-il, distinguer entre les personnes, les particuliers ou individus réels, et les corps qui, les uns par rapport aux autres, et chacun relativement à l’État, forment des personnes morales et fictives. »

« Les individus et les corps diffèrent essentiellement par la nature de leurs droits, et par l’étendue d’autorité que la loi peut exercer sur ces droits. »

« Les individus existent indépendamment de la loi et, antérieurement à elle, ont des droits résultant de leur nature et de leurs facultés propres ; droits que la loi n’a pas créés, mais qu’elle a seulement reconnus, qu’elle protège et qu’elle ne peut pas plus détruire que les individus eux-mêmes. Tel est le droit de propriété relativement aux particuliers. »

« Les corps, au contraire, n’existent que par la loi : par cette raison elle a, sur tout ce qui les concerne et jusque sur leur existence même, une autorité illimitée. »

« Les corps n’ont aucuns droits réels par leur nature, puisqu’ils n’ont pas même de nature propre. Ils ne sont qu’une fiction, une conception abstraite de la loi, qui peut les faire comme il lui plaît et qui, après les avoir faits, peut les modifier à son gré. »

« Ainsi la loi, après avoir créé les corps, peut les supprimer ; et il y en a cent exemples. »

« Ainsi la loi a pu communiquer aux corps la jouissance de tous les effets civils : mais elle peut, et le pouvoir constituant surtout a le droit d’examiner s’il est bon qu’ils conservent cette jouissance, ou du moins jusqu’à quel point il faut leur en laisser la participation. »

« Ainsi la loi qui pouvait ne pas accorder aux corps la faculté de posséder des propriétés foncières, a pu, lorsqu’elle l’a trouvé nécessaire, leur défendre d’en acquérir : l’édit célèbre de 1749 en est la preuve. »

« De même la loi peut prononcer aujourd’hui qu’aucun corps de main-morte, soit laïque, soit ecclésiastique, ne peut rester propriétaire de fonds de terre ; car l’autorité qui a pu déclarer l’incapacité d’acquérir peut, au même titre, déclarer l’inaptitude à posséder.

« Le droit que l’État a de porter cette décision sur tous les corps qu’il a admis dans son sein n’est pas douteux, puisqu’il a, dans tous les temps et sous tous les rapports, une puissance absolue, non seulement sur leur mode d’exister, mais encore sur leur existence. La même raison qui fait que la suppression d’un corps n’est pas un homicide, fait que la révocation de la faculté accordée aux corps de posséder des fonds de terre ne sera pas une spoliation.

« Il ne reste donc qu’à examiner s’il est bon de décréter que tous les corps de mainmorte, sans distinction, ne seront plus à l’avenir capables de posséder des propriétés foncières. Or, ce décret importe essentiellement a l’intérêt social sous deux points de vue : 1° relativement à l’avantage public que l’État doit retirer des fonds de terre ; 2° relativement à l’avantage public que l’État doit retirer des corps eux-mêmes. »

Et il concluait son discours par un projet de décret dont l’article 1° est ainsi conçu :

« Le clergé et tous les corps ou établissements de mainmorte sont, dès à présent, et seront perpétuellement incapables d’avoir la propriété d’aucun bien fonds ou immeuble. »

Et l’article 2 disait :

« Tous les biens de cette nature dont le clergé et les autres biens de mainmorte ont la possession actuelle sont, de ce moment, à la disposition de la nation et elle est chargée de pourvoir à l’acquit du service et aux charges des établissements, suivant la nature des différents corps et le degré de leur utilité publique. »

Le clergé fut exaspéré du coup brutal que lui portait Thouret : c’était l’application la plus rigoureuse, la plus hardie de la doctrine des légistes sur la souveraineté de l’État et de la philosophie individualiste du xviiie siècle, à la question de la propriété.

Il n’y a que deux forces qui subsistent : l’individu et l’État ; l’individu a une réalité indépendante et des droits préexistants, et l’État est souverain pour assurer le respect de ces droits dans les rapports multiples des individus.

En dehors de l’individu et de l’État, toute existence est factice, artificielle : les corps n’existent que par le consentement, ou mieux, par la volonté de l’État : il peut les dissoudre : à plus forte raison, peut-il leur enlever leur propriété.

On voit la différence de la thèse de Thouret et de celle de Talleyrand. Pour Talleyrand, la volonté du fondateur est encore une force persistante et qui crée un droit : et si la nation peut saisir les biens du clergé, c’est qu’elle en est réellement propriétaire en vertu de la volonté profonde des fondateurs. Ceux-ci, en s’imaginant ne donner qu’à l’Église, ont en réalité donné à la nation : et quand celle-ci entre en possession de ce qui lui était vraiment destiné, elle met fin tout simplement à un malentendu. Mais elle doit aux fondateurs d’appliquer les revenus saisis par elle aux objets prévus par eux, et c’est seulement lorsqu’elle a épuisé ces obligations qu’elle peut consacrer l’excédent à des besoins d’un autre ordre.

