"Les mouvements qu’on appelle radicaux ou islamistes ont fondé leur doctrine sur l’idée que l’islam veut dire soumission"

vendredi 24 avril 2015.
 

« Le mot islam peut signifier aussi bien la paix que le salut »

Le psychanalyste et essayiste Fethi Benslama analyse les phénomènes complexes qui, dans un contexte donné, peuvent conduire à la radicalisation et aux comportements violents. Ses travaux mettent également au jour les courants contradictoires qui s’affrontent à l’intérieur de l’islam, tiraillé entre partisans et pourfendeurs des Lumières. Il interroge de même la place du sujet dans cette culture.

La question de l’islam revient avec force dans le débat public. Le contexte particulier de ce retour a-t-il des incidences sur le plan théorique  ?

FETHI BENSLAMA Le retour de la question de l’islam n’est pas une nouveauté. Lorsqu’il y a des catastrophes comme celle que nous avons vécue, qui est un massacre inédit commis contre des journalistes qui ont réalisé des caricatures, on trouve toujours des gens pour recevoir les choses à la lettre. Cela soulève le problème des formes radicales de l’islamisme qui ne sont pas étrangères à l’islam en ce qu’elles viennent de là. Tout cela se fait au nom d’une lecture unilatéraliste de textes qui sont anciens et dont certains n’ont aujourd’hui plus d’actualité. Ce qui est demandé, c’est à la fois de déclarer ces textes obsolètes, affirmer qu’ils n’ont plus lieu d’être, et d’introduire de nouvelles méthodes d’interprétation des textes de l’islam. Ce travail a été valable pour toutes les religions dans l’espace moderne européen  : le judaïsme, le christianisme se sont tous acheminés dans cette direction. Extrémistes comme radicaux ont été marginalisés, c’est le fait d’une très petite minorité. C’est ce travail-là qui est demandé au sein de l’islam  : de rouvrir la pluralité des approches de l’islam, de cesser de prétendre qu’il y a un islam un, uni, c’est un fantasme. Au même titre que perdure le fantasme d’une l’Europe unifiée  ! Il y a une pluralité de l’islam et une pluralité de musulmans. Des gens croient savoir ce qu’est l’islam, sur le mode  : ceci est l’islam. Non  ! Il faut qu’il y ait des gens pour se lever et pour dire  : nous ne savons pas, je propose une interprétation, il y en a d’autres. C’est un travail de relativisation et d’historicisation des textes coraniques. Le Coran n’est pas un texte tombé du ciel. Il est venu dans des conditions historiques très précises. Certains aspects qui sont liés à des formes de déni d’égalité – l’égalité hommes-femmes ne figure pas dans le texte coranique, c’est même le contraire – nécessitent que des autorités intelligentes, et il y en a, puissent dire  : il y a des choses qui concernent l’organisation passée de la cité islamique qui ne sont plus valables. Les autorités religieuses doivent rappeler que nous sommes dans une société démocratique et ouverte. L’islam n’a absolument pas le monopole de l’archaïsme mais il lui faut lutter contre les tentatives régressives. On peut s’opposer par la force lorsqu’il s’agit de gens qui essaient d’utiliser la force, mais on peut aussi s’opposer par la parole et l’intelligence. Dans ce mouvement les lectures hétérodoxes doivent avoir droit de cité.

Comment analysez-vous les conduites violentes qui naissent à la marge  ?