Au contraire pour Thouret, la volonté des fondateurs n’a pu créer les corps auxquels ils donnaient : ces corps n’ont jamais pu exister que par la volonté de l’État souverain : par conséquent, dès le premier moment, le droit provisoire créé par les fondateurs était subordonné à la volonté maîtresse, au droit supérieur de l’État : il a longtemps usé de ce droit souverain pour tolérer la propriété des corps : il en use aujourd’hui pour la dissoudre : il n’y a là aucun droit nouveau, aucune revendication nouvelle, mais la continuation sous une autre forme d’un même droit.

Et si la loi, au moment où elle dissout l’Église possédante, charge la nation de certains services rendus par les corps, ce n’est pas pour acquitter une dette envers les fondateurs et pour respecter leur volonté, c’est seulement dans une vue d’intérêt public.

Qu’on ne craigne pas, au demeurant, que l’État puisse s’autoriser de cette suppression de la propriété des corps pour toucher un jour à la propriété des individus : car si les corps sont dans l’État et par lui, s’ils n’ont qu’une existence empruntée et dérivée, les individus sont hors de l’État : ils existent sans lui, et leur droit peut être garanti par lui : mais comme il ne les crée point, il ne saurait les détruire.

Ainsi la thèse de Thouret était doublement cruelle au clergé, d’abord parce qu’elle déracinait toute propriété ecclésiastique et la niait dans toute la suite des temps, ensuite parce qu’en opposant ainsi nettement la propriété corporative à la propriété individuelle, elle enlevait au clergé le moyen de semer l’inquiétude dans la bourgeoisie possédante.

Avec la doctrine de Thouret, la bourgeoisie révolutionnaire pouvait saisir la propriété de l’Église, sans craindre de créer contre elle-même et contre toute propriété un précédent.

Mais nous qui sommes si pénétrés de l’idée de l’évolution historique, nous sommes presque effrayés de cette audace d’abstraction juridique, qui est la négation même de l’histoire.

Eh quoi ! il y a un État absolu et éternel ! et en face de l’État éternel l’individu éternel ! Quoi ! dans tous les temps, les corps n’ont existé que par la volonté de l’État ! Même cette Église, née bien des siècles avant qu’il y eût un État français et qui a, si longtemps, dominé la société française n’a jamais eu d’autre existence, comme corps, que celle que lui donnait l’État !

Et, de même qu’éternellement l’Église a été incluse dans l’État, éternel-lement l’individu sera hors de l’État qui ne pourra toucher aux propriétés individuelles !

Oui, cette façon d’immobiliser l’histoire, tout le passé et tout l’avenir, autour de deux idées abstraites, l’individu et l’État, répugne profondément à nos conceptions essentielles de la société changeante et de l’univers mouvant.

Mais qu’on y prenne garde : sous son apparence d’abstraction immobile, la théorie de Thouret est en réalité le triomphe de l’évolution historique. C’est parce que depuis des siècles l’État moderne et laïque s’était fortement constitué, c’est parce que sous l’action de la royauté, des légistes, des philosophes, de la bourgeoisie, il s’était de plus en plus délié de l’Église, que la grande idée de l’État prenait aux yeux du juriste un caractère d’éternité et de souveraineté : et c’est parce que les individus ayant grandi dans la même proportion que l’État laïque et moderne s’affranchissaient avec lui des sujétions féodales et des tyrannies ecclésiastiques, que le droit des individus s’affirmait, grandissait en face de l’État grandissant,

Qu’était la Révolution sinon le double affranchissement simultané de l’État et des individus ? C’est cette croissance séculaire et cette expansion révolutionnaire de l’État et des individus qui réduisaient les corps les plus puissants, comme l’Église, à une existence dépendante et dérivée dont l’État pouvait, à son gré, modifier les conditions dans l’intérêt des individus.

La tranquille formule juridique de Thouret condense des siècles d’histoire, et c’est là ce qui lui donne cette efficacité souveraine.

Mais un nouvel effort de l’histoire peut lui faire perdre sa vertu : et il se peut très bien que, sous l’action de forces économiques nouvelles, la propriété individuelle rentre, un jour, dans la sphère de l’État et dans le domaine de la nation, comme la propriété de l’Église, d’abord supérieure à l’État, en avait dû subir enfin la loi.

Quelle réponse opposait le haut clergé aux théories des juristes révolutionnaires ?

Il éprouvait quelque embarras à se défendre : car la suppression de la propriété des dîmes créait contre toute la propriété ecclésiastique un redoutable précédent.

De plus le décret du 5 novembre 1789, qui disait : « Il n’y a plus en France aucune distinction d’ordre », ébranlait encore les bases de la propriété ecclésiastique : car le clergé cessant d’exister comme ordre, c’est-à-dire, d’avoir une vie politique et une représentation politique distinctes, était, par là même, menacé comme corps.

En outre, l’abolition des vœux monastiques, l’interdiction des ordres et congrégations régulières, où étaient prononcés ces vœux, achevaient de disloquer les cadres de la propriété cléricale.

Il est vrai que cette interdiction ne fut votée que le 14 février 1790 ; mais elle avait été proposée le 17 décembre 1789.

C’est donc à des assauts multiples que la propriété ecclésiastique devait résister. L’Église aurait pu se défendre, à la rigueur, si elle avait pu opposer à la Révolution un magnifique ensemble d’œuvres de charité et d’éducation : mais du fond des hôpitaux infâmes, où trois ou quatre malades s’infectaient les uns les autres dans le même lit, sortait à certains jours, un immense cri de révolte, ce qu’on appelait alors la plainte d’hôpital, un sinistre hurlement de folie, de misère, de désespoir, qui soudain épouvantait la cité.

L’archevêque d’Aix essaya pourtant, avec une grande ingéniosité, de détourner le coup. Il se garda bien de dire que les biens d’Église étaient uniquement fondés sur la volonté des donateurs. Il reconnut au contraire qu’il y avait eu intervention de la puissance publique : c’est avec le consentement des rois, c’est avec la garantie de la nation qu’ils représentaient, que l’Église a régi, tout le long des siècles, le domaine qu’elle possède aujourd’hui et l’archevêque demandait à la Révolution de respecter la propriété de l’Église par respect même pour la volonté de la nation qui l’avait fondée et légitimée.

L’argument n’était que spécieux. Car, pourquoi la nation n’aurait elle pu retirer, pour les besoins d’un état social nouveau, le consentement jadis donné par elle ?

D’ailleurs l’habile archevêque semblait douter lui-même de ce qu’on peut appeler le droit social de l’Église. Il reconnaissait que la nation avait le droit d’empêcher à l’avenir toute extension de la propriété ecclésiastique comme elle avait déjà limité la formation des biens de mainmorte par le fameux édit de 1749. Il semblait ainsi uniquement préoccupé de sauver la situation acquise. Et en convenant que désormais toute création de propriété cléricale pouvait être interdite sans qu’il y eût violation du droit et péril pour la société, il était bien près de ne plus demander que comme une sorte de grâce le maintien des propriétés déjà formées.

L’abbé Maury comprit que ce système défensif et incertain était impuissant. Il comprit que toute argumentation juridique était vaine, et il recourut brusquement à ces moyens démagogiques dont l’Église avait déjà usé au temps de la Ligue. Il essaya d’ameuter les pauvres contre l’œuvre d’expropriation révolutionnaire. Il dénonça les riches, les financiers, les agioteurs, les juifs, qui s’apprêtaient, selon lui, à saisir les biens affectés jusque-là au soulagement des souffrances humaines.

C’est vraiment le premier manifeste de la démagogie antisémite ; toutes les conceptions de Drumont, tous ses arguments, toute la tactique nouvelle de l’Église sont là. L’abbé Maury est le vrai créateur du genre. Depuis ce jour, toutes les fois que l’Église sera menacée dans sa domination ou dans sa richesse, elle tentera une diversion contre la finance, « contre la juiverie », et elle essaiera de représenter tous les mouvements révolutionnaires, dans l’ordre de la pensée et de l’action, comme une secrète machination des juifs cherchant à tout dissoudre pour tout absorber. Elle essaiera aussi de faire peur à la bourgeoisie dirigeante en lui montrant que tous les coups portés à l’Église atteindront un jour le capital.

Toute cette savante rouerie cléricale est dans le discours de l’abbé Maury, aussi je tiens à en citer de très longs et décisifs fragments, car il faut que le peuple voie bien que si, en 1789 et 1790, il s’était laissé duper par la manoeuvre antisémite de l’Église, l’ancien régime clérical subsisterait encore dans entier. Écoutez donc le démagogue de l’Église ameutant le peuple contre les capitalistes, contre l’agio, contre la Bourse, afin de sauver les milliards bonnes et grasses terres possédées par des milliers de moines fainéants. On croirait entendre Mores et l’abbé Garnier.

« Que l’on ne nous propose donc pas si légèrement, Messieurs, de sacrifier la prospérité des campagnes à ce gouffre dévorant de la capitale, qui engloutit déjà la plus riche portion de notre revenu territorial. Dans cette cité superbe, vous le savez, résident les plus grands propriétaires du royaume et une multitude de capitalistes citoyens qui ont fidèlement déposé dans le Trésor de l’État le fruit d’un honnête travail et d’une sévère économie. Si tous les créanciers du royaume avaient des titres si légitimes, la nation n’aurait point à se plaindre des extorsions de la capitale, et les provinces ne reprocheraient point la ruine de l’État aux usuriers de Paris.

« Mais ne confondons point des capitalistes irréprochables avec les avides agioteurs de la Bourse. Là, se rassemble de toutes les extrémités du royaume et de toutes les contrées de l’Europe une armée de prêteurs, de spéculateurs, d’intrigants en finance, toujours en activité entre le Trésor royal et la nation pour arrêter la circulation du numéraire par l’extension illimitée des effets publics. Là, un commerce fondé sur l’usure décourage et appauvrit le vrai commerce national, l’industrie productive du royaume, et condamne l’administration à l’inertie, tantôt en l’affaissant sous le poids des besoins, tantôt en déplaçant son activité.