FETHI BENSLAMA L’explication est multiple. La première est sociale et réside dans le fait que dans ce monde qui a connu une explosion démographique extraordinaire, des masses de gens sont dans des situations d’extrême pauvreté et voient paradoxalement des richesses exposées devant eux, notamment par les moyens des médias. Face à la présence de ces richesses et l’impossibilité pour ces masses d’y accéder comme de se faire entendre, ce mouvement qu’on appelle islamisme s’est présenté comme celui qui pourrait être leur porte-parole. Des gens ont investi ce qui semblait pouvoir leur apporter une source d’espoir. C’est du côté de la religion sans doute qu’ils ont pu la trouver. La religion a toujours constitué, face à l’exploitation et l’oppression, le soupir de la créature opprimée, nous disait Marx. Les régimes autoritaires ont liquidé toute forme d’opposition et ont pu ainsi, par l’effet de la répression, le mieux résister. La deuxième explication est géopolitique. Les monarchies pétrolières ont voulu protéger leur existence en finançant des mouvements radicaux, notamment le wahhabisme et les Frères musulmans. L’Arabie saoudite aurait ainsi dépensé 70 milliards depuis une quinzaine d’années pour financer ces mouvements. Ces pays sont les alliés des grandes puissances européennes et américaines, lesquelles ont laissé faire. Tous les grands stratèges nous disent que ce qu’on appelle « État islamique » a été une création de l’Arabie saoudite sous le regard et avec l’approbation des Américains. Même si ensuite ça leur a échappé. Il y a, troisièmement, une explication civilisationnelle qui réside dans le fait que la modernité a ébranlé toutes les religions. Elle les a amenés à se décomposer, les religions ont perdu leur autorité et l’islamisme est un effet de décomposition de l’institution religieuse de l’islam. N’importe qui peut faire des fatwas, déclarer la guerre sainte (djihad), ce qui n’était pas possible avant. L’institution religieuse, avec les mosquées-universités, tout cela s’est effondré ou s’est rallié aux formes dégradées de l’institution religieuse traditionnelle. La modernité est un type de civilisation qui émerge à un certain moment, portée par un projet, celui des Lumières. Il y a une décomposition de la religion et non un retour du religieux.

Le facteur psychologique a-t-il joué un rôle dans la fabrication de ces processus  ?

FETHI BENSLAMA Un facteur psychologique est en effet à l’œuvre dans le fait que des jeunes puissent devenir des radicaux. Ces jeunes n’ont plus l’idéalité de la religion, mais ils n’ont pas non plus les moyens de l’idéalité moderne. Il y a un état de déidéalisation absolument catastrophique chez la jeunesse. À un certain niveau, elle créait des détresses très grandes et entraîne certains à chercher d’autres formes d’idéalisation. Les jeunes qui s’enrôlent dans des groupuscules extrémistes en font partie. S’ils se sentent menacés à titre personnel, il faut aussi y lire un phénomène général  : n’oublions pas de regarder le nombre de jeunes qui se suicident ou se brûlent par le feu. C’est quand même cela qui a été l’acte déclencheur des révolutions dans le monde arabe. Ce sont des mouvements de désespoir et parfois la sortie de cet état peut se faire par la radicalisation. Nous retrouvons ces formes de désespoir dans les banlieues des pays riches européens, et pas seulement chez des Européens musulmans. Parmi ceux qui ont recours à l’islamisme, beaucoup sont des jeunes convertis.

Votre déclaration d’insoumission vise-t-elle à sortir l’islam des ténèbres de l’ignorance, qui laisse proliférer les confiscations autoritaires du dogme  ?

FETHI BENSLAMA Les mouvements qu’on appelle radicaux ou islamistes ont fondé leur doctrine sur l’idée que l’islam veut dire soumission. Ce mot est pourtant polysémique, il veut dire beaucoup de choses et peut signifier aussi bien la paix que le salut. Ce qui a été choisi n’est donc qu’une des significations possibles, dont ils ont fait l’exigence de se soumettre à un ordre littéral supposé. Notons que partout il y a chez les hommes des formes de soumission, notamment à la loi. La vie du névrosé normal est conditionnée elle-même par un certain ordre. Le mode de soumission qui est demandé au nom de Dieu est ici un mode de soumission total, littéraliste. C’est contre cela que j’ai proposé l’idée d’une insoumission, non pas pour tout rejeter, mais pour substituer à la religion de la soumission une religion réflexive qui interroge sa propre foi et ses croyances. Il y a aussi dans cette déclaration d’insoumission une dimension politique. Ce texte a été écrit en 2004 et visait à prôner l’insoumission vis-à-vis des régimes politiques de l’époque. Ce mouvement insurrectionnel a été relancé en 2010. Il y avait quelque chose dans l’air, la réclamation de nouveaux droits et de libertés. Partout ces aspirations ont été détruites par les islamistes et leurs amis des pays du Golfe, pour l’essentiel le Qatar et l’Arabie saoudite.