« Écoutez ces marchands de crédit qui trafiquent du destin de l’État, à la hausse ou à la baisse. Ils ne demandent pas si la récolte est abondante, si le pauvre peuple peut élever le salaire de ses travaux à la hauteur du prix commun du pain, si les propriétaires dispersés dans les provinces les vivifient par leurs dépenses ou leurs libéralités. Non, ce n’est point là ce qui les intéresse. Ils s’informent uniquement de l’état de la Bourse et de la valeur des effets. Voilà pour eux l’unique thermomètre de la prospérité générale. Ils ne savent pas que l’opulence de la capitale se mesure toujours sur la misère des provinces, et que ce n’est point dans des portefeuilles arides que consiste la richesse nationale, mais que c’est dans les sillons creusés de ses sueurs que le laboureur fait germer la force de l’État, Vraiment, je serais tenté d’interrompre l’audacieux orateur pour m’étonner de son cynisme. L’abbé Maury oublie ou feint d’oublier qu’en refusant sa part d’impôt depuis des siècles, le clergé a précisément acculé la monarchie à ces emprunts qui ont alimenté la spéculation et l’agio. L’abbé Maury oublie que quand il consentait « des dons gratuits » le clergé, au lieu de s’imposer, au lieu d’aliéner, s’il en était besoin, une partie de son domaine foncier, empruntait toujours, et en ajoutant sa dette à celle de l’État, développait encore les opérations de finances.

L’abbé Maury oublie que ce ne sont pas seulement les agioteurs qui concentraient dans Paris les ressources de la France, mais que les nobles non résidents, les évêques et bénéficiaires toujours absents de leur évêché ou éloignés de leur bénéfice, venaient aussi depuis deux siècles dévorer à Paris le produit du travail des provinces. L’abbé Maury oublie que pour que les laboureurs fassent germer dans le sillon la grandeur de l’État, il n’est point nécessaire que ce sillon reste la propriété du prêtre et du moine. Il oublie que les paysans tout seuls n’auraient pu s’affranchir, qu’ils ne le pouvaient à cette date que par le concours de la bourgeoisie révolutionnaire ; or, la banqueroute à laquelle l’État aurait été acculé sans la vente des biens du clergé, aurait brisé le ressort de cette bourgeoisie, elle aurait ruiné non seulement les agioteurs, mais surtout ces « honnêtes capitalistes », tous ces rentiers « laborieux et économes » dont parle lui-même l’abbé Maury, attentif déjà à distinguer le « bon » et le « mauvais » capitaliste ; encore un thème qu’exploitera savamment la démagogie antisémite préoccupée de combattre et de ruiner la bourgeoise révolutionnaire tout en rassurant l’ensemble du capital.

Mais écoutons encore, vous croirez entendre une voix d’aujourd’hui, un forcené d’antisémitisme et de nationalisme. L’abbé Maury oppose le « patriotisme » et le désintéressement de la classe foncière à l’égoïsme de la classe capitaliste.

« Messieurs, dans ce moment d’épreuve pour le véritable patriotisme, la conduite des propriétaires et des détenteurs du numéraire national vient de nous présenter un contraste bien digne d’être observé dans l’Assemblée de la nation. Les propriétaires ont fait les plus grands sacrifices aux besoins de l’État, et ils en ont annoncé de plus généreux encore. Ils ont sanctionné d’abord la dette publique sans la connaître : ils n’ont écouté que la voix de l’honneur qui ne s’informe pas du montant de ses créances pour les ratifier. Ils ont signalé et immortalisé leur patriotisme par la générosité inattendue des arrêtés du 4 du mois d’août dernier. Ils ont donné un effet rétroactif à l’abandon de leurs privilèges pécuniaires. Ils ont sacrifié sans hésiter leur vaisselle d’argent, l’argenterie des églises, le quart manifeste de leur revenu.

« Qu’ont fait pour l’État les dépositaires connus de tout le numéraire du royaume ? Ce qu’ils ont fait ? rien, Messieurs, rien. Pour consolider la fortune publique, ils avaient d’abord annoncé une souscription volontaire de deux cents financiers ; mais dès qu’ils ont vu que nous nous occupions de leur sort, ce projet patriotique présenté par M. le duc d’Aiguillon a été mis à l’écart et n’a plus reparu. Nous avons voté et ouvert un emprunt qu’il était de leur intérêt de remplir ; au lieu de seconder nos efforts, ils ont fermé leurs coffres. Deux tentatives inutiles, malgré le caractère national, nous ont obligés à renoncer à la ressource des emprunts.

« On avait vu, après la bataille de Culloden, les républiques de Suisse et de Hollande régénérer par leurs fonds la banque d’Angleterre, pour prévenir une banqueroute qui eût englouti leur fortune. Mais, ni le patriotisme ni les calculs de nos plus opulents marchands d’argent n’ont pu les amener à de si sages sacrifices, et ils ont intercepté, sans effroi, la circulation du numéraire dans tout le royaume. La conduite des agioteurs nous paraissait inexplicable, quand la motion de M. l’évêque d’Autun a tout à coup dévoilé leur dessein. La haine du clergé était leur grande spéculation ; ils attendaient cette riche proie qu’on leur préparait en silence. Déjà ils dévoraient en idée nos propriétés qu’ils se partageaient dans leurs projets de conquête ; ils attendaient que la vente des biens de l’Église fît monter au pair tous les effets publics et augmentât subitement leur fortune d’un quart, tandis que nous offrions tous le quart de nos revenus. Cette régénération du papier au profit des agioteurs et des étrangers, ce scandaleux triomphe de l’agiotage étaient le bienfait qu’ils briguaient auprès des représentants de la nation.

« Les juifs venaient à leur suite avec leurs trésors pour les échanger contre des acquisitions territoriales. Ils achèvent de démasquer la conspiration en vous demandant, Messieurs, dans ce moment même un état civil, afin de confisquer à la fois le titre de citoyen et les biens de l’Église. Nous n’étions occupés que du soin de consolider la fortune des propriétaires de papier, tandis qu’ils méditaient secrètement notre ruine. Le grand complot a enfin éclaté, et je ne fais ici que vous en rappeler la marche ténébreuse. Secondez, Messieurs, une conjuration si patriotique. Livrez les ministres du culte, vos pasteurs, vos parents, vos compatriotes à cette horde d’agioteurs et d’étrangers. »

En vérité, il y a presque autant de candeur que de rouerie dans ces reproches de l’abbé Maury aux capitalistes. Il ne leur pardonne pas de n’avoir pas souscrit un nouvel emprunt qui aurait aggravé le péril de la banqueroute ; il ne pardonne pas aux bourgeois de Genève et d’Amsterdam de n’avoir pas aventuré leurs fonds pour préserver le clergé de l’expropriation révolutionnaire.

Dire à tous les financiers, à tous les prêteurs, à tous les capitalistes, à tous les juifs de l’univers : « Prêtez et prêtez encore, au risque d’accroître par des prêts nouveaux l’impossibilité du remboursement, et sauvez ainsi le domaine foncier du clergé de France », puis injurier cette « horde d’agioteurs et d’étrangers » parce que, plus soucieuse de son propre intérêt que de celui des évêques, des bénéficiers et des moines, elle refuse tout prêt nouveau et oblige ainsi la France révolutionnaire à saisir les biens d’Église, gage des créanciers de l’État et de la Révolution elle-même, c’est de l’innocence affectée où il entre beaucoup de cynisme.

Il n’est pas douteux que, dès le début de la Révolution, la classe financière et rentière avait entrevu dans les biens de l’Église le moyen de salut, et qu’elle manœuvrait pour donner à la Révolution le courage des actes décisifs ; mais réduire cette exigence révolutionnaire de la propriété mobilière aux proportions d’une intrigue étrangère et d’un complot juif, c’est méconnaître l’énorme mouvement économique accompli en Europe depuis trois siècles et que Barnave a si fortement analysé.

Aussi bien, comme nous le verrons, la part des biens nationaux acquise par les juifs est tout à fait infime et négligeable, et cette tentative pour faire de la Révolution une conspiration juive serait plaisante par sa frivolité, si nous n’avions vu combien ces pitoyables falsifications gravement rééditées par les « sociologues » antisémites et les journaux d’Église servaient le mouvement réactionnaire dans notre pays. Oui, l’abbé Maury a été un grand inventeur.

Le voici maintenant qui essaie de faire peur à la propriété bourgeoise. « Quand je dis les propriétés, Messieurs, je prends le mot dans son acception la plus rigoureuse. En effet, la propriété est une et sacrée, pour nous comme pour vous. Nos propriétés garantissent les vôtres. Nous sommes attaqués aujourd’hui ; mais, ne vous y trompez pas, si nous sommes dépouillés, vous le serez ci votre tour ; on vous opposera votre propre immoralité et la première calamité en matière de finances atteindra et dévorera vos héritages... Si la nation a le droit de remonter à l’origine de la société, pour nous dépouiller de nos propriétés, que les lois ont reconnues et protégées pendant plus de quatorze siècles, ce nouveau principe métaphysique vous conduira directement à toutes les insurrections de la loi agraire.

« Le peuple profitera du chaos pour demander à entrer en partage de ces biens, que la possession la plus immémoriale ne garantit pas de l’invasion. Il aura sur vous tous les droits que vous exercez sur nous ; il dira aussi qu’il est la nation, qu’on ne prescrit pas contre lui. Je suis loin d’interjeter un appel au peuple, et d’exciter des prétentions injustes et séditieuses qui anéantiraient le royaume ; mais il doit être permis d’opposer à un principe injuste et incendiaire les factieuses conséquences que peut en tirer la cupidité, malgré votre patriotisme qui les désavoue. »

En fait, l’Église ne tardera pas à interjeter cet appel ; elle essaiera en plus d’un point d’ameuter les fermiers des biens d’Église sécularisés, et de leur persuader qu’ils ne doivent aucun fermage à leurs nouveaux maîtres. Mais il y a dans le discours de l’abbé Maury, dans cette menace suprême jetée à la propriété bourgeoise par la propriété cléricale menacée, un grand sophisme. Oui, l’expropriation révolutionnaire des biens d’Église permet de conclure que les biens de la bourgeoisie pourraient être aussi un jour révolutionnairement expropriés.