Cette inculture est manifeste s’agissant de la représentation du Prophète qui n’admet aucune fixité. Plusieurs spécialistes ont retrouvé des reflets de Mahomet aussi bien dans l’iconographie persane que dans des livres récents d’éducation religieuse

FETHI BENSLAMA Pour moi, l’attaque contre Charlie Hebdo est un prétexte. L’histoire des caricatures existe depuis une dizaine d’années. Comment se fait-il que ce soit maintenant que s’opère la vengeance  ? On peut très bien considérer que le drame qui s’est passé à Charlie Hebdo est une réponse à certaines interventions de la France dans d’autres lieux. Car la France est bien en situation de guerre. Il ne faut pas jouer à l’idiot qui regarde le doigt lorsqu’on lui montre la lune. Cela ne vaut évidemment pas justification mais explication à l’heure où tout le monde se focalise sur le blasphème. Quant à la représentation du Prophète, je m’étonne qu’on fasse passer un dessin pour Mahomet en personne. Quand j’entends «  c’est Mahomet sur la couverture  », on croirait que Mahomet est sorti du dessin. C’est incroyable  ! Le massacre nous fait perdre notre capacité à réfléchir.

Vous publiez la Guerre des subjectivités en islam (Éditions Lignes). À quelles formes de clivages et de tiraillements le sujet en islam est-il selon vous confronté  ?

FETHI BENSLAMA On parle souvent de l’islam comme d’un bloc homogène. Cette entreprise veut effacer les individualités et l’inconscient. Or ce sont des sociétés extrêmement hétérogènes, notamment dans la manière dont s’y expriment les sujets humain et éthique. Si on ne prend pas en compte la subjectivité et les particularités de l’islam, si on se borne à l’étude des conflits généraux, il y a beaucoup de choses qu’on ne comprend pas. Qu’entendons-nous par musulman  ? Une guerre s’organise autour de cette définition même. Certains se pensent musulmans eu égard à la culture, sans se sentir sujet de la théologie, d’autres peuvent être tolérants vis-à-vis de cette idée, d’autres encore refusent totalement le fait que des musulmans ne fassent pas de la loi religieuse une référence. À l’intérieur des croyances elles-mêmes s’expriment de profonds désaccords. C’est une vieille histoire. La proclamation «  je suis musulman  » n’a plus rien d’évident, elle est le terrain d’un affrontement. Les partisans des Lumières sont des réformateurs qui prônent la fin du despotisme, le fondement constitutionnel des pouvoirs, la séparation de la religion, de la politique et de l’éducation et la promulgation de lois civiles, autrement dit la sortie de la juridiction de la charia. Les anti-Lumières apparaissent en prenant appui sur les contre-Lumières tel Hassan Al Banna, fondateur des Frères musulmans, qui part des thèses de Rachid Rida pour développer une prédication de plus en plus radicale. Ils ont construit progressivement le projet d’une contre-réforme dans laquelle il n’y a pas à distinguer entre les aspects positifs et négatifs de la civilisation occidentale. Ils procèdent par clivages systématiques  : il y a d’un côté la demeure de l’islam où doit régner l’« État islamique » par la charia, et tout le reste n’est que domaine de la guerre, dont le monde dans lequel les Européens ont fait régner l’homme à la place de Dieu. Il faut souligner que les anti-Lumières sont coupés de l’héritage rationaliste de la philosophie arable et refusent l’exégèse théologique. Il y a à l’intérieur de l’islam un dédoublement de la question du sujet, qu’on peut dire clivé. Une même personne peut être assujettie au littéralisme légalitaire de la charia, tout en disposant, à travers le soufisme, d’une forme de liberté qui recherche le perfectionnement spirituel. Toute une filière de la subjectivité en islam est liée à l’hypothèse occidentale du «  subjectum  ». Ce différend sur les sources de l’assujettissement nous ramène à la question  : à quoi le sujet est-il soumis  ? D’un côté il l’est aux dieux de la révélation, de l’autre il l’est à la raison d’Aristote et de la tradition grecque. Cela va subsister longtemps, jusqu’au déclin de l’averroïsme. L’Averroès politique a triomphé dans le monde occidental et n’aura pas de suites dans le monde musulman. Ces sources sont réveillées aujourd’hui d’une manière flagrante. S’il faut intégrer le jeu des puissances, les influences géopolitiques et les intérêts économiques… nous les retrouvons dans la réalité subjective de ce monde.

Entretien réalisé par Nicolas Dutent, L’Humanité


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