Oui, de même que les juristes bourgeois ont déclaré que si les biens d’Église avaient été créés en vue de certains services sociaux, c’était à défaut de la Nation, et que la Nation pouvait donc, en assumant ces services, saisir ces biens, nous pouvons dire aujourd’hui, nous, communistes, que si la pro- priété capitaliste a été constituée, c’est à défaut de la Nation et que, quand la Nation se reconnaît capable d’organiser socialement la production, elle a par cela même le droit de nationaliser le capital.

Oui, la propriété capitaliste est conditionnelle et précaire, toujours subordonnée virtuellement au droit de la Nation comme le fut la propriété d’Église, jusqu’au jour où la Nation revendique et exerce son droit.

Mais, pour que la propriété bourgeoise soit menacée en effet, il ne suffit pas que la Nation ait un droit abstrait d’expropriation ; il faut que tout un système nouveau de démocratie ouvrière soit prêt à remplacer le système capitaliste, comme à la fin du siècle dernier un système nouveau de démocratie bourgeoise était prêt à remplacer le système ecclésiastique et féodal. Or, au moment où parlait l’abbé Maury, la société bourgeoise était préparée à remplacer la société d’ancien régime : aucune force nouvelle, prolétarienne et communiste, n’était préparée à remplacer la société bourgeoise. Les menaces et les prophéties de l’abbé Maury étaient donc vaines ; il voulait projeter comme une ombre de menace sur la propriété bourgeoise l’expropriation des biens d’Église ; mais le soleil bourgeois était trop haut à l’horizon et cette ombre de menace était trop courte.

Les bourgeois révolutionnaires s’effrayèrent d’autant moins que la propriété individuelle, telle qu’ils la concevaient, leur apparaissait comme l’expression même de la liberté humaine et du droit naturel et qu’ils la croyaient naïvement définitive et éternelle.

Il est vrai, pourtant, que le renversement subit de toute la propriété d’Église ébranla un moment dans l’esprit du pays toute la propriété : les prolétaires furent plus d’une fois, aux heures de souffrance et de colère, tentés dépenser qu’après tout les riches boutiques et magasins, où s’accumulaient les vêtements et les vivres, n’étaient pas plus sacrés au sans-culotte affamé que les riches abbayes, les grasses terres monacales et la vaisselle d’argent des Églises n’avaient été sacrés à la bourgeoisie révolutionnaire.

Mais ces velléités n’étaient soutenues par aucune conception sociale précise, par aucune organisation sérieuse, et la Révolution n’aura pas de peine à refouler, par des lois terribles, ces mouvements incertains.

J’imagine, d’ailleurs, qu’il en coûtera d’autant moins à la Révolution de proclamer contre la loi agraire la peine de mort, que c’est l’Église d’abord qui avait fait entendre cette menace de loi agraire.

L’abbé Maury fournit ainsi à la bourgeoisie révolutionnaire un argument spécieux pour dénoncer toute idée de loi agraire comme une manœuvre de contre-révolution.

Le 2 novembre, Chapelier répondit, avec son éloquence toujours brutale et rude, aux orateurs du clergé, et il faut noter déjà dans ses paroles cette sorte de haine contre toute organisation corporative qui inspirera, plus tard, en juin 1791, la fameuse « loi Chapelier » contre les corporations ouvrières.

« Je m’étonne d’avoir entendu rapporter avec tant de confiance au milieu de cette assemblée ces expression : nos adversaires, nos biens. Je m’étonne d’avoir vu quelques-uns de nos collègues se réunir, faire cause commune, se défendre comme un particulier indépendant de nous qui serait traduit à notre tribunal, et je sens combien il est important de détruire toutes ces idées de corps et d’ordre qui renaissent sans cesse... Le clergé offre des dons, mais de quel droit ? mais à quel titre ?

« Il les prendra sur le patrimoine du Culte, sur le patrimoine des pauvres ...

« Redoutez ce piège : il veut sortir de sa cendre pour se reconstituer en ordre : ces dons sont plus dangereux que notre détresse.

« On nous parle des pauvres : mais ne dirait-on pas qu’ils sont une caste dans l’État comme le clergé ?

« Doit-on laisser le soin de leur subsistance aux ecclésiastiques ? Qui peut en bénéficier ? Une stérile et dangereuse charité, propre à entretenir l’oisiveté.

« La Nation, au contraire, établira dans ces maisons de prière et de repos des ateliers utiles à l’État, où l’infortuné trouvera la subsistance avec le travail... Il n’y aura plus de pauvres que ceux qui voudront l’être. »

Ainsi, la propriété ecclésiastique doit disparaître parce qu’elle est une propriété corporative ; il est faux de dire, comme le répètent si souvent aujourd’hui les économistes bourgeois, que la Révolution fut exclusivement individualiste ; elle fut à la fois individualiste et étatiste, et elle accroissait d’autant plus les fonctions de l’État qu’entre l’individu et l’État elle ne voulait laisser subsister aucun corps, aucune corporation d’aucune sorte. Cette parole de Chapelier : « Il n’y aura de pauvres que ceux qui voudront l’être, » constitue la Révolution débitrice d’une dette immense ; en même temps qu’elle investit l’État d’une puissance très étendue.

Du discours de Mirabeau, qui parla le dernier en faveur du projet, je ne retiens que deux points, c’est d’abord l’affirmation de la toute puissance de la loi :

« Après avoir prouvé, Messieurs, que la Nation a le droit d’établir ou de ne pas établir des corps ; que c’est encore à elle à décider si ces corps doivent être propriétaires ou ne pas l’être, je dis que, partout où de pareils corps existent, la Nation a le droit de les détruire, comme elle a celui de les établir, et je demande encore qu’on admette ou que l’on nie ce principe.

« Je dirai, à ceux qui voudraient le contester, qu’il n’est aucun acte législatif qu’une Nation ne puisse révoquer ; qu’elle peut changer, quand il lui plaît, ses lois, sa constitution, son organisation et son mécanisme ; la même puissance qui a créé peut détruire, et tout ce qui n’est que l’effet d’une volonté générale doit cesser dès que cette volonté vient à changer ... »

Oui, mais qui ne voit que cette théorie s’applique aussi à la propriété individuelle ? car, elle aussi a un caractère social.

Mirabeau dit à l’abbé Maury que « ce n’est point la réunion matérielle des individus qui forme une agrégation politique, qu’il faut pour cela qu’une telle agrégation soit regardée comme un individu dans la société générale ; qu’elle ait une personnalité distincte de celle de chacun de ses membres, et qu’elle participe aux effets civils ».

Soit ! mais, de même, pour qu’il y ait propriété individuelle, il ne suffit pas que les objets matériels soient appropriés pour un individu ; il faut encore que la société reconnaisse et consacre cette appropriation, il faut qu’elle en détermine les effets civils ; il faut qu’elle règle les modes d’acquisition, d’aliénation, de transmission. Bref, au sens où Mirabeau entend le mot loi, c’est la loi qui crée la propriété individuelle comme elle crée la propriété corporative et elle a le droit d’abolir l’une comme elle a le droit d’abolir l’autre.

Qu’elle n’ait pas intérêt à exercer ce droit et que la propriété individuelle soit plus en harmonie avec le droit de l’individu, c’est possible, au moins pour un temps ; mais il reste vrai que, pour légitimer l’expropriation révolutionnaire des biens d’Église, la Révolution est obligée de proclamer la souveraineté de la loi et ainsi, vraiment, le titre d’expropriation future est inscrit dans le grand acte qui fonde la Révolution bourgeoise en sécularisant la propriété cléricale.

Mirabeau va si loin que, par une application merveilleusement hardie du Contrat social, il présente l’acte par lequel la France régénère la Constitution comme un nouveau commencement de l’histoire :

« Je dirai ensuite que l’assemblée actuelle n’étant pas législative, mais Constituante, elle a, par cela seul, tous les droits que pouvaient exercer les premiers individus qui formèrent la Nation.

« Or, supposons pour un moment qu’il fut question d’établir parmi nous le premier principe de l’ordre social, qui pourrait nous contester le droit de créer des corps ou de les empêcher, d’accorder à des corps des propriétés particulières ou de les déclarer incapables d’en acquérir ?

« Nous avons donc aujourd’hui le même droit, à moins de supposer que notre pouvoir constituant soit limité et, certes, nous avons déjà fait assez de changements dans l’ancien ordre de choses, pour que la proposition, que j’ai l’honneur de vous soumettre, ne puisse pas être regardée comme au-dessous de votre puissance. »

Ainsi, tantôt, pour légitimer la saisie des biens d’Église, la Révolution essaie d’établir, avec Talleyrand, une sorte de continuité juridique absolue entre le passé et le présent, entre l’Église et la Nation « véritable assemblée de fidèles » ; tantôt, au contraire, elle fait table rase de tout le passé et considère, avec Mirabeau, que la Constituante ouvre un monde nouveau, une société nouvelle, et qu’elle dispose ainsi de la souveraine puissance dont disposaient les premiers hommes se formant en société.

Mais ici encore, qu’on pousse jusqu’au bout l’hypothèse de Mirabeau et qu’on demande si cette humanité, toute neuve, n’aurait pas le droit de refuser sa consécration légale à la propriété individuelle, Mirabeau ne l’eût point contesté, et si un jour le prolétariat prétend renouveler la Constitution sociale, il pourra répondre à ceux qui lui opposeront le passé et les titres des possédants bourgeois qu’il est constituant, qu’il reprend ainsi la souveraineté primitive et que, du nouveau pacte social, par lequel un ordre nouveau va être institué, il exclut la propriété individuelle et bourgeoise. Il ne fera qu’invoquer ainsi contre la bourgeoisie le titre de souveraineté que la bourgeoisie elle-même invoquait il y a cent vingt ans contre la propriété d’Église.

La rapidité des évolutions économiques et des transformations sociales fait ainsi à la bourgeoisie une condition étrange. Une nouvelle classe expropriatrice s’est formée avant qu’ait cessé de retentir dans la mémoire et presque dans l’oreille des hommes la parole d’expropriation prononcée par la bourgeoisie elle-même : et l’ironique écho, qui lui retourne sa propre voix la remplit d’épouvante.

Mirabeau, malgré ce puissant effort de dialectique, malgré l’urgence des besoins financiers, qui était la raison décisive, craignit sans doute à la dernière heure l’échec du projet : car il essaya de l’atténuer et même d’en voiler le sens.

Il sentait bien que ce qui pouvait heurter les esprits timides c’était le transfert des biens d’Église à la classe des rentiers.

Et ne pouvant nier que ce fut là, au fond, le sens de l’opération, il en disait :

« Il ne s’agit pas, précisément, de prendre les biens du clergé pour payer la dette de l’État, ainsi qu’on n’a cessé de le faire entendre. On peut déclarer le principe de la propriété de la Nation, sans que le clergé cesse d’être l’administrateur de ses biens : ce ne sont point des trésors qu’il faut à l’État, c’est un gage et une hypothèque, celle du crédit et de la confiance. »

Il y avait là ou une défaillance d’un instant ou une ruse, car, comment aurait-il suffi d’avoir un gage, puisqu’il ne s’agissait pas seulement d’inspirer confiance pour des emprunts nouveaux, mais de rembourser une dette déjà écrasante ?

Et, en tout cas, comment ce gage eût-il pu paraître solide aux prêteurs si n eut été vraiment aux mains de la Nation ? Cette concession ou cette habileté de Mirabeau attestent seulement le trouble qui saisissait les plus hardis devant l’immensité de l’opération révolutionnaire qui allait s’accomplir. L’Assemblée passa au vote et, peut-être, s’il n’y avait pas eu près de 200 nobles émigrés, le résultat eût-il été incertain.

Par 568 voix contre 346 et 40 voix nulles elle vota, en cette grande journée du 2 novembre, la plus décisive à coup sûr de la Révolution, la motion de Mirabeau :

« L’Assemblée décrète :

« 1° Que tous les biens ecclésiastiques sont à la disposition de la Nation, a la charge de pourvoir d’une manière convenable aux frais du culte, à l’entretien de ses ministres et au soulagement des pauvres, sous la surveillance et d’après les instructions des provinces.

« 2° Que dans les dispositions à faire pour subvenir à l’entretien des ministres de la religion, il ne pourra être assuré à la dotation d’aucune cure moins de 1200 livres par année, non compris le logement et les jardins en dépendant. »

Mais à quoi eût servi à la Révolution cette expropriation hardie, si elle n’eût pu réaliser pour ainsi dire immédiatement la valeur des biens d’Église ? Le déficit s’agrandissait tous les jours ; même les premières mesures révolutionnaires, le rachat des dîmes inféodées, l’abolition avec rachat des offices de judicatures accroissaient la dette exigible ; les besoins étaient immédiats : il fallait que les ressources fussent immédiates.

Or, d’une part, la vente des biens d’Église ne pouvait être que lente ; en la précipitant et jetant tout à la fois sur le marché cette énorme quantité de domaines, de bâtiments, de corps de ferme, on aurait, pour ainsi dire, noyé la demande sous l’offre, et avili le prix de cette marchandise ainsi prodiguée. Et d’autre part, avec quelle monnaie les acheteurs auraient-ils pu payer ? C’est à plusieurs milliards que s’élevait la valeur des biens d’Église, et tout le numéraire de la France, ne dépassait guère à cette époque, selon les calculs d’hommes comme Lavoisier, deux milliards.

La vente rapide des biens d’Église aurait donc absorbé une grande partie du numéraire déjà trop rare ; et bien que l’État l’eût presque aussitôt fait refluer vers ses créanciers de tout ordre, il y aurait eu cependant au moins pour une certaine période, concentration du numéraire sur une opération unique et colossale : une crise économique inouïe ; un arrêt presque complet de la circulation des produits aurait pu suivre cette brusque absorption du numéraire insuffisant ; de plus cette raréfaction extraordinaire de l’or et de l’argent en aurait tellement accru la valeur que le prix des terres aurait baissé en conséquence et qu’ainsi l’opération de vente aurait été désastreuse.

Il fallait donc absolument créer un numéraire nouveau, ou pour parler plus exactement, un équivalent du numéraire. Il fallait une monnaie révolutionnaire pour une opération révolutionnaire. Comment procéda la Constituante ?

Elle ne se trouva pas d’emblée en face de tout le problème : au lendemain du vote de la mémorable motion sur les biens d’Église, quand l’Assemblée, en décembre 1789, dut tout à la fois pourvoir aux besoins urgents du

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